L'homélie du dimanche (prochain)

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10 septembre 2023

70 fois 7 fois

Classé sous Communauté spirituelle — lhomeliedudimanche @ 12 h 30 min

70 fois 7 fois

Homélie pour le 24° Dimanche du temps ordinaire / Année A
17/09/2023

Cf. également :
À Dieu la dette !
Pardonner 70 fois 7 fois
La dette est stable : vive la dette !
La pierre noire du pardon
L’oubli est le pivot du bonheur

Autun en emporte Caïn
Lamek tue Caïn
Allez visiter la magnifique cathédrale d’Autun ! Ne manquez pas la salle capitulaire : vous y verrez un chapiteau énigmatique. Un personnage y est tué par une flèche en pleine gorge tirée par un chasseur muni d’un arc. Le guide vous expliquera que c’est le meurtre de Caïn qui est figuré là. En effet, le Talmud et la Mishna développent sur ce passage une légende, reprise notamment par Rachi, où Lamek (arrière-arrière-petit-fils de Caïn) perd la vue, à cause de son âge avancé. Il est aidé à la chasse par son fils Tubal-Caïn. Il aperçoit indistinctement un animal, et le tue d’une flèche de son arc. Mais c’est en réalité son ancêtre Caïn, toujours vivant du fait des âges antédiluviens. Quand il comprend son erreur, il frappe des mains et tue accidentellement son fils Tubal-Caïn. Cette légende peut expliquer les versets étranges de Gn 4,23–24 auquel notre évangile de ce dimanche (Mt 18,21-35) renvoie :
« J’ai tué un homme pour une blessure, un enfant pour une meurtrissure. C’est que Caïn est vengé 7 fois mais Lamek 70 fois 7 fois ».
« ὅτι ἑπτάκις ἐκδεδίκηται ἐκ Καιν, ἐκ δὲ Λαμεχ ἑβδομηκοντάκις ἑπτά ».
Car c’est le même mot grec βδομηκοντκις= hebdomēkontakis que Matthieu utilise pour décrire l’exigence de pardon formulée par Jésus : « Jésus lui dit: Je ne te dis pas jusqu’à 7 fois, mais jusqu’à 70 fois 7 fois » (Mt 18,22).
λέγει αὐτῷ ὁ Ἰησοῦς· Οὐ λέγω σοι ἕως ἑπτάκις ἀλλὰ ἕως ἑβδομηκοντάκις ἑπτά ».
Ce sont les deux seules occurrences du mot ἑβδομηκοντάκις dans toute la Bible. Le renvoi à Lamek est donc voulu par Matthieu.

La réponse de Jésus à Pierre vient en exact contrepoint de celle de Lamek. Car la violence a une propension naturelle à l’escalade, à la montée aux extrêmes, pour finir par le lynchage et le massacre. Face à elle, le pardon doit opérer une désescalade de même ampleur afin d’être à la hauteur du défi.
Caïn le meurtrier est tué à son tour, alors qu’il était protégé par la miséricorde de Dieu (Gn 4,1-16) : « Si quelqu’un tue Caïn, Caïn sera vengé sept fois. Et le Seigneur mit un signe sur Caïn pour le préserver d’être tué par le premier venu qui le trouverait » (Gn 4,15).
D’où la surenchère : puisque 7 fois ne suffisent pas à protéger de la violence, Dieu augmente le tarif pour Lamek : 70 fois 7 fois ! À la montée de la menace qui ne respecte pas l’interdit divin, Dieu répond par la montée en puissance de sa protection accordée au meurtrier du meurtrier ! Dieu veut arrêter le cercle infernal : violence-représailles-vengeance, qui oblige à terroriser les agresseurs pour les dissuader d’agir.

Jésus renverse la perspective : ce n’est pas la menace qui doit augmenter, mais le pardon. À l’inexorable montée de la violence, Jésus oppose donc la montée parallèle et antagoniste du pardon. Il ne s’agit pas là d’une loi morale mais d’une simple loi de la vie : si l’on ne veut pas que la mort triomphe, il faut que le pardon soit aussi persévérant et aussi puissant que la spirale de la vengeance et de la violence.
La première logique – celle de la menace – est celle de la dissuasion nucléaire : si tu veux être violent injustement, tu risques infiniment plus que le mal commis.
La seconde logique – celle du pardon – est celle de la non-violence réparatrice : si tu es violent, je te montrerai le mal commis, mais nous chercherons ensemble des solutions pour ne pas en rester là ni alimenter l’escalade.

La menace nous oblige à devenir vengeurs et violents comme le meurtrier initial. Au lieu d’arrêter la souffrance due à la violence, elle l’amplifie, la propage, tel un incendie de forêt qui saute d’un village à une ville… La vengeance fait gagner le mal deux fois : par la blessure portée à incandescence d’abord, puis par la violence en retour qui nous rend semblable à notre agresseur. Nous transformer à l’image du méchant est la seconde victoire de la violence. Les soi-disant résistants qui tondaient à tour de bras les femmes et exécutaient sommairement les collabos à la Libération en 1945 ne valaient guère mieux que les soldats de l’Occupation.
Le pardon protège mieux que la menace : Jésus désamorce radicalement les stratégies de vengeance, de représailles, de surenchère dans la répression.
La menace de vengeance protégeant Lamek est celle de Caïn au carré.
La promesse de pardon portée par Jésus est celle de Dieu à la puissance infinie : 70 fois 7 fois !

