Traverser la dépression : le chemin d’Elie
LE MAL DE VIVRE (BARBARA)
Ça ne prévient pas quand ça arrive, ça vient de loin.
Ça s’est promené de rive en rive, la gueule en coin.
Et puis un matin, au réveil, c’est presque rien
Mais c’est là, ça vous ensommeille au creux des reins.
Le mal de vivre, le mal de vivre qu’il faut bien vivre, vaille que vivre.
On peut le mettre en bandoulière ou comme un bijou à la main
Comme une fleur en boutonnière ou juste à la pointe du sein.
Ce n’est pas forcément la misère, c’est pas Valmy, c’est pas Verdun
Mais c’est des larmes aux paupières au jour qui meurt, au jour qui vient.
Le mal de vivre, le mal de vivre qu’il faut bien vivre, vaille que vivre.
Qu’on soit de Rome ou d’Amérique, qu’on soit de Londres ou de Pékin
Qu’on soit d’Égypte ou bien d’Afrique, de la porte Saint-Martin
On fait tous la même prière, on fait tous le même chemin.
Qu’il est long lorsqu’il faut le faire avec son mal au creux des reins.
Ils ont beau vouloir nous comprendre
Ceux qui nous viennent les mains nues
Nous ne voulons plus les entendre, on ne peut pas, on n’en peut plus.
Et tous seuls dans le silence d’une nuit qui n’en finit plus
Voilà que soudain on y pense à ceux qui n’en sont pas revenus.
Du mal de vivre, leur mal de vivre
Qu’il faut bien vivre, vaille que vivre.
Et sans prévenir, ça arrive, ça vient de loin.
Ça s’est promené de rive en rive, le rire en coin.
Et puis un matin, au réveil, c’est presque rien
Mais c’est là, ça vous émerveille, au creux des reins.
La joie de vivre, la joie de vivre, qu’il faut bien vivre, la joie de vivre.
Traverser la dépression : le chemin d’Élie
Homélie du 19° dimanche / Année B
12/08/12
C’est qu’il nous fait une vraie déprime, en bonne et due forme, notre brave Élie ! Une vraie plongée dans le « mal de vivre » que chantait si bien Barbara dans les années 60.
Comparez les symptômes de 1R 19,4-8 avec ce que vous pouvez observer chez des personnes dépressives autour de vous.
LA PLONGÉE DÉPRESSIVE
La fuite
« Le prophète Élie, fuyant… »
Un prophète en fuite, ce n’est pas très glorieux.
D’autant qu’il vient juste d’affronter avec courage et brio une armée de faux prophètes de Baal qu’il a réussi à exterminer grâce au feu de Dieu descendu du ciel ! Après un tel succès aussi spectaculaire, il aurait dû savourer sa victoire. Mais le voilà en fuite…
Nombre de dépressions viennent-elles aussi à la suite d’un effort intense couronné de succès (rédaction et soutenance d’une thèse, accouchement, réussite professionnelle…) mais débouchant sur une sorte de vide existentiel qui engendre la fuite, réaction de panique devant ce qu’on avait pourtant recherché depuis des mois.
L’hostilité
« Le prophète Élie, fuyant l’hostilité de la reine Jézabel… »
La dépression vient de l’impression de se heurter contre un mur.
C’est le mal de crâne de la mouche qui se cogne et se recogne contre la vitre, obstinément, maudissant la paroi de verre qui se dresse contre elle. Cette hostilité sert d’alibi à la fuite. Elle peut être bien réelle, comme ici la reine Jézabel voulant se venger de celui qui a décimé et humilié ses fonctionnaires royaux (Jézabel symbolise au passage l’acharnement kafkaïen qui à force de s’abattre sur quelqu’un le pousse à sombrer dans la déprime). L’hostilité peut également être imaginaire, inventée, ou virtuelle, supposée. On connaît tous des dépressifs qui se construisent des ennemis et des impossibilités pour justifier leur léthargie.
Hier, l’hostilité de Jézabel stimulait Élie comme prophète.
Aujourd’hui, elle le décourage et le transforme en fuyard.
La marche dans le désert
« Le prophète Élie, fuyant l’hostilité de la reine Jézabel, marcha toute une journée dans le désert ».
Marcher sans but, un peu hagard, dans un horizon soudain vidé de ses repères habituels : c’est le signal juste avant le plongeon dépressif. Une existence d’automate, d’où ont disparu les finalités antérieures. Élie erre dans le désert, il ne sait plus où il en est, il a l’impression que tout ce qu’il a fait débouche sur un vide immense à la mesure de l’infini du désert désolant.
S’asseoir à l’ombre d’un buisson
« Il vint s’asseoir à l’ombre d’un buisson ».
