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12 janvier 2025

Cana : servir la joie d’un autre

Classé sous Communauté spirituelle — lhomeliedudimanche @ 12 h 30 min

Cana : servir la joie d’un autre

 

Homélie pour la 2° Dimanche du Temps ordinaire / Année C
19/01/25


Cf. également :

La pureté ne sert à rien
Notre angoisse de Cana
Intercéder comme Marie
La hiérarchie des charismes
Jésus que leur joie demeure
Le mariage et l’enfant : recevoir de se recevoir

 

1. Un traiteur pas comme les autres

Cana : servir la joie d’un autre dans Communauté spirituelle carte-resto1985 : Franck Chaigneau, père jésuite et cadre informatique dans une grande entreprise, distribue des repas aux sans domicile fixe d’Antony (92160), dans la grande banlieue parisienne. Pour les aider à trouver un travail simple et valorisant, il crée une association de bénévoles : La Table de Cana, dont la mission est de former des personnes éloignées de l’emploi aux métiers de la restauration. La Table de Cana est aujourd’hui implantée dans une dizaine de villes, et forme le premier réseau de traiteurs-restaurateurs d’insertion en France, avec 370 salariés dont 270 en contrat d’insertion, une centaine de bénévoles et un chiffre d’affaires de 11 M€ en année normale (hors Covid-19). Les personnes en situation de précarité y sont formées à une dizaine de métiers : commis de cuisine, serveur, plongeur, chauffeur-livreur, préparateur de commandes, assistant commercial, aide en pâtisserie ou en chocolaterie…  À l’issue de deux années de formation, le taux de réussite est de 65 %, et les salariés en insertion sont employables quasi-immédiatement. 

 

Jean n’a sûrement pas imaginé une telle fécondité sociale pour son récit des noces de Cana (Jn 2,1-11) ! Pourtant, la filiation est belle : réinsérer par le travail des gens en déshérence, sans logement ni profession, c’est bien faire en sorte que le vin ne manque pas pour les invités sans le sou. Mieux encore, c’est en se mettant au service de la joie des autres – qu’est-ce qu’un traiteur sinon cela ? – que ces exclus de la société vont peu à peu trouver leur place au festin commun…

 

Voilà qui nous invite à nous focaliser sur les serviteurs du mariage de Cana. On peut tour à tour s’identifier aux différents personnages du récit : Jésus intervenant pour que la joie coule à flots ; Marie  attentive aux failles du banquet ; les disciples invités de raccroc et témoins ébahis ; et finalement nos discrets serviteurs qui font confiance à Marie et exécutent l’étrange manipulation prescrite par Jésus.

Ces serviteurs, comme à La Table de Cana, sont le dernier maillon, indispensable, pour que la joie des mariés ne s’évanouisse pas à la fin du repas. 

Grâce à eux, la fête sera complète, jusqu’au bout de la nuit. 

Grâce à eux, Jésus se manifeste (Jean emploie le verbe φανέρωσεν = se manifester, qui a donné épiphanie) à ses disciples, « et ils crurent en lui »

Grâce à eux, la médiation de Marie est couronnée de succès.

Ils sont les serviteurs de la joie d’un autre.

 

2. Le miracle des mains vides

Ces domestiques ont bien vu que c’est de l’eau qu’ils ont versée dans les jarres (600 litres environ !). Et lorsqu’ils puisent dans les jarres pour servir à table les invités de la noce, ils voient bien que c’est du vin, et qu’ils n’y sont absolument pour rien ! Comme l’écrit Saint Ambroise de Milan : « Tu donnes la saveur du vin aux amphores remplies d’eau : le serviteur puisait, conscient qu’il ne les avait pas remplies ».

Les-Mains-vides Cana dans Communauté spirituelleIls sont conscients qu’ils ne savent pas d’où vient la joie qu’ils communiquent aux convives. La seule chose qu’ils sachent, c’est qu’elle ne vient pas d’eux.

Lacan disait avec un humour un peu grinçant que « l’amour consiste à donner ce qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas ». Il avait à moitié raison : l’amour consiste bien à donner ce que nous n’avons pas, mais recevons de Dieu pour le donner à d’autres. C’est ce que la tradition chrétienne appelle « le miracle des mains vides » : pour donner à l’autre un cadeau vraiment divin, il faut que j’accepte d’avoir les mains vides. Sinon, je lui donnerai de ce qui m’appartient, je donnerai de ma richesse, mais je ne donnerai pas de Dieu.

Donner de mes biens, de mon temps, de mon intelligence ne suffit pas, et reste encore une aide trop humaine. Alors que donner ce que je n’ai pas, qui vient de Dieu et va à l’autre en me traversant, donner ainsi est plus grand que de faire l’aumône !

 

C’est la vocation du peuple de l’Alliance que les serviteurs de Cana accomplissent au plus haut point. Rappelez-vous les paroles du peuple s’engageant à respecter l’Alliance du Sinaï et à la mettre en pratique : « Tout ce que YHWH a dit, nous le ferons » (Ex 24,3). Ce sont les mêmes termes qu’emploie Marie pour demander aux domestiques de servir l’Alliance nouvelle : « Tout ce qu’il vous dira, faites-le ». De même qu’Israël a pour vocation de servir la joie des nations en témoignant du Dieu unique au milieu d’elles, de même l’Église, personnifiée dans les serviteurs de Cana, a pour mission de servir la joie de l’humanité inventée au banquet des noces de l’Agneau.

 

Sainte Thérèse de Lisieux écrivait ainsi dans son acte d’offrande :

« Au soir de cette vie, je paraîtrai devant vous les mains vides, car je ne vous demande pas, Seigneur, de compter mes œuvres. Toutes nos justices ont des taches à vos yeux. Je veux donc me revêtir de votre propre Justice, et recevoir de votre Amour la possession éternelle de Vous-même » (9 Juin 1895, fête de la Trinité).

Comme la plupart des mystiques, avec son souhait d’arriver devant le Père avec des mains vides, Thérèse se situe hors du modèle économique de l’échange, loin du point de vue du ‘mérite’. Elle est imprégnée d’un amour gratuit, qu’on appelait au XVII° siècle le « pur amour », comme est gratuit l’amour de Dieu lui-même. Elle ne cherche pas à accumuler ses mérites, mais les oublie en Dieu. Ses mains restent vides car elle reçoit tout de Dieu, pour le donner aux autres.

 

Le franciscain Éloi Leclerc a merveilleusement décrit l’esprit de pauvreté intérieure qui animait François d’Assise dans ce domaine. Au moment où il est contesté, puis évincé par l’Ordre qu’il a pourtant fondé, il découvre que le but de sa vie n’était pas de fonder quelque chose ou de ne pas fonder, mais de se fonder lui-même sur l’amour gratuit de Dieu :

- Dieu, fit observer frère Léon, réclame notre effort et notre fidélité.

- Oui, sans doute, répondit François. Mais la sainteté n’est pas l’accomplissement de soi, ni une plénitude que l’on se donne. Elle est d’abord un vide que l’on se découvre et que l’on accepte, et que Dieu vient remplir dans la mesure où l’on s’ouvre à sa plénitude. Notre néant, vois-tu, s’il est accepté, peut devenir l’espace libre où Dieu peut encore créer.

(Éloi Leclerc, Sagesse d’un pauvre, Éditions franciscaines, 1984, p.114)

Celui qui ne laisse pas couler le flux de la grâce passant à travers lui vers les autres, celui qui comptabilise ses mérites au lieu d’oublier le bien qu’il a fait, celui-là sera bientôt seul, éloigné de Dieu, méprisant les autres.

 

Journal-d-un-cure-de-campagne joieBernanos a formidablement mis en scène ce miracle des mains vides dans le passage du « Journal d’un curé de campagne » où l’on voit le jeune abbé Donissan, en proie au doute et en pleine dépression spirituelle, apporter cependant le réconfort et la paix à la comtesse obsédée par la mort de sa fille :

Le prêtre est allé au château pour parler à la comtesse de sa fille, Chantal, dont la révolte est pour lui source d’angoisse. Par-delà l’apparence policée d’une grande dame chrétienne et résignée, le petit prêtre perce le secret d’une âme fermée à Dieu, révoltée depuis la mort de son premier enfant. Après un échange terrible sur le désespoir et l’enfer, la comtesse se rend, et jette, dans un geste fou, le médaillon et la mèche de son enfant qu’elle gardait, dans le feu où le prêtre essaie de les reprendre : « Prenez-vous Dieu pour un bourreau ? » lui dit-il. Et il ajoute : « Il veut que nous ayons pitié de nous-mêmes ».

Rentré chez lui, il trouve une lettre de la comtesse qui lui écrit :

« Le souvenir désespéré d’un petit enfant me tenait éloignée de tout, dans une solitude effrayante, et il me semble qu’un autre enfant m’a tiré de cette solitude. J’espère ne pas vous froisser en vous traitant ainsi d’enfant ? Vous l’êtes. Que le Bon Dieu vous garde tel, à jamais (…). Tout est bien. Je ne croyais pas la résignation possible. Et ce n’est pas la résignation qui est venue en effet. Elle n’est pas dans ma nature (…) Je ne suis pas résignée, je suis heureuse. Je ne désire rien ».