 

Extension du domaine du pardon
Extension du domaine de la lutte par Houellebecq
Si l’on replace cet épisode dans son contexte, on comprend que Pierre au début veut limiter le pardon au « frère », c’est-à-dire aux membres de la communauté chrétienne locale. Car le chapitre 18 de Matthieu est consacré à la communauté. Ainsi, quelques versets plus haut, Jésus a plaidé pour la correction fraternelle, au sein de l’Église donc. C’est pourquoi la question de Pierre porte sur le pardon à accorder à un « frère », pas à un étranger ni à un païen : « Seigneur, lorsque mon frère commettra des fautes contre moi… » Il s’interroge sur l’extension de ce domaine du pardon. Lorsqu’il questionne : « jusqu’à 7 fois ? » il pressent que Jésus va lui demander d’élargir ce cercle de la miséricorde bien au-delà de l’Église. Car le chiffre 7 fait évidemment référence aux 7 jours de la Création, c’est-à-dire à la dimension universelle. Pardonner 7 fois serait donc déjà étendre le pardon pratiqué dans la communauté à toute la Création. Alors, le faire 70 fois 7 fois revient à ériger l’exigence du pardon pour tous et pour toutes les époques ! Car 10 c’est le nombre de la Loi : les 10 commandements, les 10 personnes minimum pour constituer une assemblée de prière (le miniane). Unir la Loi (10) et la Création (7) dans l’impératif du pardon, c’est étendre le domaine du pardon d’Israël à l’Église puis à tous les peuples, de tous les temps.
D’ailleurs Jésus le premier a demandé d’aimer ses ennemis (Mt 5,43 48) ce qui inclut le pardon. Et il a intercédé pour que les soldats le clouant à la croix soient pardonnés (Lc 23,34).

Impossible d’être communautariste avec ce 70 fois 7 fois ! Toutes les lois religieuses qui font une différence au profit de leurs adeptes sont ainsi disqualifiées. Le vrai pardon ne connaît pas de frontières, ni géographiques ni spirituelles. Le répéter, à l’infini si besoin, fait partie de l’amour des ennemis.
Saint Astère, évêque d’Amasée en Asie Mineure au IV° siècle, nous encourage à ne pas nous lasser d’espérer en l’autre, ce qui est une condition préalable au pardon :
« Ne désespérons pas facilement des hommes,
ne laissons pas à l’abandon ceux qui sont en péril (à cause du mal qu’ils commettent).
Recherchons avec ardeur celui qui est exposé,
ramenons-le sur le chemin,
réjouissons-nous de son retour…
(Homélie sur la conversion)

 

Envoyer au loin
Mais qu’est-ce donc que pardonner ?
En français, le verbe évoque l’action de donner (donum en latin) au travers (per) de la blessure infligée. Il s’agit de ne pas stopper la générosité de l’amour fraternel, qui veut sauter par-dessus l’obstacle de l’offense pour continuer à se donner, gratuitement. Un peu comme un fleuve submerge un barrage naturel pour continuer à couler vers la mer.
En grec, le verbe employé par Matthieu est φημι (aphièmi) et vient de π(apo = loin de) et de ημι (hiemi = envoyer, forme intensive de iemi = eimi, aller). Le verbe φημι signifie donc : envoyer loin de.

Le Pasteur Marc Perrot commente :
« La question n’est pas celle d’une amnistie, ni celle de payer quoi que ce soit pour solder le compte, la question est ‘d’envoyer au loin’ ce qui est mauvais. Cela veut dire faire en sorte que la victime se porte mieux, d’abord. Cela veut dire aussi que le coupable soit guéri de son problème qui a été source du mal, et qu’il ne fasse pas de nouvelles victimes. Cet aphièmi est une logique de soins en vue du bien. Ce travail ne peut pas être fait si on est dans la logique de la dette à venger, ou dans celle du pardon comme une amnistie. Ce serait comme si un médecin disait à une personne : je vous pardonne votre appendicite, je vous pardonne votre Covid, allez en paix ! C’est bien sympa mais cette absolution ne va pas suffire à « nous délivrer du mal », au contraire » [1].

70 fois 7 fois dans Communauté spirituelleEnvoyer au loin fait irrésistiblement penser au bouc émissaire.
Contrairement à ce que l’on croit trop souvent, le bouc chargé des péchés du peuple d’Israël pour leur expiation n’était pas mis à mort. On le chassait loin du peuple, dans le désert, une fois que l’imposition des mains et la consécration à Azazel l’avaient symboliquement chargé des péchés commis. « Quant au bouc sur lequel est tombé le sort ‘Pour Azazel’, on le placera vivant devant le Seigneur afin d’accomplir sur lui le rite d’expiation, en l’envoyant vers Azazel, dans le désert. [...] Aaron posera ses deux mains sur la tête du bouc vivant et il prononcera sur celui-ci tous les péchés des fils d’Israël, toutes leurs transgressions et toutes leurs fautes ; il en chargera la tête du bouc, et il le remettra à un homme préposé qui l’emmènera au désert. Ainsi le bouc emportera sur lui tous leurs péchés dans un lieu solitaire » (Lv 16,10.21-22).
Autrement dit : le pardon ne veut pas effacer le mal commis – qui peut en gommer la réalité ? –. Il le dénonce, il appelle mal ce qui est mal. Mais il le chasse au loin : au lieu de le nier, de l’effacer, ou au contraire de l’exacerber pour justifier une vengeance, le pardon l’envoie loin de la victime, au désert, là où il ne pourra plus faire de mal. Il la protège ainsi en mettant une distance entre les deux. Il ouvre un avenir avec la possibilité d’oublier, une fois rendu inoffensif le bouc au désert.

Oui, le pardon conduit à l’oubli !
Ne croyez pas ceux qui vous disent qu’il faudrait cultiver pour toujours la mémoire des violences subies. Heureusement que nous oublions les folies meurtrières des guerres de religion, la terreur des anciens empires, les effrayantes noirceurs des siècles passés ! Sinon, c’est la vendetta à l’infini…
Le premier, Dieu oublie, parce que Dieu pardonne. Il oublie en pardonnant ; il pardonne en oubliant. La Bible met dans la bouche de Dieu la promesse de cet oubli d’autant plus salutaire que c’est celui de Dieu lui-même :
« Je deviendrai leur Dieu, ils deviendront mon peuple. […] Je serai indulgent pour leurs fautes, et de leurs péchés je ne me souviendrai plus » (He 8,12).
« De leurs péchés et de leurs iniquités je ne me souviendrai plus. Or, là où il y a eu pardon, on ne fait plus d’offrande pour le péché » (He 10,17-18).
À l’inverse, lorsque Dieu est en colère contre Israël, il le menace de ne pas oublier : « Yahvé l’a juré par l’orgueil de Jacob; jamais je n’oublierai aucune de leurs actions (Am 8,7) ».
Isaïe annonce à Jérusalem qu’elle sera réconciliée avec elle-même grâce à l’oubli de ses iniquités : « N’aie pas peur, tu n’éprouveras plus de honte, ne sois pas confondue, tu n’auras plus à rougir; car tu vas oublier la honte de ta jeunesse, tu ne te souviendras plus de l’infamie de ton veuvage » (Is 54).
Et il décrit un Dieu qui ne tient plus compte du passé :
« On oubliera les angoisses anciennes, elles auront disparu de mes yeux » (Is 65,16).
« C’est moi, moi, qui efface tes crimes par égard pour moi, et je ne me souviendrai plus de tes fautes » (Is 43,25).
C’est la prière constante des psaumes :
« Oublie les péchés de ma jeunesse, mais de moi, selon ton amour souviens-toi ! » (Ps 25,7)
Joseph, après le pardon accordé à ses frères qui l’avaient vendu comme esclave, constate que ce passé ne pèse plus sur sa mémoire, et il en fait le prénom de son fils : « Joseph donna à l’aîné le nom de Manassé (= oublieux, en hébreu) car, dit-il, Dieu m’a fait oublier toute ma peine et toute la famille de mon père » (Gn 41,51).