Là, c’est le breakdown de celui qui ne peut plus avancer. C’est le burnout de celui qui a trop donné : je m’arrête ; mes pas ne me portent plus.
Cela se traduit alors par une hospitalisation d’urgence ou au moins un arrêt de travail. On cherche un « buisson » derrière lequel disparaître : certains descendent les volets de leur maison et s’y tiennent enfermés ; d’autres ne peuvent plus quitter leur lit. D’autres s’assoient à l’ombre de l’alcool en espérant disparaître du paysage… Or il n’y a pas tant d’ombre que cela derrière un buisson à raz de désert, et l’insolation guette (cf. Jonas et son ricin !). Ce genre de fausses protections (alcool, sommeil, isolement) se révèle vite illusoire, mais la dépression nous fait croire que c’est un refuge possible ; alors, comme il n’y en a pas d’autre, à dieu-vat !
Demander la mort
« Il demanda la mort »
Demander la mort est le moment paroxystique de la déprime : ne plus avoir envie de vivre, vouloir tuer en soi jusqu’à la soif d’exister. Le pire, c’est que Élie demande la mort à Dieu lui-même, lui dont il est le prophète. La plupart des dépressifs demandent la mort à une boîte de médicaments, à une arme, une corde ou un TGV. Or demander à des dieux inertes n’entraîne que le silence. Oser demander à Dieu en personne suscite d’autres réponses.
Ici, Élie semble vouloir entraîner Dieu lui-même dans son anéantissement. Car Dieu est l’auteur de la vie : lui demander la mort, c’est comme lui demander de se suicider en exauçant mon voeu morbide. Dieu se renierait comme Dieu s’il donnait cette mort-là, alors que la mort physique n’a été acceptée par lui que pour être convertie en passage vers la divinisation.
Le drame de la dépression, c’est qu’elle amène des personnes à souhaiter se supprimer, et qu’elle entraîne l’entourage dans cette spirale infernale. Les dégâts sont si importants chez les proches lorsque ce désespoir de l’un d’entre eux les amène à se renier eux-mêmes?
Demander la mort : la question rebondit aujourd’hui à travers le débat de société sur la fin de vie. Euthanasie, droit de mourir dans la dignité, droit au suicide assisté : ces demandes vont exploser avec le nombre de personnes âgées (la déprime du quatrième âge) et des personnes isolées (le sentiment de solitude peut facilement engendrer la dépression).
Faut-il le prendre à la lettre ? Où faut-il comme Dieu réagir en donnant à Élie autre chose que ce qu’il demande ?
La dévalorisation de soi
« Il demanda la mort en disant : « Maintenant, Seigneur, c’en est trop ! Reprends ma vie : je ne vaux pas mieux que mes pères » ».
La dès-estime de soi accélère l’effet de vertige de la plongée dépressive.
On remet en cause tout ce qu’on a construit auparavant. Rien n’apparaît plus consistant. Les réussites d’avant semblent insignifiantes ou sont oubliées. « Je ne vaux pas mieux que mes pères » : je n’ai pas réussi à apporter quelque chose de plus dans l’histoire humaine. Notons au passage que le surmoi d’Élie semble l’écraser : il s’était fixé comme mission non seulement d’être à la hauteur de ses pères, mais de les surpasser, ce qui est bien prétentieux.
Élie n’arrive pas accepter sa condition de prophète ordinaire, c’est-à-dire contesté et persécuté. Il regarde en arrière et voit les anciens prophètes d’Israël marginalisés, critiqués, puis lapidés, éliminés. Et il se résigne à ce que cela devienne son sort, jusqu’à vouloir l’anticiper pour au moins ne pas laisser cette victoire à ses ennemis.
Nombre de personnes dépressives auront à faire un sacré travail de relecture de leur histoire familiale pour ne pas tomber dans cette résignation mortifère. Ce n’est pas parce que nos pères auraient sombré dans l’alcool, l’infidélité ou l’échec absolu que nous sommes condamnés d’avance à les suivre sur cette pente.
La revalorisation de soi passe par l’estime de ses pères.
La dévalorisation de soi engendre la tentation suicidaire.
La léthargie
« Puis il s’étendit sous le buisson, et s’endormit ».
Phase ultime de la dépression si elle ne débouche pas sur le suicide : la léthargie.
On se traîne lamentablement de traitement en traitement, de psy en psy, d’arrêt de travail en arrêt de travail, « de rives en rive, la gueule en coin » (Barbara). On n’a plus goût à rien. Comme Élie, on voudrait dormir tout le temps, ne plus être là. On se couche littéralement devant l’adversité, et on reste là, étendu, telle la mouche paralysée par la piqûre de l’araignée.