Puis, sur son journal intime, le prêtre note : « 6h30, Mme la Comtesse est morte cette nuit ».

L’abbé Donissan a donné à cette femme la paix que lui-même cherchait en vain. 

L’amour consiste à donner ce que l’on n’a pas…

Seul celui qui arrive les mains vides peut expérimenter l’absolue gratuité de l’amour divin.

 

3. Génitif objectif / génitif subjectif

Servir la joie d’un autre : telle est notre vocation, c’est-à-dire, comme pour La Table de Cana, apporter à d’autres de quoi festoyer et se réjouir.

La joie d'un autreServir la joie d’un autre : en français, ce génitif peut désigner aussi bien l’autre qui est le sujet de cette joie (génitif subjectif) que l’autre qui en est le destinataire (génitif objectif). Ainsi la crainte des ennemis peut signifier la crainte qu’ont les ennemis (génitif subjectif), ou la crainte qu’ils inspirent (génitif objectif).

Génitif subjectif : ce n’est pas notre joie que nous communiquons, c’est celle du Christ. C’est lui qui en est le sujet. Elle nous est donnée d’ailleurs. Elle vient du Royaume, d’un au-delà qui transcende nos productions et nos joies habituelles.

Génitif objectif : ce n’est pas une joie pour nous, mais pour d’autres. Elle leur appartient. Elle est pour ceux que nous aimons, que nous voulons chérir, et également pour ce que nous n’aimons pas assez, ou  qui nous font du mal.

Paradoxalement, c’est la dans la dépossession de ce que nous transmettons que nous trouvons notre propre joie. À la double condition qu’elle vienne d’un autre – le Christ – comme celle que transmet le curé de campagne de Bernanos, et qu’elle soit destinée à un autre, ce qui exclut toute appropriation, toute possession du serviteur de ce qu’il transmet.

L’amour consiste alors à recevoir d’un autre (Dieu) ce qui va réjouir les autres lorsque je leur communiquerai, sans que cela m’appartienne, sans que j’y sois pour quelque chose.

 

Insistons sur la docte ignorance qui est celle des serviteurs de Cana dans cette alchimie joyeuse : ils ne savent pas comment l’eau est changée en vin ; ils savent juste qu’ils n’en sont pas la cause ni l’origine, seulement le vecteur. Accepter de ne pas savoir comment s’opère le miracle des mains vides est la condition  pour y participer pleinement ! Ceux qui veulent maîtriser la transformation eau-vin termineront comme Midas empoisonné par son pouvoir égoïste.

 

Catalyseurs…

Les premiers repas servis à Antony par des extras peu reluisants ont prospéré d’eux-mêmes. Les serviteurs de Cana jouent le rôle d’un catalyseur en chimie : pour que deux substances entrent en interaction et qu’il se produise une réaction chimique, il faut souvent qu’un corps différent – un catalyseur – se mêle à eux pour amorcer la réaction et ensuite se retirer pour la laisser se poursuivre. Le catalyseur rend possible l’interaction sans en être le sujet ni l’objet.


Devenir un catalyseur de la joie de nos proches est une belle vocation, digne de Cana !

Comment pourrais-je la mettre en œuvre cette semaine… ? 

 

Lectures de la messe

Première lecture
« Comme la jeune mariée fait la joie de son mari » (Is 62, 1-5)

Lecture du livre du prophète Isaïe
Pour la cause de Sion, je ne me tairai pas, et pour Jérusalem, je n’aurai de cesse que sa justice ne paraisse dans la clarté, et son salut comme une torche qui brûle. Et les nations verront ta justice ; tous les rois verront ta gloire. On te nommera d’un nom nouveau que la bouche du Seigneur dictera. Tu seras une couronne brillante dans la main du Seigneur, un diadème royal entre les doigts de ton Dieu. On ne te dira plus : « Délaissée ! » À ton pays, nul ne dira : « Désolation ! » Toi, tu seras appelée « Ma Préférence », cette terre se nommera « L’Épousée ». Car le Seigneur t’a préférée, et cette terre deviendra « L’Épousée ». Comme un jeune homme épouse une vierge, ton Bâtisseur t’épousera. Comme la jeune mariée fait la joie de son mari, tu seras la joie de ton Dieu.

Psaume
(Ps 95 (96), 1-2a, 2b-3, 7-8a, 9a.10ac)
R/ Racontez à tous les peuples les merveilles du Seigneur !
 (Ps 95, 3)

Chantez au Seigneur un chant nouveau,
chantez au Seigneur, terre entière,
chantez au Seigneur et bénissez son nom !

De jour en jour, proclamez son salut,
racontez à tous les peuples sa gloire,
à toutes les nations ses merveilles !

Rendez au Seigneur, familles des peuples,
rendez au Seigneur, la gloire et la puissance,
rendez au Seigneur la gloire de son nom.

Adorez le Seigneur, éblouissant de sainteté.
Allez dire aux nations : Le Seigneur est roi !
Il gouverne les peuples avec droiture.

Deuxième lecture
« L’unique et même Esprit distribue ses dons, comme il le veut, à chacun en particulier » (1 Co 12, 4-11)

Lecture de la première lettre de saint Paul Apôtre aux Corinthiens
Frères, les dons de la grâce sont variés, mais c’est le même Esprit. Les services sont variés, mais c’est le même Seigneur. Les activités sont variées, mais c’est le même Dieu qui agit en tout et en tous. À chacun est donnée la manifestation de l’Esprit en vue du bien. À celui-ci est donnée, par l’Esprit, une parole de sagesse ; à un autre, une parole de connaissance, selon le même Esprit ; un autre reçoit, dans le même Esprit, un don de foi ; un autre encore, dans l’unique Esprit, des dons de guérison ; à un autre est donné d’opérer des miracles, à un autre de prophétiser, à un autre de discerner les inspirations ; à l’un, de parler diverses langues mystérieuses ; à l’autre, de les interpréter. Mais celui qui agit en tout cela, c’est l’unique et même Esprit : il distribue ses dons, comme il le veut, à chacun en particulier.

Évangile
« Tel fut le commencement des signes que Jésus accomplit. C’était à Cana de Galilée » (Jn 2, 1-11)
Alléluia. Alléluia.
Dieu nous a appelés par l’Évangile à entrer en possession de la gloire de notre Seigneur Jésus Christ. Alléluia. (cf. 2 Th 2, 14)

Évangile de Jésus Christ selon saint Jean
En ce temps-là, il y eut un mariage à Cana de Galilée. La mère de Jésus était là. Jésus aussi avait été invité au mariage avec ses disciples. Or, on manqua de vin. La mère de Jésus lui dit : « Ils n’ont pas de vin. » Jésus lui répond : « Femme, que me veux-tu ? Mon heure n’est pas encore venue. » Sa mère dit à ceux qui servaient : « Tout ce qu’il vous dira, faites-le. » Or, il y avait là six jarres de pierre pour les purifications rituelles des Juifs ; chacune contenait deux à trois mesures, (c’est-à-dire environ cent litres). Jésus dit à ceux qui servaient : « Remplissez d’eau les jarres. » Et ils les remplirent jusqu’au bord. Il leur dit : « Maintenant, puisez, et portez-en au maître du repas. » Ils lui en portèrent. Et celui-ci goûta l’eau changée en vin. Il ne savait pas d’où venait ce vin, mais ceux qui servaient le savaient bien, eux qui avaient puisé l’eau. Alors le maître du repas appelle le marié et lui dit : « Tout le monde sert le bon vin en premier et, lorsque les gens ont bien bu, on apporte le moins bon. Mais toi, tu as gardé le bon vin jusqu’à maintenant. » Tel fut le commencement des signes que Jésus accomplit. C’était à Cana de Galilée. Il manifesta sa gloire, et ses disciples crurent en lui.

Patrick BRAUD

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5 janvier 2025

Ces moments où le ciel s’ouvre

Classé sous Communauté spirituelle — lhomeliedudimanche @ 12 h 30 min

Ces moments où le ciel s’ouvre

 

Homélie pour la fête du Baptême du Seigneur / Année C
12/01/25


Cf. également :
L’Esprit de la colombe
Une parole performative
La voix de la résilience
Jésus, un somewhere de la périphérie
De Star Wars au baptême du Christ
Baptême du Christ : le plongeur de Dieu
« Laisse faire » : éloge du non-agir
Le baptême du Christ : une histoire « sandaleuse »
« Laisse faire » : l’étrange libéralisme de Jésus
Lot de consolation
Yardén : le descendeur
Rameaux, kénose et relèvement
Il a été compté avec les pécheurs
Le principe de gratuité

 

1. 1886 : Par trois fois, les cieux s’ouvrent

Ces moments où le ciel s’ouvre dans Communauté spirituelle 435113323Lors de la réouverture de Notre-Dame de Paris le 8 décembre dernier, la statue de la Vierge Marie devant le pilier était plus immaculée que jamais. Elle en a vu des touristes, des pèlerins, des désespérés, des sceptiques… ! La nuit de Noël 1886, elle a notamment aperçu une ombre se glissant furtivement près d’elle, afin d’écouter le Magnificat de la chorale qui emplissait les voûtes. Bouleversé, Paul Claudel racontera plus tard : j’étais « près du second pilier à l’entrée du chœur à droite du côté de la sacristie. Et c’est alors que se produisit l’évènement qui domine toute ma vie. En un instant, mon cœur fut touché et je crus. Je crus d’une telle force d’adhésion, d’un tel soulèvement de tout mon être, d’une conviction si puissante que depuis, tous les livres, tous les raisonnements, tous les hasards d’une vie agitée n’ont pu ébranler ma foi ».