70 Fois 7 FoisSi pardonner c’est envoyer le mal loin de nous comme un bouc émissaire, nous pouvons le faire et le refaire, 70 fois 7 fois. Cela n’est pas au-dessus de nos forces, car cela vient de l’image de Dieu en nous. « Vous êtes des dieux » nous dit l’Écriture (Ps 82,6 : Jn 10,34). Or le pardon est dans les premiers attributs de Dieu, le Clément, le Miséricordieux. Pardonner restaure la ressemblance divine en nous. Trouver en nous la force du pardon, toujours et encore, nous est donné par l’Esprit de Dieu qui est notre véritable nature, notre hôte intérieur : il veut sans cesse créer et recréer le lien de communion à l’autre, tout l’autre, tous les autres.

La parabole du débiteur impitoyable de ce dimanche nous ajoute une raison supplémentaire à cela : puisque Dieu le premier me pardonne mes 100 000 talents (60 millions de pièces d’argent) de dettes, qui suis-je pour aller étrangler celui qui me doit 600 000 fois moins (100 pièces d’argent) ?

La force de pardonner encore et encore ne vient pas de nous, elle nous est donnée.
« La loi du pardon n’est pas un mince ruisseau à la frontière entre l’esclavage et la liberté : elle est large et profonde, c’est la mer Rouge. Les juifs ne la traversent pas grâce à leurs propres efforts, sur des bateaux faits de main d’homme ; la mer Rouge s’entrouvrit par la puissance de Dieu : il fallut que Dieu les aides à la franchir. Mais pour être conduit par Dieu, on doit communier à cette qualité de Dieu qui est la capacité de pardonner » [2].


[2]. Métropolite Antoine Blum, Prière vivante, Cerf, 2008, p. 34.

 

LECTURES DE LA MESSE

PREMIÈRE LECTURE
« Pardonne à ton prochain le tort qu’il t’a fait ; alors, à ta prière, tes péchés seront remis » (Si 27, 30 – 28, 7)

Lecture du livre de Ben Sira le Sage
Rancune et colère, voilà des choses abominables où le pécheur est passé maître. Celui qui se venge éprouvera la vengeance du Seigneur ; celui-ci tiendra un compte rigoureux de ses péchés. Pardonne à ton prochain le tort qu’il t’a fait ; alors, à ta prière, tes péchés seront remis. Si un homme nourrit de la colère contre un autre homme, comment peut-il demander à Dieu la guérison ? S’il n’a pas de pitié pour un homme, son semblable, comment peut-il supplier pour ses péchés à lui ? Lui qui est un pauvre mortel, il garde rancune ; qui donc lui pardonnera ses péchés ? Pense à ton sort final et renonce à toute haine, pense à ton déclin et à ta mort, et demeure fidèle aux commandements. Pense aux commandements et ne garde pas de rancune envers le prochain, pense à l’Alliance du Très-Haut et sois indulgent pour qui ne sait pas.

PSAUME
(Ps 102 (103), 1-2, 3-4, 9-10, 11-12)
R/ Le Seigneur est tendresse et pitié, lent à la colère et plein d’amour. (Ps 102, 8)

Bénis le Seigneur, ô mon âme,
bénis son nom très saint, tout mon être !
Bénis le Seigneur, ô mon âme,
n’oublie aucun de ses bienfaits !

Car il pardonne toutes tes offenses
et te guérit de toute maladie ;
il réclame ta vie à la tombe
et te couronne d’amour et de tendresse.

Il n’est pas pour toujours en procès,
ne maintient pas sans fin ses reproches ;
il n’agit pas envers nous selon nos fautes,
ne nous rend pas selon nos offenses.

Comme le ciel domine la terre,
fort est son amour pour qui le craint ;
aussi loin qu’est l’orient de l’occident,
il met loin de nous nos péchés.

DEUXIÈME LECTURE
« Si nous vivons, si nous mourons, c’est pour le Seigneur » (Rm 14, 7-9)

Lecture de la lettre de saint Paul Apôtre aux Romains
Frères, aucun d’entre nous ne vit pour soi-même, et aucun ne meurt pour soi-même : si nous vivons, nous vivons pour le Seigneur ; si nous mourons, nous mourons pour le Seigneur. Ainsi, dans notre vie comme dans notre mort, nous appartenons au Seigneur. Car, si le Christ a connu la mort, puis la vie, c’est pour devenir le Seigneur et des morts et des vivants.