LA SORTIE DE LA DÉPRESSION
Le texte de 1R 19,4-8 ne s’arrête pas heureusement à cette description quasi-clinique de la plongée dépressive. Il trace un chemin de réveil pour Élie, aujourd’hui encore fort efficace.
Un messager extérieur
« Mais voici qu’un ange le toucha… »
Le mot grec angelos (ange) signifie messager (de la part d’un Autre). Le déclic qui va donner à Élie l’élan pour revivre ne vient pas de lui, de son introspection, de ses propres forces. Non, c’est un contact qui vient de l’extérieur de sa bulle d’isolement (« un ange le toucha »). C’est une parole autre, prononcée au nom du Tout Autre. Toute l’importance du réseau familial et amical est là : pour sortir de la dépression, il faut pouvoir compter sur d’autres que soi-même. Cet ange peut-être le psy de service, l’accompagnateur spirituel, l’ami(e) clairvoyant(e)… Le contact peut se faire par une émotion retrouvée devant un paysage, une musique, ou par une saveur à nouveau délicieuse des choses simples de la vie. La parole est peut être celle dite par quelqu’un à son insu, mais qui va vous faites l’effet d’un électrochoc. Ou bien la parole d’un texte biblique qui va de manière fulgurante vous parler comme jamais.
Accepter ce contact et cette parole de l’extérieur, reconnaître l’ange qui passe à proximité est alors pour Élie le début des retrouvailles. La nourriture prise pour prendre des forces sera tout à la fois matérielle, humaine, spirituelle, sacramentelle.
Deux impératifs
« Lève-toi, et mange ».
La force de ces impératifs ici réside en ce qu’ils viennent de Dieu. La plupart du temps, ce genre de conseil prodigué par des proches exaspérés n’a aucun effet sur un dépressif. Comme le chantait Barbara : « Ils ont beau vouloir nous comprendre, ceux qui nous viennent les mains nues, nous ne voulons plus les entendre, on ne peut pas, on n’en peut plus. ». Il faut qu’il y ait un poids divin dans l’impératif pour susciter une réaction salutaire. Tout dépend donc de qui les profère.
Les deux impératifs portent sur le mouvement : « lève-toi », et sur la nourriture : « mange ».
Comme le plongeur qui tape du pied sur le fond de la piscine lorsqu’il a coulé au plus bas, Élie va s’appuyer sur cet ordre pour rebondir.
Une humble patience
« Il mangea, il but, et se rendormit.
Une seconde fois, l’ange du Seigneur le toucha et lui dit : « Lève-toi, et mange ! Autrement le chemin serait trop long pour toi ». Élie se leva, mangea et but ».
Mais cela ne se fait pas en une seule fois.
La première fois, Élie est si épuisé qu’il ne peut même pas se lever. Il semble manger et boire à même le sol, retrouvant la fonction animale élémentaire : manger et boire. Ensuite il se rendort. C’est donc que la personne dépressive met du temps à s’en sortir. Elle connaît des rechutes. Elle est d’abord comme un animal blessé qui réapprend le B-A BA du goût de vivre. Il lui faut beaucoup de patience envers elle-même pour accepter cette durée de guérison. Et beaucoup de patience de la part de son entourage pour ne pas trop exiger d’elle trop vite.
Une humble patience envers soi-même fortifiera le chemin de guérison.
Une humble patience des proches consolidera ses premiers pas hésitants.
Grâce à elle, Élie finit par pouvoir se lever, manger, et marcher de nouveau.
De nouveaux objectifs
« Puis, fortifié par cette nourriture, il marcha quarante jours et quarante nuits jusqu’à l’Horeb, la montagne de Dieu ».
Et il ne marche plus au hasard, hagard, dans le désert. Il se dirige vers la montagne de Dieu, l’Horeb. Il avait été précipité en bas de la montagne de l’idéal qui s’était lui-même fixé (le mont Carmel et l’envie de victoire sur Baal). Il est maintenant conduit vers la montagne où Dieu lui confiera sa véritable mission prophétique : révéler aux hommes que Dieu est dans la brise légère et non dans l’ouragan ni les éclairs ni le feu du mont Carmel.
Élie passe d’un objectif irréaliste et inconsidéré (le mont Carmel) à un objectif plus simple et plus vrai (l’Horeb : goûter la présence divine dans les choses simples de la vie, cf. la brise légère).
La sortie de la dépression est totale parce que la marche reprend, non plus vers les anciens objectifs qui ne convenaient pas à la personnalité, mais vers de nouvelles finalités, plus simples et plus vraies.
Comment traverser la dépression ?