Claudel était rentré à Notre-Dame athée, il en est ressorti chrétien, sans bien savoir ce que cela voulait dire. Mais dans tous ses écrits il suit ce fil rouge du bouleversement inattendu qu’il appelle la grâce.

Le ciel a pu s’ouvrir sous la charpente d’une cathédrale, rénovée ou pas !

 

C’est sûrement à l’une de ces expériences d’une transcendance faisant irruption de manière subite et totale que renvoie l’Évangile du baptême de Jésus au Jourdain (Lc 3,15-22) : « Comme tout le peuple se faisait baptiser et qu’après avoir été baptisé lui aussi, Jésus priait, le ciel s’ouvrit. L’Esprit Saint, sous une apparence corporelle, comme une colombe, descendit sur Jésus, et il y eut une voix venant du ciel : « Toi, tu es mon Fils bien-aimé ; en toi, je trouve ma joie » ».

 Ici la cathédrale c’est le désert de Jordanie, le Magnificat est fait du bruit des eaux du Jourdain, la chorale c’est le peuple en prière, et la Vierge du pilier n’est autre que la colombe à la voix. Jésus est bouleversé au plus profond de son être, comme nous le sommes avec Claudel lorsque quelque chose de plus grand que nous nous saisit, nous étreint, nous éblouit, et nous révèle qui nous sommes en vérité, notre identité et notre vocation : « tu es mon fils bien-aimé… »

Pour nous persuader que cette expérience des cieux ouverts est possible pour chacun, il suffit d’évoquer deux autres coups de foudre en cette année 1886, où comme Claudel deux  figures spirituelles reçoivent leur baptême du feu pour brûler de cet amour le reste de leur vie : Thérèse de Lisieux et Charles de Foucauld.

 

Transfiguration : le phare dans la nuitPour Thérèse, ce fut au retour de la messe de Minuit chez elle à Lisieux. À onze ans, en entendant son père pester malgré lui contre l’obligation des cadeaux à faire aux enfants, elle prit conscience tout à coup que la petite voie, justement celle de l’enfance spirituelle, serait son chemin de croissance en Dieu.

« Ce fut le 25 décembre 1886 que je reçus la grâce de sortir de l’enfance, en un mot la grâce de ma complète conversion. Nous revenions de la messe de minuit où j’avais eu le bonheur de recevoir le Dieu fort et puissant. En arrivant aux Buissonnets, je me réjouissais d’aller prendre mes souliers dans la cheminée, cet antique usage nous avait causé tant de joie pendant notre enfance que Céline (l’une de ses quatre sœurs) voulait continuer de me traiter comme un bébé puisque j’étais la plus petite de la famille…

Papa aimait à voir mon bonheur, à entendre mes cris de joie en tirant chaque surprise des souliers enchantés, et la gaîté de mon Roi chéri augmentait beaucoup mon bonheur, mais Jésus voulant me montrer que je devais me défaire des défauts de l’enfance m’en retira aussi les innocentes joies, il permit que Papa fatigué de la messe de minuit éprouvât de l’ennui en voyant mes souliers dans la cheminée et qu’il dit ces paroles qui me percèrent le cœur : “Enfin, heureusement que c’est la dernière année !”

Je montais alors l’escalier pour aller défaire mon chapeau, Céline connaissant ma sensibilité et voyant des larmes briller dans mes yeux eut aussi bien envie d’en verser, car elle m’aimait beaucoup et comprenait mon chagrin : “Ô Thérèse ! me dit-elle, ne descends pas, cela te ferait trop de peine de regarder tout de suite dans tes souliers”.

Mais Thérèse n’était plus la même, Jésus avait changé son cœur ! Refoulant mes larmes, je descendis rapidement l’escalier et comprimant les battements de mon cœur, je pris mes souliers et les posant devant Papa, je tirai joyeusement tous les objets, ayant l’air heureuse comme une reine. Papa riait, il était redevenu joyeux et Céline croyait rêver !…

En cette nuit de lumière commença la troisième période de ma vie, la plus belle de toutes, la plus remplie des grâces du Ciel… En un instant l’ouvrage que je n’avais pu faire en dix ans, Jésus le fit se contentant de ma bonne volonté qui jamais ne me fit défaut. […] Il fit de moi un pêcheur d’âmes, je sentis un grand désir de travailler à la conversion des pécheurs, désir que je n’avais [pas] senti aussi vivement… Je sentis en un mot la charité entrer dans mon cœur, le besoin de m’oublier pour faire plaisir et depuis lors je fus heureuse !… ».

(Manuscrits autobiographiques, 1897)

 

Pour le jeune Charles de Foucauld, ce fut la rencontre avec l’abbé Huvelin, dans son confessionnal  le 30 octobre 1886 dans l’église St Augustin, à Paris. Il voulait disserter à la manière d’un mondain qu’il était sur les troubles de sa vie fortunée. L’abbé Huvelin lui ordonna de se mettre à genoux et de se confesser sans détours. Les larmes de Charles de Foucauld se confessant lui restèrent une source intarissable de courage pour faire corps avec les délaissés croisés au Maroc, les Touaregs à qui il consacra le meilleur de lui-même.

Charles de Foucauld exprime sa volonté de retrouver la foi. L’abbé Huvelin lui demande alors de se confesser, ce que Foucauld fait aussitôt. Il lui donne ensuite la communion. C’est, d’après lui, une seconde révélation : « Aussitôt que je crus qu’il y avait un Dieu, je compris que je ne pouvais faire autrement que de ne vivre que pour Lui : ma vocation religieuse date de la même heure que ma foi : Dieu est si grand. Il y a une telle différence entre Dieu et tout ce qui n’est pas Lui ».

 

Paul Claudel, Thérèse de Lisieux, Charles de Foucauld : l’ouverture céleste que nous fêtons ce dimanche n’en finit pas de se répliquer en d’innombrables déchirures salutaires dans l’histoire de l’humanité, et dans notre propre histoire.

 

2. Quand les cieux s’ouvrent dans la Bible

9782343205656r 1186 dans Communauté spirituelleCe sont les prophètes qui témoignent de leur inspiration divine en prenant cette image des cieux ouverts, YHWH communiquant sa parole à travers cette « faille spatio-temporelle »  (comme aiment dire les auteurs de science-fiction !). Ainsi Ézéchiel en exil sur les rives de Babylone : « La trentième année, le quatrième mois, le cinq du mois, je me trouvais à Babylone au milieu des exilés près du fleuve Kebar ; les cieux s’ouvrirent et j’eus des visions divines » (Ez 1,1).

Ainsi Isaïe appelle de ses vœux une nouvelle alliance à conclure comme Sinaï : « Nous sommes comme des gens que tu n’aurais jamais gouvernés, sur lesquels ton nom n’est pas invoqué. Ah ! Si tu déchirais les cieux, si tu descendais, les montagnes seraient ébranlées devant ta face » (Is 63,19).

Dans le Nouveau Testament, les trois récits (Mt/Mc/Lc) du baptême de Jésus au Jourdain emploient l’expression « les cieux s’ouvrirent », signe de l’importance de ce symbolisme pour l’époque. D’ailleurs, Jean est dans la même ligne lorsqu’il montre Jésus prophétisant devant Nathanaël ébahi : « Amen, amen, je vous le dis : vous verrez le ciel ouvert, et les anges de Dieu monter et descendre au-dessus du Fils de l’homme » (Jn 1,51). Mélangeant les cieux ouverts d’Isaïe et d’Ézéchiel avec le songe de Jacob (l’échelle sur laquelle des anges descendent et montent au ciel), Jean évoque la gloire de la résurrection en termes d’accès à la vie divine en elle-même à travers cette déchirure. À la différence de l’Ancien Testament ou du Coran où Dieu reste Dieu sans se mélanger à l’homme, même à la fin des temps, l’espérance chrétienne nous met devant la perspective grandiose d’une communion réelle entre Dieu et l’homme, dans les deux sens.

Dans les Actes des apôtres, le premier martyre – Étienne – reprendra ce thème prophétique en le mixant avec celui du Fils de l’homme, figure messianique du jugement dernier : « Voici que je contemple les cieux ouverts et le Fils de l’homme debout à la droite de Dieu » (Ac 7,56).

Plus près de nous, et de façon plus pragmatique, Pierre a recours à cette image des cieux ouverts pour légitimer son abandon (scandaleux pour les juifs ou les musulmans !) des interdits alimentaires religieux : « Il contemplait le ciel ouvert et un objet qui descendait : on aurait dit une grande toile tenue aux quatre coins, et qui se posait sur la terre » (Ac 10,11). Aucun animal n’est impur, il n’y a plus ni cashrout, ni halal, ni interdit de manger du porc etc. : il fallait bien une intervention divine majeure – les cieux ouverts ! – pour faire accepter cette révolution rituelle aujourd’hui encore refusée par les grandes religions non chrétiennes !