ÉVANGILE
« Je ne te dis pas de pardonner jusqu’à sept fois, mais jusqu’à 70 fois sept fois » (Mt 18, 21-35)
Alléluia. Alléluia. Je vous donne un commandement nouveau, dit le Seigneur : « Aimez-vous les uns les autres, comme je vous ai aimés. » Alléluia. (cf. Jn 13, 34)

Évangile de Jésus Christ selon saint Matthieu
En ce temps-là, Pierre s’approcha de Jésus pour lui demander : « Seigneur, lorsque mon frère commettra des fautes contre moi, combien de fois dois-je lui pardonner ? Jusqu’à sept fois ? » Jésus lui répondit : « Je ne te dis pas jusqu’à sept fois, mais jusqu’à 70 fois sept fois. Ainsi, le royaume des Cieux est comparable à un roi qui voulut régler ses comptes avec ses serviteurs. Il commençait, quand on lui amena quelqu’un qui lui devait dix mille talents (c’est-à-dire soixante millions de pièces d’argent). Comme cet homme n’avait pas de quoi rembourser, le maître ordonna de le vendre, avec sa femme, ses enfants et tous ses biens, en remboursement de sa dette. Alors, tombant à ses pieds, le serviteur demeurait prosterné et disait : ‘Prends patience envers moi, et je te rembourserai tout.’ Saisi de compassion, le maître de ce serviteur le laissa partir et lui remit sa dette.
Mais, en sortant, ce serviteur trouva un de ses compagnons qui lui devait cent pièces d’argent. Il se jeta sur lui pour l’étrangler, en disant : ‘Rembourse ta dette !’ Alors, tombant à ses pieds, son compagnon le suppliait : ‘Prends patience envers moi, et je te rembourserai.’ Mais l’autre refusa et le fit jeter en prison jusqu’à ce qu’il ait remboursé ce qu’il devait. Ses compagnons, voyant cela, furent profondément attristés et allèrent raconter à leur maître tout ce qui s’était passé. Alors celui-ci le fit appeler et lui dit : ‘Serviteur mauvais ! je t’avais remis toute cette dette parce que tu m’avais supplié. Ne devais-tu pas, à ton tour, avoir pitié de ton compagnon, comme moi-même j’avais eu pitié de toi ?’ Dans sa colère, son maître le livra aux bourreaux jusqu’à ce qu’il eût remboursé tout ce qu’il devait.
C’est ainsi que mon Père du ciel vous traitera, si chacun de vous ne pardonne pas à son frère du fond du cœur. »
 Patrick BRAUD

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8 septembre 2023

10° Coupe du monde de rugby en France !

Classé sous Communauté spirituelle — lhomeliedudimanche @ 0 h 06 min

10° Coupe du monde de rugby en France !

Coupe du monde de rugby france 2023 - monnaie de 10€ argentFrance – All Blacks sera l’affiche mythique du premier match de la 10° Coupe du monde de rugby, au Stade de France, ce Vendredi 8 Septembre 2023. La Monnaie de Paris a même crée une pièce d’argent de 10 € pour marquer l’évènement !

Les All Blacks ne sont pas favoris – c’est rare ! – mais l’Afrique du Sud et l’Irlande sont au taquet cette année et ont les faveurs des bookmakers. Notre équipe de France est bien placée en outsider, et devrait être sur le podium….

Ne boudons pas le plaisir du jeu, et l’extraordinaire fraternité – tant sur la pelouse que dans les gradins ou devant la télé – que ce sport sait générer mieux que tant d’autres !

Allez les petits ! Allez les Bleus !

 

Petit zoom sur la violence inhérente à la pratique du rugby :

- Elle devient de plus en plus dangereuse, notamment à cause de l’accroissement de la masse musculaire des joueurs, professionnels surentraînés, survitaminés (et plus ?). La revue Philosophie Magazine qui s’est penchée sur le problème observe :

10° Coupe du monde de rugby en France ! dans Communauté spirituelle 172_Rugby« Le poids moyen des joueurs de rugby en Coupe du monde est ainsi passé entre 1995 et 2019 de 83,7 à 92 kg pour les arrières et de 104,9 à 112,4 kg pour les avants. Ce sont donc de lourdes masses lancées à toute vitesse qui entrent en collision » [1].

« 260 rugbymen ont en effet récemment intenté une action en justice contre les fédérations anglaise et galloise, et contre le World Rugby, qui organise les principaux tournois internationaux, pour avoir négligé la santé des compétiteurs. Selon les estimations du cabinet d’avocat Rylands Garth, qui mène cette procédure, près de 400 joueurs seraient morts prématurément au cours des dix dernières années, du fait de commotions cérébrales. Par ailleurs, beaucoup de ces professionnels souffriront de problèmes neurologiques suite aux chocs sur le terrain – l’ancien pilier de la Nouvelle-Zélande Carl Hayman témoigne être atteint à seulement 43 ans de démence précoce, tout comme l’ancien talonneur de l’équipe anglaise Steve Thompson, 45 ans. Sébastien Vahaamahina, deuxième ligne international du club de Clermont, vient, lui, d’annoncer mettre fin à sa carrière à 31 ans, après une énième commotion » (id.).

 

- Catherine Kintzler, philosophe fan de ballon ovale, plaide quant à elle pour un apprivoisement de la violence :

« Au rugby, on apprivoise la violence. Elle est présente mais réprimée, pas refoulée. Du coup, il n’y a pas de retour du refoulé. Dans le football, comme la violence est interdite et refoulée sur le terrain, elle resurgit par moments entre les joueurs ou entre les spectateurs. Dans le rugby, il y a une dimension dialectique. La faute est constitutive, la transgression est traitée, et non simplement exclue. On recule pour avancer. Si on évite de percuter l’adversaire, ce n’est pas parce que cela est défendu, mais par choix ! J’aime le rugby parce qu’il engage un rapport maîtrisé à la force » [2].

pmfr12muriel-franceschettidialogue-rugby Coupe du monde dans Communauté spirituelle

Christophe Dominici – Catherine Kintzler

- Et le regretté Christophe Dominici expliquait ainsi la colère qui lui a fait marquer des essais merveilleux :

« À 14 ans, face à la mort brutale de ma sœur, j’ai ressenti une colère infinie. J’en voulais à la terre entière, je me sentais coupable – pourquoi elle et pas moi ? –, je pensais que mes parents auraient préféré que ce soit moi qui meure plutôt qu’elle. Les copains d’école me regardaient différemment, les adultes avaient tendance à me plaindre, mais je ne voulais pas de ça … Je me suis servi de cette haine qui me conduisait à faire n’importe quoi. Je l’ai mise au service du collectif, je l’ai rendue positive. Comme si mon malheur avait accru ma volonté et démultiplié mes forces » (id.).

La violence fait partie de la vie. Plutôt que de la refouler, le rugby a choisi de lui permettre de s’exprimer, en la canalisant, en la rendant constructive. Il y a une forme de réalisme anthropologique très protestant dans le rugby : ne rêvons pas d’éradiquer la violence qui fait partie de la nature humaine. Essayons plutôt de la canaliser, de la sublimer même en la mettant au service du beau jeu.