Puisse le chemin d’Élie inspirer ceux qui sont happés par ce mécanisme infernal.
Puisse-t-il aider les proches à comprendre ceux des leurs qui se débattent avec ce mal de vivre.
Et que personne ne soit si orgueilleux qu’il se croit lui-même à l’abri de ce genre de piège !
1ère lecture : Élie fortifié par le pain de Dieu (1R 19, 4-8)
Lecture du premier livre des Rois
Le prophète Élie, fuyant l’hostilité de la reine Jézabel, marcha toute une journée dans le désert. Il vint s’asseoir à l’ombre d’un buisson, et demanda la mort en disant : « Maintenant, Seigneur, c’en est trop ! Reprends ma vie : je ne vaux pas mieux que mes pères. »
Puis il s’étendit sous le buisson, et s’endormit. Mais voici qu’un ange le toucha et lui dit : « Lève-toi, et mange ! »
Il regarda, et il y avait près de sa tête un pain cuit sur la braise et une cruche d’eau. Il mangea, il but, et se rendormit.
Une seconde fois, l’ange du Seigneur le toucha et lui dit : « Lève-toi, et mange ! Autrement le chemin serait trop long pour toi. »
Élie se leva, mangea et but. Puis, fortifié par cette nourriture, il marcha quarante jours et quarante nuits jusqu’à l’Horeb, la montagne de Dieu.
Psaume : 33, 2-3, 4-5, 6-7, 8-9
R/ Goûtez et voyez comme est bon le Seigneur !
Je bénirai le Seigneur en tout temps,
sa louange sans cesse à mes lèvres.
Je me glorifierai dans le Seigneur :
que les pauvres m’entendent et soient en fête !
Magnifiez avec moi le Seigneur,
exaltons tous ensemble son nom.
Je cherche le Seigneur, il me répond :
de toutes mes frayeurs, il me délivre.
Qui regarde vers lui resplendira,
sans ombre ni trouble au visage.
Un pauvre crie ; le Seigneur entend :
il le sauve de toutes ses angoisses.
L’ange du Seigneur campe à l’entour
pour libérer ceux qui le craignent.
Goûtez et voyez : le Seigneur est bon !
Heureux qui trouve en lui son refuge !
2ème lecture : Vivez dans l’amour (Ep 4, 30-32; 5, 1-2)
Lecture de la lettre de saint Paul Apôtre aux Éphésiens
Frère, en vue du jour de votre délivrance, vous avez reçu en vous la marque du Saint Esprit de Dieu : ne le contristez pas. Faites disparaître de votre vie tout ce qui est amertume, emportement, colère, éclats de voix ou insultes, ainsi que toute espèce de méchanceté. Soyez entre vous pleins de générosité et de tendresse. Pardonnez-vous les uns aux autres, comme Dieu vous a pardonné dans le Christ.
Oui, cherchez à imiter Dieu, puisque vous êtes ses enfants bien-aimés. Vivez dans l’amour, comme le Christ nous a aimés et s’est livré pour nous en offrant à Dieu le sacrifice qui pouvait lui plaire.
Evangile : Le pain de la vie éternelle (Jn 6, 41-51)
Acclamation : Alléluia. Alléluia. Tu es le pain vivant venu du ciel, Seigneur Jésus. Qui mange de ce pain vivra pour toujours. Alléluia. (cf. Jn 6, 50-51)
Évangile de Jésus Christ selon saint Jean
Comme Jésus avait dit : « Moi, je suis le pain qui est descendu du ciel », les Juifs récriminaient contre lui : « Cet homme-là n’est-il pas Jésus, fils de Joseph ? Nous connaissons bien son père et sa mère. Alors comment peut-il dire : ‘Je suis descendu du ciel’ ? »
Jésus reprit la parole : « Ne récriminez pas entre vous. Personne ne peut venir à moi, si le Père qui m’a envoyé ne l’attire vers moi, et moi, je le ressusciterai au dernier jour. Il est écrit dans les prophètes : Ils seront tous instruits par Dieu lui-même. Tout homme qui écoute les enseignements du Père vient à moi. Certes, personne n’a jamais vu le Père, sinon celui qui vient de Dieu : celui-là seul a vu le Père. Amen, amen, je vous le dis : celui qui croit en moi a la vie éternelle. Moi, je suis le pain de la vie.
Au désert, vos pères ont mangé la manne, et ils sont morts ; mais ce pain-là, qui descend du ciel, celui qui en mange ne mourra pas. Moi, je suis le pain vivant, qui est descendu du ciel : si quelqu’un mange de ce pain, il vivra éternellement. Le pain que je donnerai, c’est ma chair, donnée pour que le monde ait la vie. »
Patrick Braud