L’auteur de l’Apocalypse parle quant à lui d’une « porte ouverte dans le ciel » (Ap 4,1) pour légitimer sa vision prophétique. Alors que, dans le récit effrayant des 4 cavaliers de l’Apocalypse, le ciel ouvert symbolise l’irruption de la justice – enfin ! – voulue par Dieu au milieu des conflits de ce monde : « J’ai vu le ciel ouvert, et voici un cheval blanc : celui qui le monte s’appelle Fidèle et Vrai, il juge et fait la guerre avec justice » (Ap19,11).

 

Au Jourdain, bouleversé par l’expérience de sa filiation divine, Jésus est l’héritier de cette tradition biblique. Il n’a pas de mots pour décrire ce qui lui arrive, mais il a cette métaphore des cieux ouverts : une brèche est apparue dans ce qui le séparait encore de Dieu, il est désormais en ligne directe avec YHWH, et l’Esprit comme une colombe est le messager qui fait des allers-retours entre les deux…

 

Peut-il en être de même pour nous ?

 

3. La playlist de vos déchirures

 

Anamnèse musicale

 anamnèseSans savoir pourquoi, je me suis récemment pris au jeu de l’exercice suivant. Prenez une feuille de papier (ou votre clavier) ; laisser vagabonder votre mémoire à la recherche d’un moment musical qui vous a marqué et vous marque encore. Un de ces moments où l’on peut dire : c’était tel jour, à telle heure, avec telle personne, en tel lieu. J’ai commencé par un souvenir musical particulier : la Nuit Transfigurée, d’Arnold Schoenberg, alors que j’étais en retraite dans un monastère. Je revois maintenant la scène, où et quand. Et l’émotion qui m’a submergé d’abord en me laissant envahir par la musique, puis en faisant le lien avec le contenu que Schoenberg exprimait avec tant d’intensité : un couple au bord de la rupture confronté au choix d’accepter ou non l’enfant qui vient d’un autre [1]). Cette émotion fut fulgurante, et demeure telle. La révélation qu’elle m’a apporté ce soir-là fut aveuglante. J’ai réécouté cent fois ce sextuor depuis. Sa trace en moi n’a jamais faibli. Je crois vraiment que non seulement les cieux s’ouvrirent la première fois que je l’ai découvert, bouleversé et pantois, mais que les cieux s’ouvrent à nouveau quand je le réécoute, seul, immobile dans l’obscurité…

Une fois couché par écrit ce premier souvenir, de fil en aiguille, j’ai aligné sur le papier un autre kaïros musical dont l’incandescence rougeoie toujours en moi (le 3° mouvement du concerto pour violon de Chostakovitch), puis un autre, et encore un autre, et encore… si bien que je me suis retrouvé avec une liste impressionnante d’une vingtaine au moins de vraies déchirures musicales qui font partie de moi, de mon histoire, mon identité, de ma mission.

 

Expérience commune à vrai dire ! Demandez aux couples : rares sont ceux qui n’ont pas une danse, une musique, une chanson où ils se sont embrassés et aimés, et qui restent pour eux la mélodie de leur amour. Et pas besoin d’aller chercher Schoenberg ou Chostakovitch ! Il suffit qu’une chanson soit un repère dans votre mémoire, comme une borne kilométrique avec son avant et son après, et vous avez vu les cieux s’ouvrir !

Une récente étude canadienne [2] confirme ce que toutes les religions savent bien depuis longtemps : la musique soutient la mémoire, à tel point que les chercheurs parlent d’échafaudage cognitif pour évoquer l’apport de la musique au travail de la mémoire. Les mélodies plantent les souvenirs dans la tête aussi efficacement que des piolets crochent la glace et des mousquetons s’ancrent dans le rocher. C’est pourquoi les juifs psalmodient depuis 3000 ans, c’est-à-dire chantent les psaumes en les rythmant avec leur corps. C’est pourquoi les moines chantent sans cesse : ils connaissent par cœur les 150 psaumes et bien d‘autres hymnes et textes grâce au chant qui les a imprimés dans leur tête et leur cœur 7 fois par jour. La musique est ainsi un moyen de maintien et d’entraînement cognitifs éprouvé, à tout âge. Garder la mémoire de ce que nous avons vécu de vrai et d’intense passe plus facilement par la musique, et l’anamnèse musicale contribue à dresser cet échafaudage cognitif qui nous permet de ne pas oublier.

 

Votre playlist

68393f77a8efa6cbafbaf10d202df698 baptêmeChacun de nous peut ainsi composer la playlist de ses déchirures, la litanie de telles fulgurances musicales, comme les grains d’un chapelet dont la cordelette court entre nos doigts…

Et si ce n’est pas la musique, ce sera la peinture (les tableaux qui vous ont fait chavirer), ou les livres (ces compagnons de marche), ou l’architecture (les palais de Gênes me font toujours rêver d’ailleurs !), ou les paysages dont la beauté se fiche en plein cœur à vous couper le souffle pendant de longues minutes…

Certains pourront même composer la playlist de leurs souvenirs culinaires, petites madeleines de Proust où quelque chose s’est joué de leur existence dans le goût délicieux et ineffaçable d’une nourriture partagée…

 

L’important, c’est l’anamnèse (musicale, littéraire, culinaire, artistique etc.) qui maintient ouverte cette porte entre le ciel et nous.

L’Alzheimer spirituel nous guette si nous ne nous pouvons plus raconter les fractures heureuses de notre histoire où le ciel s’est rapproché, où la colombe a volé entre lui et nous…

 

Et vous, quel sera votre playlist de ces moments où le ciel s’ouvrit ?

_____________________________


[1]
. «  »Tu vas l’enfanter pour moi, de moi / Tu as apporté un éclat de lumière en moi / Tu m’as moi-même refait enfant. » Il embrasse sa forte taille/ Leur souffle se mêle dans les airs / Deux personnes vont dans la nuit haute et claire ».

[2]
. Effets de l’âge et de la familiarité sur la mémoire musicale, 24 juillet 2024. Cf. https://doi.org/10.1371/journal.pone.0305969

 

LECTURES DE LA MESSE

Première lecture
« La gloire du Seigneur se révélera, et tout être de chair verra » (Is 40, 1-5.9-11)


Lecture du livre du prophète Isaïe

Consolez, consolez mon peuple, – dit votre Dieu – parlez au cœur de Jérusalem. Proclamez que son service est accompli, que son crime est expié, qu’elle a reçu de la main du Seigneur le double pour toutes ses fautes.
Une voix proclame : « Dans le désert, préparez le chemin du Seigneur ; tracez droit, dans les terres arides, une route pour notre Dieu. Que tout ravin soit comblé, toute montagne et toute colline abaissées ! que les escarpements se changent en plaine, et les sommets, en large vallée ! Alors se révélera la gloire du Seigneur, et tout être de chair verra que la bouche du Seigneur a parlé. »
Monte sur une haute montagne, toi qui portes la bonne nouvelle à Sion. Élève la voix avec force, toi qui portes la bonne nouvelle à Jérusalem. Élève la voix, ne crains pas. Dis aux villes de Juda : « Voici votre Dieu ! » Voici le Seigneur Dieu ! Il vient avec puissance ; son bras lui soumet tout. Voici le fruit de son travail avec lui, et devant lui, son ouvrage. Comme un berger, il fait paître son troupeau : son bras rassemble les agneaux, il les porte sur son cœur, il mène les brebis qui allaitent.

Psaume
(Ps 103 (104), 1c-3a, 3bc-4, 24-25, 27-28, 29-30)
R/ Bénis le Seigneur, ô mon âme ; Seigneur mon Dieu, tu es si grand !
 (Ps 103, 1)

Revêtu de magnificence,
tu as pour manteau la lumière !
Comme une tenture, tu déploies les cieux,
tu élèves dans leurs eaux tes demeures.

Des nuées, tu te fais un char,
tu t’avances sur les ailes du vent ;
tu prends les vents pour messagers,
pour serviteurs, les flammes des éclairs.

Quelle profusion dans tes œuvres, Seigneur !
Tout cela , ta sagesse l’a fait ;
la terre s’emplit de tes biens.

Voici l’immensité de la mer,
son grouillement innombrable d’animaux grands et petits.
Tous, ils comptent sur toi
pour recevoir leur nourriture au temps voulu.
Tu donnes : eux, ils ramassent ;
tu ouvres la main : ils sont comblés.

Tu caches ton visage : ils s’épouvantent ;
tu reprends leur souffle, ils expirent
et retournent à leur poussière.
Tu envoies ton souffle : ils sont créés ;
tu renouvelles la face de la terre.