- Dans son Dictionnaire amoureux du rugby (Plon, 2014), Daniel Herrero écrit :

12_9782259198776_1_75 Dominici« Le rugby a cette fonction cathartique qui nous permet d’exorciser notre besoin de violence. Il devient un lieu unique où le combat est toléré. Espace exutoire, le jeu met en scène la violence et la peur, et en leur donnant un cadre, il les rend acceptables. Le terrain de rugby devient le royaume des surhommes qui nous offrent le spectacle fascinant d’un combat où se jouent nos pulsions les plus primitives. Comme une scène de théâtre, le terrain prend l’aspect sacré des espaces qui transcendent la vie réelle. Les chutes et les chocs, les bruits sourds des corps qui se cognent, l’entrelacs des jambes et des bras, les visages hébétés des joueurs, tout cela finit par constituer un ensemble fantasmatique mêlant dans les inconscients la guerre et le théâtre, la danse et le sexe, les gladiateurs et la tragédie grecque. « Nos villes ont, peu à peu, éliminé ce qu’il y avait en elles d’inconvenant dans le sauvage, la caillasse, l’herbe folle. Le rugby nous restitue le bonheur tellurique. « Il est extraordinaire qu’en notre XXe siècle si urbanisé, si policé, des hommes se laissent malgré eux culbuter, qu’ils broutent l’herbe comme des agneaux qu’ils ne sont pas, qu’ils se retrouvent à terre comme des manants, des gueux châtiés par leurs seigneurs et qu’ils se relèvent, qu’ils fassent front de toute leur taille, de leurs épaules et de leur orgueil » (Pierre Sansot, Le rugby est une fête) ».

Dans le football, la violence est dans les tribunes, brutale, en foule.
En ovalie, la violence est sur la pelouse, encadrée, sophistiquée, distillée.


Reste à vérifier que la santé physique et mentale des joueurs d’aujourd’hui, tentés par  une course inhumaine à la performance, n’est pas compromise dans le rugby professionnel…

 


[1]. Cédric Enjalbert : Coupe du monde de rugby : ballon ovale, violence capitale, Philosophie Magazine  n° 172, août 2023.

[2]. Christophe Dominici-Catherine Kintzler, Une philosophie du contact, Philosophie Magazine n° 12, août 2007.

 

En complément, voici un petit florilège d’articles qui pourront contribuer à vous faire regarder autrement cette belle compétition.

Coupe du monde de rugby : petit lexique à usage théologique
Homélie du 28° dimanche ordinaire / Année A / 09/10/2011
Avant que la coupe du monde de rugby ne se termine, continuons la tentative de relecture théologique que nous avions commencée ici. Les termes du rugby sont techniques, complexes, subtils. Beaucoup de […]

Petite théologie du rugby pour la Coupe du Monde
Homélie du 23° Dimanche ordinaire Année A 04/09/2011
Peut-on faire un peu de théologie à partir d’un match de rugby ? La coupe du Monde commencera bientôt (du 9 Septembre au 23 Octobre) en Nouvelle Zélande : peut-elle nous apprendre quelque chose […]

Roc ou sable : quelles sont vos fondations ?
Revenir aux fondamentaux • Au rugby, lorsqu’une équipe doute d’elle-même et commence à perdre son jeu, le coach lui crie sur le banc de touche et lui répète à la mi-temps ce conseil si précieux : revenez aux fondamentaux ! C’est-à-dire : retrouvez ce pourquoi vous […]

Aux arbres, citoyens !
Homélie du 4° Dimanche du temps ordinaire / Année C 31/01/2010
Avez-vous été voir le film est « Invictus » de Clint Eastwood ? Il raconte la réconciliation que Nelson Mandela a voulu mettre en œuvre – notamment grâce au rugby ! – après l’apartheid en Afrique du Sud. Pourtant, Mandela a pourri 27 […]

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3 septembre 2023

Avertir le méchant

Classé sous Communauté spirituelle — lhomeliedudimanche @ 12 h 30 min

Avertir le méchant

Homélie pour le 23° Dimanche du temps ordinaire / Année A
10/09/2023

Cf. également :
Allez venez, Milord
Lier et délier : notre pouvoir des clés

La correction fraternelle
L’Esprit saint et nous-mêmes avons décidé que…
L’Aujourd’hui de Dieu dans nos vies

« Nous sommes en 1938 ! »
Avertir le méchant dans Communauté spirituelle
C’est le titre d’une tribune de l’essayiste Nicolas Baverez dans le Figaro du 28 février 2022, quelques jours après la tentative d’invasion de l’Ukraine par la Russie de Poutine. Il y traçait un parallèle convaincant entre les erreurs des diplomaties européennes dans les années 30 envers Hitler et les erreurs actuelles de l’Europe et de ses alliés envers Poutine. Hitler n’est pas apparu du jour au lendemain sur la scène internationale. Il est monté progressivement en puissance sans que personne n’ose mettre un coup d’arrêt à son ascension tant que cela était possible. Rappelez-vous : les lois antijuives ne suscitèrent que des protestations verbales sans conséquences, la remilitarisation de la Rhénanie ne rencontra aucune opposition réelle, l’annexion de l’Autriche sous prétexte qu’ils parlaient allemand et que les Sudètes étaient des Allemands à protéger (argument repris par Poutine pour la Crimée et le Donbass !), l’annexion de la Tchécoslovaquie et finalement de la Pologne : toutes ces étapes d’un projet délirant se sont accomplies sans réelle intervention des démocraties européennes. On raconte qu’Hitler lui-même aurait reconnu être surpris par la lâcheté française : si on l’avait stoppé manu militari dès le début, il se serait retiré. Ces coups de bluff ont été payants, grâce à la lâcheté des démocraties européennes.

La conférence de Munich en 1938 consacra cette diplomatie de l’impuissance, acceptant toutes les concessions diplomatiques pour éviter une guerre que la couardise des Français et des Anglais avaient rendue inévitable. D’où le célèbre reproche cinglant de Churchill à Chamberlain en mai 1940 : “Vous aviez à choisir entre la guerre et le déshonneur ; vous avez choisi le déshonneur et vous aurez la guerre”.