Deuxième lecture
« Par le bain du baptême, Dieu nous a fait renaître et nous a renouvelés dans l’Esprit Saint » (Tt 2, 11-14 ; 3, 4-7)

Lecture de la lettre de saint Paul apôtre à Tite
Bien-aimé, la grâce de Dieu s’est manifestée pour le salut de tous les hommes. Elle nous apprend à renoncer à l’impiété et aux convoitises de ce monde, et à vivre dans le temps présent de manière raisonnable, avec justice et piété, attendant que se réalise la bienheureuse espérance : la manifestation de la gloire de notre grand Dieu et Sauveur, Jésus Christ. Car il s’est donné pour nous afin de nous racheter de toutes nos fautes, et de nous purifier pour faire de nous son peuple, un peuple ardent à faire le bien. Lorsque Dieu, notre Sauveur, a manifesté sa bonté et son amour pour les hommes, il nous a sauvés, non pas à cause de la justice de nos propres actes, mais par sa miséricorde. Par le bain du baptême, il nous a fait renaître et nous a renouvelés dans l’Esprit Saint. Cet Esprit, Dieu l’a répandu sur nous en abondance, par Jésus Christ notre Sauveur, afin que, rendus justes par sa grâce, nous devenions en espérance héritiers de la vie éternelle.

Évangile
« Comme Jésus priait, après avoir été baptisé, le ciel s’ouvrit » (Lc 3, 15-16.21-22) Alléluia. Alléluia.
Voici venir un plus fort que moi, proclame Jean Baptiste ; c’est lui qui vous baptisera dans l’Esprit Saint et le feu.
Alléluia. (cf. Lc 3, 16)

Évangile de Jésus Christ selon saint Luc
En ce temps-là, le peuple venu auprès de Jean le Baptiste était en attente, et tous se demandaient en eux-mêmes si Jean n’était pas le Christ. Jean s’adressa alors à tous : « Moi, je vous baptise avec de l’eau ; mais il vient, celui qui est plus fort que moi. Je ne suis pas digne de dénouer la courroie de ses sandales. Lui vous baptisera dans l’Esprit Saint et le feu. »
Comme tout le peuple se faisait baptiser et qu’après avoir été baptisé lui aussi, Jésus priait, le ciel s’ouvrit. L’Esprit Saint, sous une apparence corporelle, comme une colombe, descendit sur Jésus, et il y eut une voix venant du ciel : « Toi, tu es mon Fils bien-aimé ; en toi, je trouve ma joie. »
Patrick BRAUD

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29 décembre 2024

Épiphanie : qu’allons-nous lui offrir ?

Classé sous Communauté spirituelle — lhomeliedudimanche @ 12 h 30 min

Épiphanie : qu’allons-nous lui offrir ?

 

Homélie pour la fête de l’Épiphanie / Année C
05/01/25


Cf. également :

Épiphanie : l’étoile de Balaam
Signes de reconnaissance épiphaniques
L’Épiphanie du visage
Épiphanie : tirer les rois
Épiphanie : êtes-vous fabophile ?
Épiphanie : l’économie du don
Épiphanie : Pourquoi offrir des cadeaux ?
Le potlatch de Noël
Épiphanie : qu’est-ce que l’universel ?
L’Épiphanie, ou l’éloge de la double culture
L’inquiétude et la curiosité d’Hérode
Éloge de la mobilité épiphanique
La sagesse des nations
Hérode, ou le côté obscur de l’Épiphanie
Épiphanie : que peuvent les religions en temps de guerre ?

Épiphanie : étoile, GPS, boussole…

Au VI° siècle, le pape Grégoire le Grand, dans son Homélie X sur l’Épiphanie, écrit : « Les mages proclament, par leurs présents symboliques, qui est celui qu’ils adorent. Voici l’or : c’est un roi ; voici l’encens : c’est un Dieu ; voici la myrrhe ; c’est un mortel ». Le symbolisme des trois présents épiphaniques des mages est clair côté Jésus : ils révèlent sa triple messianité comme prêtre, prophète et roi, à laquelle nous sommes associés par notre baptême.

Mais, côté Mages (dont on n’est pas sûr qu’ils soient trois ni qu’ils soient rois, mais seulement des savants calés en mécanique céleste !), de quoi ces cadeaux sont-ils le nom ?

Tentons une actualisation de ces trois coffrets déposés au pied du bébé de la maison de Bethléem (Mt 2,1-12) [1].


1. Lui confier nos trésors

La consonance or/trésor nous met sur une piste : l’Épiphanie nous invite à déposer aux pieds du Christ ce que nous avons de plus précieux, les trésors qui nous tiennent plus à cœur, la réserve d’or que nous protégeons jalousement en rêvant de l’augmenter sans cesse.

Épiphanie : qu’allons-nous lui offrir ? dans Communauté spirituelle 22591734037Pourquoi abandonner ainsi au Christ ce qui nous est le plus cher ? Parce que, comme dit le proverbe cité par Jésus : « là où est ton trésor, là aussi est ton cœur » (Mt 6,21). Un théologien protestant (Tillich) l’appelle ultimate concern [2] (préoccupation ultime). L’or de ma vie est ce par quoi je me sens concerné au plus haut point, ce qui met ma vie en jeu selon moi. C’est peut-être mon conjoint ou ma famille pour lesquels je serais prêt à tout ‑ même au pire –. C’est souvent la reconnaissance sociale, que je cherche à obtenir à travers une carrière, des engagements associatifs, l’entretien d’une réputation. C’est banalement l’argent, ou du moins le pouvoir et le plaisir qu’il peut donner, pour lesquels je veux bien fermer les yeux de temps en temps sur les compromissions qu’il exige.


À chacun de s’examiner : quel est l’or de ma vie ? Ce (ceux) à quoi (qui) je tiens le plus ?

Que voudrait dire : lâcher prise sur cette quête qui me vampirise, guérir ma fièvre de l’or et ne plus se ruer vers lui ?


Offrir mon or, c’est accepter que rien ne soit plus précieux pour moi que la compagnie du Christ.

Seigneur, voici l’or de ma vie, pour que tu en sois le sanctuaire.


2. Lui confier nos incandescences

resine-d-encens-a-bruler-purification-tibetaine-rouleau-de-10-charbons encens dans Communauté spirituelleQu’est-ce que l’encens, sinon ce minéral capable de se sublimer en volutes odorantes sous l’action du feu qui le consume ? Les charbons et l’encens deviennent alors une métaphore de notre capacité à passer du minéral au céleste, lorsque nous nous laissons incendier par le désir de Dieu. La sainteté se nourrit alors de nos incandescences : lorsque nous brûlons d’un vrai désir, lorsque l’Esprit nous transfigure jusqu’à nous rendre pareil à Dieu.

En pratique, devenir incandescent, c’est se laisser envahir par le combat pour la justice, ou la passion pour la beauté, ou la communion avec les plus pauvres, ou le silence de la contemplation, ou l’intelligence théologique du monde…

Passer de l’état de pierre brute à celui de vapeur parfumée demande cependant d’être guidé et accompagné. On a déjà connu trop de tyrans brûlants de fureur, trop de despotes  flamboyants, trop de génies du mal se répandant par tout l’univers … !

Offrir au Christ les incandescences qui nous consument permet de les réorienter à son service. Alors qu’Hérode brûle de jalousie contre ce rival potentiel de Bethléem, les mages en offrant l’encens à Jésus vont convertir leur soif de connaissance scientifique (l’étoile !) en quête spirituelle authentique : « ils repartirent par un autre chemin » (Mt 2,12).

Mais au fait, quelles braises rougeoient en vous ?
Qu’est-ce qui vous consume ?

61Tw-1ACaSL._SL1221_ EpiphanieLe mot sublimation qu’emploie la physique pour désigner le changement d’état opéré par la combustion a été employé par Freud pour désigner la transformation du désir contraint. Il existe des activités humaines (la création littéraire, artistique et intellectuelle par exemple) sans rapport apparent avec la sexualité mais tirant leur force de la pulsion sexuelle en tant qu’elle se déplace vers un but non sexuel en investissant des objets socialement valorisés. Autrement dit, il s’agit du processus de transformation de l’énergie sexuelle (libido) en la faisant dériver vers d’autres domaines, notamment les activités artistiques. Ainsi, choisir librement le célibat pour la vie consacrée peut s’apparenter à cette transformation du désir où la renonciation à l’exercice charnel peut déboucher sur une autre manière d’aimer, sublimée dans la charité. L’énergie qu’on ne met pas là, on la met ici, sous contraintes. Un peu comme le barrage contraint les eaux du lac artificiel pour produire en sortie une autre énergie. La gravité de l’eau qui s’accumule se sublime en électricité dans une alchimie qui n’a rien de magique ni d’illusoire.

Ah, si nous osions apprendre du Christ à sublimer nos énergies brutes ! Il nous montrerait comment transformer la force en service, l’intelligence en compagnonnage, la pulsion en saint désir…


Seigneur, voici l’encens de mes incandescences, pour que la braise rougeoie en moi et me transforme au gré de ton Esprit…


3. Lui confier la myrrhe de nos passions

La myrrhe des mages renvoie sans aucun doute à la Passion à venir de l’enfant de Bethléem : « Nicodème – celui qui, au début, était venu trouver Jésus pendant la nuit – vint lui aussi ; il apportait un mélange de myrrhe et d’aloès pesant environ cent livres » (Jn 19,39). La myrrhe est liée à l’ensevelissement de Jésus au tombeau.

Cantique-des-Cantiques-1-13-LSG-Mon-bien-aimé-est-pour-moi-un-bouquet-de-myrrhe--I22001013-L01 HillesumDans l’Ancien Testament, la myrrhe renvoie également à la passion amoureuse qui unit le bien-aimé à sa bien-aimée dans le Cantique des cantiques : « Avant le souffle du jour et la fuite des ombres, j’irai à la montagne de la myrrhe, à la colline de l’encens. [...] le nard et le safran, cannelle, cinnamome, et tous les arbres à encens, la myrrhe et l’aloès, tous les plus fins arômes. Ô source des jardins, puits d’eaux vives qui ruissellent du Liban ! » (Ct 4,6.14–15). Et le roi-Messie diffuse l’ivresse de ce parfum amoureux autour de lui : « Oui, Dieu, ton Dieu t’a consacré d’une onction de joie, comme aucun de tes semblables ; la myrrhe et l’aloès parfument ton vêtement. Des palais d’ivoire, la musique t’enchante » (Ps 45,8–9).

Pourquoi séparer les deux passions ? Celle des amants qui livrent à l’autre leur corps par amour, et celle du Christ livrant son corps par le même amour ?

Être passionné pour l’autre, c’est le servir et servir son bonheur jusqu’à tout lui donner, jusqu’à se sacrifier s’il le faut, ou au moins sacrifier son propre égoïsme, son repli sur soi, sa convoitise etc.

Ce qui explique que la myrrhe évoque aussi la souffrance, car se livrer à l’autre demande inévitablement de se laisser dépouiller comme le Christ sur la croix, d’ensevelir ses revendications de puissance comme le Christ au tombeau.

Mais au fait, quelles sont vos passions ?
Pour quoi, pour qui accepteriez-vous de tout perdre ?

41-no-m60cL._SX210_ myrrhe« On voudrait être un baume versé sur tant de plaies » : cette prière d’Etty Hillesum devant le sort des juifs d’Amsterdam puis du camp de détention de Westerbork en 1943 où elle va mourir avec eux est la myrrhe qu’elle dépose sur les souffrances de son peuple [3]. Elle répand la joie et l’espérance dans l’enfer du camp de détention. Elle choisit de rester au milieu des siens au lieu de se sauver. Elle a offert à Dieu la passion pour l’humain qui l’étreignait autrefois dans sa psychanalyse et sa relation ambiguë à son thérapeute. Elle est désormais libre de partager le sort des prisonniers, et d’y être cette radieuse présence dont le seul frôlement peut guérir du désespoir.

Encore un autre exemple de sublime sublimation…

 

« La myrrhe, plante médicinale, est un baume pour toutes nos blessures ; en offrant à Dieu la myrrhe, c’est elles que nous lui présentons : ce que nous avons de plus précieux, les nombreux stigmates que nous a laissés notre vie. Ces blessures ont ouvert notre cœur ; elles nous ont obligés à prendre une distance en face des richesses extérieures. Ce que nous avons de plus précieux, c’est un cœur capable d’amour. Or nos blessures nous ont mis en contact avec notre cœur ; c’est lui, blessé, brisé, que nous offrons à l’Enfant divin, assurés qu’il va le guérir, le métamorphoser. Quand nous lui présentons notre vie blessée, abîmée, nous pouvons avoir l’impression que tout est en ordre ; nous n’avons plus de ressentiment, nous nous abandonnons, tels quels, à l’amour lumineux qui émane de l’Enfant. Alors, en dépit de toutes nos misères intérieures et extérieures, nous sommes au paradis » (Anselm Grün).


Seigneur, voici la myrrhe de mes passions, pour que l’amour qui me presse devienne le signe de ta Passion pour chacun de nous.


4. Allons mon cœur, mets-toi en route…

Terminons en parodiant l’immense théologien catholique Karl Rahner qui s’encourage lui-même à fêter l’Épiphanie en se mettant en route pour la nouvelle année, avec pour seul bagage les trois présents des Mages :


Nous venons d’entrer dans une nouvelle année. Tous les chemins qui la traversent, de l’Orient à l’Occident, seront entraînés avec elle dans l’écoulement sans fin des années et des siècles. Mais on peut, même sur ces chemins, être de ces bienheureux pèlerins qui marchent vers l’Absolu, de ceux dont le voyage terrestre est un voyage vers Dieu.
Allons, mon cœur, ouvre-toi et mets-toi en route, car l’étoile a lui.
Tu ne peux sans doute emporter beaucoup de bagages, et tu en perdras bien d’autres en chemin. N’importe, va de l’avant.
 L’or de tes trésors, l’encens de tes incandescences, la myrrhe de tes Passions [4], tu possèdes déjà tout cela. Il acceptera tout cela. Et nous finirons par le trouver…

________________________________

[1]. Matthieu parle seulement d’une maison οἰκία (oikia) ordinaire à Bethléem, là où Luc parlait d’étable (crèche) φάτνη (phatne).
[2] . “Faith is the state of being ultimately concerned : the dynamics of faith are the dynamics of man’s ultimate concern”.
[3]Cf. Etty Hillesum, Une vie bouleversée, Seuil, 1985.
[4]. Rahner écrivait : « L’or de l’amour, l’encens du désir, la myrrhe de la souffrance ».


LECTURES DE LA MESSE

Première lecture
« La gloire du Seigneur s’est levée sur toi » (Is 60, 1-6)

Lecture du livre du prophète Isaïe
Debout, Jérusalem, resplendis ! Elle est venue, ta lumière, et la gloire du Seigneur s’est levée sur toi. Voici que les ténèbres couvrent la terre, et la nuée obscure couvre les peuples. Mais sur toi se lève le Seigneur, sur toi sa gloire apparaît. Les nations marcheront vers ta lumière, et les rois, vers la clarté de ton aurore. Lève les yeux alentour, et regarde : tous, ils se rassemblent, ils viennent vers toi ; tes fils reviennent de loin, et tes filles sont portées sur la hanche. Alors tu verras, tu seras radieuse, ton cœur frémira et se dilatera. Les trésors d’au-delà des mers afflueront vers toi, vers toi viendront les richesses des nations. En grand nombre, des chameaux t’envahiront, de jeunes chameaux de Madiane et d’Épha. Tous les gens de Saba viendront, apportant l’or et l’encens ; ils annonceront les exploits du Seigneur.

Psaume
(Ps 71 (72), 1-2, 7-8, 10-11, 12-13)
R/ Toutes les nations, Seigneur, se prosterneront devant toi.
 (cf. Ps 71,11)

Dieu, donne au roi tes pouvoirs,
à ce fils de roi ta justice.
Qu’il gouverne ton peuple avec justice,
qu’il fasse droit aux malheureux !

En ces jours-là, fleurira la justice,
grande paix jusqu’à la fin des lunes !
Qu’il domine de la mer à la mer,
et du Fleuve jusqu’au bout de la terre !

Les rois de Tarsis et des Îles apporteront des présents.
Les rois de Saba et de Seba feront leur offrande.
Tous les rois se prosterneront devant lui,
tous les pays le serviront.

Il délivrera le pauvre qui appelle
et le malheureux sans recours.
Il aura souci du faible et du pauvre,
du pauvre dont il sauve la vie.

Deuxième lecture
« Il est maintenant révélé que les nations sont associées au même héritage, au partage de la même promesse » (Ep 3, 2-3a.5-6)

Lecture de la lettre de saint Paul apôtre aux Éphésiens
Frères, vous avez appris, je pense, en quoi consiste la grâce que Dieu m’a donnée pour vous : par révélation, il m’a fait connaître le mystère. Ce mystère n’avait pas été porté à la connaissance des hommes des générations passées, comme il a été révélé maintenant à ses saints Apôtres et aux prophètes, dans l’Esprit. Ce mystère, c’est que toutes les nations sont associées au même héritage, au même corps, au partage de la même promesse, dans le Christ Jésus, par l’annonce de l’Évangile.

Évangile
Nous sommes venus d’Orient adorer le roi (Mt 2, 1-12) Alléluia. Alléluia.
Nous avons vu son étoile à l’orient, et nous sommes venus adorer le Seigneur. Alléluia. (cf. Mt 2, 2)

Évangile de Jésus Christ selon saint Matthieu
Jésus était né à Bethléem en Judée, au temps du roi Hérode le Grand. Or, voici que des mages venus d’Orient arrivèrent à Jérusalem et demandèrent : « Où est le roi des Juifs qui vient de naître ? Nous avons vu son étoile à l’orient et nous sommes venus nous prosterner devant lui. » En apprenant cela, le roi Hérode fut bouleversé, et tout Jérusalem avec lui. Il réunit tous les grands prêtres et les scribes du peuple, pour leur demander où devait naître le Christ. Ils lui répondirent : « À Bethléem en Judée, car voici ce qui est écrit par le prophète : Et toi, Bethléem, terre de Juda, tu n’es certes pas le dernier parmi les chefs-lieux de Juda, car de toi sortira un chef, qui sera le berger de mon peuple Israël. » Alors Hérode convoqua les mages en secret pour leur faire préciser à quelle date l’étoile était apparue ; puis il les envoya à Bethléem, en leur disant : « Allez vous renseigner avec précision sur l’enfant. Et quand vous l’aurez trouvé, venez me l’annoncer pour que j’aille, moi aussi, me prosterner devant lui. » Après avoir entendu le roi, ils partirent.
Et voici que l’étoile qu’ils avaient vue à l’orient les précédait, jusqu’à ce qu’elle vienne s’arrêter au-dessus de l’endroit où se trouvait l’enfant. Quand ils virent l’étoile, ils se réjouirent d’une très grande joie. Ils entrèrent dans la maison, ils virent l’enfant avec Marie sa mère ; et, tombant à ses pieds, ils se prosternèrent devant lui. Ils ouvrirent leurs coffrets, et lui offrirent leurs présents : de l’or, de l’encens et de la myrrhe. Mais, avertis en songe de ne pas retourner chez Hérode, ils regagnèrent leur pays par un autre chemin.
Patrick BRAUD

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26 décembre 2024

Sainte Famille : pourquoi nous as-tu fait cela ?