Le parallèle entre l’impuissance de 1938 et celle de 2022 est saisissant. Poutine devient premier ministre de la Russie en 1999. Il commence par intensifier la guerre contre les tchétchènes qualifiés de terroristes qu’il va « buter jusque dans leurs chiottes ». Il installe une marionnette pro-russe à la tête de la Tchétchénie : Kadirov jouera, avec Loukachenko l’autre marionnette biélorusse, le rôle de ‘bad cop’ dans la guerre contre l’Ukraine. Poutine  ne s’arrête pas là : en 2008, il prend prétexte des revendications pro-russes des régions séparatistes de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud pour déclencher une guerre contre la Géorgie. Avec déjà les mêmes méthodes : ‘protéger’ les russophiles en envahissant les territoires, délivrer un maximum de passeports russes, exiler les récalcitrants etc. Biélorussie, Tchétchénie, Géorgie… : pendant ce temps, il s’assurait de la neutralité bienveillante de son voisin chinois, qui lui laisse les mains libres à l‘Ouest. Si on ajoute à cela l’intervention militaire en Libye, en Syrie et maintenant en Afrique de l’Ouest (via Wagner), et la modernisation d’une armée de 900 000 hommes, on a le tableau d’une montée en puissance à laquelle personne n’a osé s’opposer vraiment avant l’invasion de l’Ukraine. Et encore ! La riposte défensive que soutiennent les alliés de l’Ukraine laisse  perplexe. Imagine-t-on soutenir un pays agressé en lui interdisant de vaincre son agresseur ? Pouvait-on défendre Paris sans bombarder Berlin ?

Une affiche montrant le visage de Poutine et d'Hitler, lors d'une manifestation pour l'Ukraine à Barcelone.Nicolas Baverez a hélas raison de comparer 1938 et 2022 :
« L’histoire ne se répète pas mais nous livre des enseignements précieux. Si notre monde diffère de celui de l’entre-deux-guerres, la configuration géopolitique présente des ressemblances troublantes. La stratégie de Vladimir Poutine pour remettre en question l’ordre international, assouvir sa soif de revanche et reconstruire l’empire soviétique épouse les étapes de la constitution par Hitler d’un espace vital pour le III° Reich… »

Pourquoi cette longue introduction historique ? Parce que la première lecture (Ez 33,7-9) de ce dimanche ne s’applique pas qu’aux relations interpersonnelles seulement : elle vaut également pour les nations. « Si je dis au méchant : ‘Tu vas mourir’, et que tu ne l’avertisses pas, si tu ne lui dis pas d’abandonner sa conduite mauvaise, lui, le méchant, mourra de son péché, mais à toi, je demanderai compte de son sang ».

Ne pas avertir le méchant, Hitler ou Poutine ou tout autre tyran, c’est devenir complice du malheur à venir, c’est se condamner à subir le déshonneur et la guerre. L’avertissement doit être rigoureux, et d’ailleurs Jésus dans l’Évangile de ce dimanche (Mt 18,15-20) va jusqu’à envisager l’exclusion de la communauté si la correction fraternelle ne fait pas changer celui qui commet le mal. Paul appliquera cette pédagogie jusqu’au bout en demandant d’exclure de la communauté de Corinthe un incestueux qui ne voulait pas changer de conduite (1Co 5,1-13).

Étouffer le mal dans l’œuf, l’éradiquer avant qu’il ne soit trop fort : voilà une responsabilité spirituelle qui demande courage, discernement, et force d’intervention !

 

Socrate versus Augustin

Nul n’est méchant volontairement”
 Augustin dans Communauté spirituelle
Mais qui est le méchant qu’Ézéchiel et nous-mêmes devons avertir ?
On n’ose plus guère employer ce terme de méchant, peut-être par peur du jugement moral, ou pour éviter tout conflit. Socrate trouve même une excuse pour ne pas essentialiser le méchant, pour ne pas le réduire à sa méchanceté : “Nul n’est méchant volontairement”, affirme-t-il (dans le Protagoras de Platon).

Si la méchanceté peut être définie comme le fait de causer du tort à quelqu’un délibérément, alors pour Socrate, elle ne peut constituer un trait de caractère humain. Selon lui, en effet, les personnes méchantes agissent par aveuglement, sans savoir qu’elles font le mal : « Nul n’est méchant volontairement ». Comment comprendre cette formule étonnante ? Le philosophe précise que tout le monde désire le bien et que personne ne peut vouloir le mal pour le mal. Le bien est la source de toutes nos actions. Il arrive ainsi que certains commettent le mal malgré eux par ignorance, parce qu’ils ont pris le mal pour le bien ou parce que leur point de vue était mal renseigné : ils ne comprennent pas, par exemple, qu’en se comportant de manière injuste se rendent malheureux et se font du mal à eux-mêmes. Dans ces conditions, ce qu’on prend pour de la méchanceté ne repose finalement que sur un malentendu ou un défaut de connaissance. Être méchant pour Socrate, c’est tout au plus commettre une erreur d’appréciation sur la véritable nature du bien. Si Socrate continue de nous parler, c’est que nous savons que la liberté ne consiste pas (seulement) à vouloir, mais aussi à savoir ce que nous faisons.

C’est une piste que suit la traduction grecque d’Ézéchiel (la LXX) en employant le nom pécheur au lieu de méchant. Or le pécheur est celui qui commet un péché, mais ne s’y réduit pas. Alors que le méchant l’est par essence, et c’est sa nature de commettre le mal. D’ailleurs en grec le mot péché ἁμαρτία (hamartia) signifie : manquer sa cible. Le pécheur (méchant) se trompe lui-même en poursuivant une autre cible que celle qui lui permettrait de devenir lui-même. Il manque sa cible en se trompant de cible. Il confond la gloire et l’amour, la richesse et le bonheur, la domination et la reconnaissance, la soumission et la fidélité, la force et l’efficacité… Aucun homme ne fait le mal volontairement, car le mal est essentiellement nuisible à qui le commet. Or aucun homme ne saurait vouloir se nuire à lui-même. Celui qui fait le mal croit forcément faire le bien, mais se trompe sur la réalité du bien. Quant à celui qui fait le mal, tout en prétendant connaître le bien, il se leurre sur la réalité de sa connaissance.