Classé sous Communauté spirituelle — lhomeliedudimanche @ 4 h 00 min

Sainte Famille : pourquoi nous as-tu fait cela ?

 

Homélie pour la fête de la Sainte Famille / Année C
29/12/24


Cf. également :

Qu’as-tu que tu n’aies reçu ?
Une sainte famille « ruminante »
Fêter la famille, multiforme et changeante
La vieillesse est un naufrage ? Honore la !
La Sainte Famille : le mariage homosexuel en débat
Une famille réfugiée politique
Familles, je vous aime ?
Anne, la 8ème femme prophète : discerner le moment présent
Le vieux couple et l’enfant
Aimer nos familles « à partir de la fin »

 

1. L’angoisse des parents d’enfants fugueurs

Fugues statsImaginez : vous êtes le père, la mère d’un enfant de 12 ans, et ce soir il n’est pas revenu de l’école alors qu’il est plus de 20 heures. Ou bien ce matin sa chambre est vide alors que c’était l’heure de prendre le bus. Un début de panique vous saisit. Vous lui téléphonez, mais vous tombez à chaque fois sur son répondeur. Vous interrogez ses copains, ses professeurs, mais personne ne l’a vu aujourd’hui. L’angoisse monte et vous voulez vous empêcher de penser au pire : accident, enlèvement, mauvaise rencontre…

Eh bien, cette angoisse-là étreint plus de 100 familles par jour en France ! En effet, plus de 40 000 mineurs ont été signalés disparus en 2023 en France, soit plus de 110 enfants par jour. 96 % des disparitions sont des fugues, faites par des enfants de plus en plus jeunes.

 

Le mot angoisse (δυνωodunao) utilisé ici par Luc n’apparaît que 4 fois dans le Nouveau Testament, et uniquement sous la plume de Luc. En Lc 2,48 dans l’épisode au Temple de notre dimanche (« Mon enfant, pourquoi as-tu agi de la sorte avec nous ? Voici, ton père et moi, nous te cherchions avec angoisse ») ; deux fois en Lc 16,24‑25 pour décrire les souffrances du riche séparé du pauvre Lazare par un gouffre infranchissable (« Je souffre terriblement (δυνμαι) dans cette fournaise. – Mon enfant, répondit Abraham, rappelle-toi : tu as reçu le bonheur pendant ta vie, et Lazare, le malheur pendant la sienne. Maintenant, lui, il trouve ici la consolation, et toi, tu souffres (δυνσαι) » ; et en Ac 20,38 lorsque les chrétiens de la ville de Milet voient Paul embarquer sur un navire et prennent conscience qu’ils ne le reverront plus (il leur annonce son martyre proche) : « ils étaient affligés (ὀδυνώμενοι) surtout de la parole qu’il avait dite : “Vous ne verrez plus mon visage” ».

Luc parle donc d’une angoisse devant l’absence d’un être cher, devant le gouffre qui se creuse entre lui et nous.

Marie ose dire Jésus qu’elle a souffert avec Joseph de cette angoisse-là : l’angoisse des parents devant l’absence inexpliquée d’un enfant fugueur.

 

Nul doute qu’en écrivant cela vers l’an 80, Luc pense aux chrétiens qu’il connaît, en situation très difficile à cause des persécutions multiples de la part des juifs et des Romains. Les Églises locales souffrent de n’avoir plus le Christ à leurs côtés, alors qu’elles croyaient sa venue dans la gloire imminente et éclatante. Jean comparera ces persécutions à un déchaînement de violence bestiale contre les nouveau-nés de la femme, c’est-à-dire contre les baptisés de l’Église figurée par Marie : « Alors le Dragon se mit en colère contre la Femme, il partit faire la guerre au reste de sa descendance, ceux qui observent les commandements de Dieu et gardent le témoignage de Jésus » (Ap 12,17).

Marie, figure de l’Église, permet à Luc de dire à ces communautés : vous avez l’impression d’être abandonnés, qu’on vous fait la guerre ; vous cherchez le Christ sans le trouver, vous souffrez à cause de lui, et  lui semble si loin ? Regardez Marie cherchant Jésus dans le convoi des pèlerins (figurant l’Église) sans le trouver, suivez ses parents qui remontent à la source pour comprendre enfin ce qui leur arrive.

 

2. Comprendre ce qui nous arrive

« Pourquoi nous as-tu fait cela ? »

Sainte Famille : pourquoi nous as-tu fait cela ? dans Communauté spirituelle marie_meditantChercher à comprendre les raisons d’une fugue, d’un départ, d’une absence, est bien notre premier réflexe : pourquoi es-tu parti ? Dans le cas d’une fugue d’un mineur, les causes les plus courantes sont bien connues. Le service d’accueil téléphonique SOS Enfants disparus, créé par la Fondation pour l’enfance afin d’accompagner, entre autres, les familles des jeunes fugueurs dans leurs recherches relève toutes ces raisons : l’adolescent(e) part à la suite d’un conflit avec sa famille, quelquefois mineur : c’est une manière de tester le lien qui l’unit à ses parents, et l’affection qu’on lui porte. Ou bien il réagit à des événements qui se sont déroulés parfois longtemps auparavant, qu’il ou elle ne peut d’un coup plus supporter. « Ainsi, note une intervenante, de cette adolescente victime de violences familiales, deux ans auparavant. Ou bien au contraire, le jeune part parce qu’il lui est impossible de vider un conflit, comme ce fils de 14 ans d’une mère si déprimée qu’elle pleurait sans cesse, et ne lui laissait pas la possibilité d’exprimer ses propres difficultés. La fugue peut être une réaction à des conflits et des difficultés graves, mais il y a aussi des adolescents n’ayant jamais connu de limites, qui fuguent parce qu’ils sont incapables de supporter la moindre frustration, qu’ils prennent pour des privations, comme cette jeune fille de 13 ans, partie au motif qu’on lui interdisait de sortir en boîte de nuit tous les soirs, ou cet autre, à qui on refusait un téléphone portable ».

Quelle que soit la raison, les parents auront tendance à culpabiliser : qu’est-ce que j’ai loupé pour que cela arrive ? Que faut-il que je change ?

 

Dans le récit de Luc, aucune des raisons habituelles n’explique la fugue de Jésus. Il n’a rien à reprocher à ses parents. Aucun événement familial ne l’a traumatisé. Les psychologues de tous poils ne pourraient lui arracher aucun souvenir nocif concernant ses parents. Les tenants de la culture de l’excuse ne pourraient invoquer aucun déterminisme de classe sociale, de pauvreté ou d’éducation. En cela, l’absence de Jésus trois jours au Temple n’est pas une fugue classique.

 

jesus%2Ba%2B12%2Bans%2Bau%2Btemple%2B%25284%2529 avenir dans Communauté spirituelleLe symbolisme de ses 12 ans devrait nous mettre sur la piste : c’est de la plénitude d’Israël (les 12 tribus), de l’Église (les 12 apôtres) qu’il est question. Cette Église–Israël vit comme son maître la Passion-Résurrection (d’où les 3 jours comme pour Jésus au tombeau). Elle est en pèlerinage, comme en exil dans ce monde, vers la maison du Père. Le récit de Luc est éminemment pascal. Le texte est marqué par le vocabulaire de la Résurrection et notamment celui du récit des pèlerins d’Emmaüs (Lc 24,13-35). Ainsi, la scène se déroule à Jérusalem (24,33) et Luc fait référence à la fête de Pâque (22,15), on cherche Jésus (24,5) sur le chemin (24.32.35), et on le retrouve (24,33) au bout de trois jours (24.21). Dans le récit d’Emmaüs, nous entendrons aussi les verbes retourner (24.32), monter (24.38) et comprendre (24,45). Et comme, Jésus se tient au milieu des docteurs de la Loi, Jésus se tiendra au milieu des disciples (24,36). De même, l’annonce de la résurrection extasie les disciples d’Emmaüs, comme les paroles de l’enfant au sein du Temple. Le parallèle est frappant : la « fugue » de Jésus est pour Luc l’anticipation de la Résurrection et de la glorification auprès du Père.

 

La Résurrection est donc la clé pour comprendre - a posteriori - les absences du Christ qui nous ont déroutés tout au long de notre pèlerinage. Marie devine intuitivement qu’il lui faut stocker toutes ces informations sur son disque dur intérieur, jusqu’à ce qu’elle puisse les déchiffrer, les interpréter, grâce à la clé de déchiffrement que sera la Pâque de son fils.

 

Nous avons le privilège sur Marie d’avoir déjà reçu cette clé pascale qui nous permet de déchiffrer les angoisses, les absences qui jalonnent notre parcours sur terre. Il « suffit »  pour cela de s’asseoir, de méditer comme Marie afin de relire tous ces événements à la lumière de la Résurrection du Christ…

 

3. Transformer nos pourquoi en pour-quoi 

C’est la réponse de Jésus qui met Marie sur la voie. Elle arrive avec son paquet d’introspection angoissée et douloureuse, en regardant en arrière, vers le passé : ‘qu’est-ce qui dans le vécu de notre famille justifierait cette distance que tu mets entre nous ?’ Aujourd’hui, on mettrait en place une cellule psychologique pour l’accompagner. On convoquerait des sociologues pour expliquer les milliers de fugues adolescentes. On proposerait une thérapie à Jésus pour qu’il découvre ce dont il souffrait pour agir ainsi.

 

Jésus retourne radicalement cette perspective : ne cherchez pas en arrière, mais regardez devant. Ne t’épuise pas à faire la liste des occasions manquées, des oublis, des conflits. Crois seulement qu’un avenir t’est offert, t’est ouvert. Car cet avenir vient vers toi, il t’ad-vient, sans commune mesure avec ce qui a précédé. N’est-ce pas le sens de l’Avent qui t’a préparé à Noël ?

Au lieu de sombrer dans la dépression des « pourquoi ?’, mobilise-toi dans la réalisation des « pour-quoi » : en vue de quoi cela est-il arrivé ? Que peux-tu faire de ce qui est là ?

Pourquoi Pour quoi

 

Il y a quelques années, une amie m’avait demandé  de participer à une neuvaine de prière mariale pour que son mari guérisse de son cancer. Je lui avais dit : « tu sais, un cancer du pancréas à ce stade avancé, Marie n’y pourra rien. Mais je prierai pour lui afin qu’il soit entouré d’amour pour partir en paix et qu’il ait la force de mener ce combat sans désespérer ». Cette amie a mobilisé tout un réseau ‘très catho’ de groupe de prières demandant à Marie la guérison de son mari. Évidemment, le cancer du pancréas l’a emporté en quelques mois, comme c’est la règle hélas. Mon amie m’a écrit : « je réfléchis sur la prière du Christ à Gethsémani : que ta volonté soit faite, et non la mienne. J’ai demandé la guérison pour mon mari, et c’est la mort qui est venue. Mon défi est maintenant de comprendre pour-quoi, en vue de quoi c’est arrivé. Je suis sûr qu’avec Dieu et Marie, quelque chose sortira de cette catastrophe ».

 

500_F_29954860_0cv2Xj8FeEWv6U0dq6BBot5CTRbzAMo1 MarieToujours la question du pour-quoi : à quoi peut mener cet écroulement complet ? Plutôt que de perdre son énergie à faire des théories sur l’inexplicable (d’où vient le malheur innocent ?), mieux vaut se concentrer sur ce qui peut advenir à partir de cette tabula rasa.

Et c’est bien ce que fait Marie : elle va laisser décanter tous ces événements en son cœur, mais acceptera que Jésus soit désormais entièrement consacré à sa mission, même si cela va la transpercer. Puisque « être chez son Père » est sa raison de vivre, Marie le laissera vivre ainsi, en l’accompagnant avec amour jusqu’au bout, jusqu’au bout de sa tendresse maternelle pleurant sur son fils flagellé, humilié, dégradé, crucifié. Après Pâques, elle comprendra…

 

L’enjeu est bien cela pour nous qui nous situons après Pâques : transformer nos pourquoi en pour-quoi, découvrir où l’Esprit du Christ nous mène à travers les angoisses, les souffrances, les amours, les absences qui jalonnent notre pèlerinage, et y collaborer de toutes nos forces.

 



LECTURES DE LA MESSE

Première lecture
« Samuel demeurera à la disposition du Seigneur tous les jours de sa vie » (1 S 1, 20-22.24-28)

Lecture du premier livre de Samuel
Elcana s’unit à Anne sa femme, et le Seigneur se souvint d’elle. Anne conçut et, le temps venu, elle enfanta un fils ; elle lui donna le nom de Samuel (c’est-à-dire : Dieu exauce) car, disait-elle, « Je l’ai demandé au Seigneur. » Elcana, son mari, monta au sanctuaire avec toute sa famille pour offrir au Seigneur le sacrifice annuel et s’acquitter du vœu pour la naissance de l’enfant. Mais Anne n’y monta pas. Elle dit à son mari : « Quand l’enfant sera sevré, je l’emmènerai : il sera présenté au Seigneur, et il restera là pour toujours. » Lorsque Samuel fut sevré, Anne, sa mère, le conduisit à la maison du Seigneur, à Silo ; l’enfant était encore tout jeune. Anne avait pris avec elle un taureau de trois ans, un sac de farine et une outre de vin. On offrit le taureau en sacrifice, et on amena l’enfant au prêtre Éli. Anne lui dit alors : « Écoute-moi, mon seigneur, je t’en prie ! Aussi vrai que tu es vivant, je suis cette femme qui se tenait ici près de toi pour prier le Seigneur. C’est pour obtenir cet enfant que je priais, et le Seigneur me l’a donné en réponse à ma demande. À mon tour je le donne au Seigneur pour qu’il en dispose. Il demeurera à la disposition du Seigneur tous les jours de sa vie. » Alors ils se prosternèrent devant le Seigneur.

Psaume
(Ps 83 (84), 2-3, 5-6, 9-10)
R/ Heureux les habitants de ta maison, Seigneur !
 (Ps 83, 5a)

De quel amour sont aimées tes demeures,
Seigneur, Dieu de l’univers.
Mon âme s’épuise à désirer les parvis du Seigneur ;
mon cœur et ma chair sont un cri vers le Dieu vivant !

Heureux les habitants de ta maison :
ils pourront te chanter encore !
Heureux les hommes dont tu es la force :
des chemins s’ouvrent dans leur cœur !

Seigneur, Dieu de l’univers, entends ma prière ;
écoute, Dieu de Jacob.
Dieu, vois notre bouclier,
regarde le visage de ton messie.

Deuxième lecture
« Nous sommes appelés enfants de Dieu – et nous le sommes » (1 Jn 3, 1-2.21-24)

Lecture de la première lettre de saint Jean
Bien-aimés, voyez quel grand amour nous a donné le Père pour que nous soyons appelés enfants de Dieu – et nous le sommes. Voici pourquoi le monde ne nous connaît pas : c’est qu’il n’a pas connu Dieu. Bien-aimés, dès maintenant, nous sommes enfants de Dieu, mais ce que nous serons n’a pas encore été manifesté. Nous le savons : quand cela sera manifesté, nous lui serons semblables car nous le verrons tel qu’il est.
Bien-aimés, si notre cœur ne nous accuse pas, nous avons de l’assurance devant Dieu. Quoi que nous demandions à Dieu, nous le recevons de lui, parce que nous gardons ses commandements, et que nous faisons ce qui est agréable à ses yeux.
Or, voici son commandement : mettre notre foi dans le nom de son Fils Jésus Christ, et nous aimer les uns les autres comme il nous l’a commandé. Celui qui garde ses commandements demeure en Dieu, et Dieu en lui ; et voilà comment nous reconnaissons qu’il demeure en nous, puisqu’il nous a donné part à son Esprit.

Évangile
« Les parents de Jésus le trouvèrent au milieu des docteurs de la Loi » (Lc 2, 41-52)
Alléluia. Alléluia. 
Seigneur, ouvre notre cœur pour nous rendre attentifs aux paroles de ton Fils. Alléluia. (cf. Ac 16, 14b)

Évangile de Jésus Christ selon saint Luc
Chaque année, les parents de Jésus se rendaient à Jérusalem pour la fête de la Pâque. Quand il eut douze ans, ils montèrent en pèlerinage suivant la coutume. À la fin de la fête, comme ils s’en retournaient, le jeune Jésus resta à Jérusalem à l’insu de ses parents. Pensant qu’il était dans le convoi des pèlerins, ils firent une journée de chemin avant de le chercher parmi leurs parents et connaissances. Ne le trouvant pas, ils retournèrent à Jérusalem, en continuant à le chercher.
C’est au bout de trois jours qu’ils le trouvèrent dans le Temple, assis au milieu des docteurs de la Loi : il les écoutait et leur posait des questions, et tous ceux qui l’entendaient s’extasiaient sur son intelligence et sur ses réponses. En le voyant, ses parents furent frappés d’étonnement, et sa mère lui dit : « Mon enfant, pourquoi nous as-tu fait cela ? Vois comme ton père et moi, nous avons souffert en te cherchant ! » Il leur dit : « Comment se fait-il que vous m’ayez cherché ? Ne saviez-vous pas qu’il me faut être chez mon Père ? » Mais ils ne comprirent pas ce qu’il leur disait.
Il descendit avec eux pour se rendre à Nazareth, et il leur était soumis. Sa mère gardait dans son cœur tous ces événements. Quant à Jésus, il grandissait en sagesse, en taille et en grâce, devant Dieu et devant les hommes.
Patrick BRAUD

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