ze-conseil-du-jeudi-20180621-1024x1024 HitlerC’est pourquoi Jésus cloué sur la croix prie pour les soldats qui sont alors les méchants du Calvaire : « Père, pardonne-leur ; ils ne savent pas ce qu’ils font » (Lc 23,34). Et Paul renchérit : « s’ils avaient su, ils n’auraient jamais crucifié le Seigneur de gloire » (1Co 2,8). Pour tout une tradition chrétienne, avertir le méchant c’est lui ouvrir les yeux sur la réalité de ses actes, afin qu’il s’en détourne et qu’il vive, selon la parole d’Isaïe que Jésus aime à répéter : « je ne veux pas la mort du pécheur, mais qu’il se convertisse et qu’il vive » (Ez 18,23;33,11). Car le méchant est un aveugle qui s’ignore. Il ne sait pas ce qu’il fait. Par exemple, le roi David est dans le rôle du méchant lorsqu’il désire Bethsabée, puis la viole, et fait tuer son mari militaire en l’envoyant au front ! Aveuglé par son désir qu’il confondait avec l’amour, David se trompait de cible en poursuivant cette liaison adultère, assassine et violente. Il faudra le courage du prophète Nathan pour lui ouvrir les yeux, grâce à la parabole d’un riche qui dépouille un pauvre vigneron de sa vigne unique : « cet homme, c’est toi » (2S 12,7). Là enfin, David prend conscience de ce qu’il a fait, et change radicalement.

Avertir le méchant, si l’on suit cette ligne Socrate–Ézéchiel–Nathan–Jésus, c’est d’abord croire en sa dignité humaine, voilée par son péché, mais potentiellement réactivable. Puis c’est avoir le courage de lui dire ses quatre vérités en lui mettant sous les yeux la réalité du mal commis. Et enfin lui ouvrir une voie de changement radical (techouva = retour à Dieu) pour qu’il reprenne sa place dans la communion fraternelle (cf. Ez 18,21.27;33,14–15).

Attention cependant : les justes risquent de trouver cette miséricorde injuste ! Israël a très vite pensé que la miséricorde de YHWH envers les païens était exagérée : « si le méchant se détourne de sa méchanceté, pratique le droit et la justice, et en vit, alors vous dites : ‘La conduite du Seigneur est étrange’ » (Ez 33,19-20). Dans l’évangile de Luc, le fils aîné de la parabole s’indigne de la possibilité offerte à son frère prodigue de revenir à la table familiale, fêté en héros avec du veau gras à profusion. Jésus a dû souvent répéter ce passage d’Ézéchiel à ceux que scandalisait son bon accueil des pécheurs : « Allez apprendre ce que signifie : Je veux la miséricorde, non le sacrifice. En effet, je ne suis pas venu appeler des justes, mais des pécheurs » (Mt 9,13).
Avertir le méchant, c’est paradoxalement s’exposer à la colère des « gentils » qui ne veulent pas que d’autres obtiennent par grâce ce que eux ont eu tant de mal à acquérir par le mérite…

 

Le simple plaisir de faire ce qui est défendu”
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Saint Augustin quant à lui prend l’exact contre-pied de Socrate ! Il incarne une autre tradition chrétienne – tout aussi légitime – plus réaliste, voire pessimiste. Il observe : « Nul n’est méchant que par le fait de sa volonté propre. Qui le nie ? » Pour lui, le mal est toujours accompli par un coupable pécheur. Et il sait de quoi il parle, puisqu’il raconte dans les Confessions comment il a volé des poires dans un verger alors qu’il était adolescent, non par gourmandise puisqu’elles n’étaient ni belles ni bonnes et qu’il ne les a pas mangées, mais par volonté de transgression, c’est-à-dire par pure malice : « Ce n’est pas de l’objet convoité par mon larcin, mais du larcin même et du péché que je voulais jouir », écrit-il. Comme il se le reproche des années plus tard, une fois converti au Christ, Augustin dit alors avoir éprouvé une étrange volupté à accomplir ce qui était interdit et s’étonne d’avoir aimé sa propre « difformité ». Cette expérience lui a donc permis de découvrir sa propre méchanceté et de s’interroger sur l’origine de ce plaisir pris à commettre le mal.
Dans son Traité du libre arbitre, il écrit: «Dieu a conféré à sa créature, avec le libre arbitre, la capacité de mal agir, et par-là même, la responsabilité du péché.» Ou encore : «Ce qui ne serait pas fait volontairement ne serait ni péché, ni bonne action; et ainsi, le châtiment aussi bien que la récompense serait injuste, si lhomme navait pas une volonté libre.» Il ne peut y avoir de justice si l’on ne peut pas attribuer une volonté libre et donc une responsabilité à celui qui agit. Ce qui est devenu une évidence pour nous a nécessité une véritable révolution philosophique. Il aura fallu introduire l’idée du péché pour ouvrir la porte à celle de la responsabilité morale. Socrate pouvait concevoir que l’agir soit infléchi par les désirs les plus irrationnels. Il ne pouvait imaginer une âme qui se donnerait pour visée explicite le mal. Une fois l’idée de la nature pécheresse de l’homme établie, l’articulation du mal et de la liberté devenait pensable.

HannibalFinal1.0 PoutinePour autant, les humains sont-ils condamnés à faire le mal lorsque la situation semble l’imposer ? Pas nécessairement. Le mal n’est que la conséquence logique de notre faculté à être libres. Même si nous « voulons » le bien, nous restons toujours et irréductiblement libres d’agir autrement, de nous soustraire aux injonctions de la morale et donc de faire le mal. Être méchant, c’est donc plutôt être faible et faillible, céder à ce que Kant appelle « une fragilité de la nature humaine ».

Augustin n’en tire pas la conclusion que nous serions par nature totalement méchants. Il pose les bases de ce qu’on appellera après lui le péché originel. C’est d’abord le triste constat que tout être humain est traversé par l’inclination au mal, et qu’il peut prendre plaisir à y céder.
Ne soyons donc pas naïfs. Excuser le mal ne sert à rien. Il faut le combattre, et cela commence par appeler un chat un chat, à ne pas travestir le mal en bien, et à avertir le méchant que sa conduite le mène à sa perte. Le mal n’est pas commis involontairement, mais en toute conscience, lucidement. Il y en chacun de nous une inclination à aimer le mal pour lui-même, à y prendre du plaisir en sachant que c’est mal.
Étaler sous les yeux de Poutine les centaines de milliers de morts, de blessés, d’exilés de la guerre qu’il mène ne suffira pas à le détourner du mal. Il en faudra davantage.

Avertir le méchant demande alors de l’empêcher de nuire et non pas de se contenter de lui ouvrir les yeux. Et s’il a fallu pour cela bombarder Berlin, c’était un moindre mal par rapport aux millions de morts et de déportés qu’aurait engendré une non-intervention complice. En 1945, c’était déjà hélas trop tard…

 

Avertis, sinon tu mourras !
 Socrate
Quelle que soit la ligne choisie, Socrate ou Augustin, Ézéchiel prévient : si tu ne le fais pas, le méchant finira par mourir de sa méchanceté mais à toi « je demanderai compte de son sang ». Si par contre tu avertis le méchant, quelle que soit sa réponse, toi tu auras sauvé la vie. Voilà l’effet boomerang de l’avertissement : il revient à son expéditeur en cause de salut, alors que l’inaction condamne celui qui laisse le mal se propager.
Même sur la pelouse d’un stade, l’arbitre ne doit pas hésiter à sortir le carton jaune, voire rouge, pour avertir un joueur de son comportement hors-jeu.

Si nous avons peur du méchant – en entreprise, en famille, en Église, dans la vie associative etc. – qu’au moins la peur de mourir nous-même (moralement, spirituellement) nous pousse à l’interpeller !

Avertir le méchant est une question de vie ou de mort.
Prions pour trouver en nous le courage de dénoncer le mal sans trembler, sans oublier que nous sommes aussi capables d’être le méchant d’un autre…

 

 

LECTURES DE LA MESSE

PREMIÈRE LECTURE
« Si tu n’avertis pas le méchant, c’est à toi que je demanderai compte de son sang » (Ez 33, 7-9)

Lecture du livre du prophète Ézékiel
La parole du Seigneur me fut adressée : « Fils d’homme, je fais de toi un guetteur pour la maison d’Israël. Lorsque tu entendras une parole de ma bouche, tu les avertiras de ma part. Si je dis au méchant : ‘Tu vas mourir’, et que tu ne l’avertisses pas, si tu ne lui dis pas d’abandonner sa conduite mauvaise, lui, le méchant, mourra de son péché, mais à toi, je demanderai compte de son sang. Au contraire, si tu avertis le méchant d’abandonner sa conduite, et qu’il ne s’en détourne pas, lui mourra de son péché, mais toi, tu auras sauvé ta vie. »

PSAUME
(Ps 94 (95), 1-2, 6-7ab, 7d-8a.9)
R/ Aujourd’hui, ne fermez pas votre cœur, mais écoutez la voix du Seigneur ! (cf. Ps 94, 8a.7d)

Venez, crions de joie pour le Seigneur,
acclamons notre Rocher, notre salut !
Allons jusqu’à lui en rendant grâce,
par nos hymnes de fête acclamons-le !

Entrez, inclinez-vous, prosternez-vous,
adorons le Seigneur qui nous a faits.
Oui, il est notre Dieu ;
nous sommes le peuple qu’il conduit.

Aujourd’hui écouterez-vous sa parole ?
« Ne fermez pas votre cœur comme au désert,
où vos pères m’ont tenté et provoqué,
et pourtant ils avaient vu mon exploit. »

DEUXIÈME LECTURE
« Celui qui aime les autres a pleinement accompli la Loi » (Rm 13, 8-10)

Lecture de la lettre de saint Paul Apôtre aux Romains
Frères, n’ayez de dette envers personne, sauf celle de l’amour mutuel, car celui qui aime les autres a pleinement accompli la Loi. La Loi dit : Tu ne commettras pas d’adultère,tu ne commettras pas de meurtre,tu ne commettras pas de vol,tu ne convoiteras pas. Ces commandements et tous les autres se résument dans cette parole : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. L’amour ne fait rien de mal au prochain. Donc, le plein accomplissement de la Loi, c’est l’amour.

ÉVANGILE
« S’il t’écoute, tu as gagné ton frère » (Mt 18, 15-20)
Alléluia. Alléluia. Dans le Christ, Dieu réconciliait le monde avec lui : il a mis dans notre bouche la parole de la réconciliation. Alléluia. (cf. 2 Co 5, 19)

Évangile de Jésus Christ selon saint Matthieu
En ce temps-là, Jésus disait à ses disciples : « Si ton frère a commis un péché contre toi, va lui faire des reproches seul à seul. S’il t’écoute, tu as gagné ton frère. S’il ne t’écoute pas, prends en plus avec toi une ou deux personnes afin que toute l’affaire soit réglée sur la parole de deux ou trois témoins. S’il refuse de les écouter, dis-le à l’assemblée de l’Église ; s’il refuse encore d’écouter l’Église, considère-le comme un païen et un publicain. Amen, je vous le dis : tout ce que vous aurez lié sur la terre sera lié dans le ciel, et tout ce que vous aurez délié sur la terre sera délié dans le ciel. Et pareillement, amen, je vous le dis, si deux d’entre vous sur la terre se mettent d’accord pour demander quoi que ce soit, ils l’obtiendront de mon Père qui est aux cieux. En effet, quand deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis là, au milieu d’eux. »
 Patrick BRAUD

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27 août 2023

Que signifie : prendre sa croix ?

Classé sous Communauté spirituelle — lhomeliedudimanche @ 12 h 30 min

Que signifie : prendre sa croix ?

Homélie pour le 22° Dimanche du temps ordinaire / Année A
03/09/2023

Cf. également :
Vendredi Saint : La vilaine mort du Christ
Mon âme a soif de toi
Le serpent temporel
L’effet saumon
Le jeu du qui-perd-gagne
N’arrêtez pas vos jérémiades !
La différence entre martyr et kamikaze ou djihadiste
Les trois soifs dont Dieu a soif

Le calvaire n’est pas là où on pense
Le Huitième Jour
Une de mes nièces est handicapée. Autiste, depuis une quarantaine d’années. Quand mon frère et ma belle-sœur l’annonçaient autour d’eux, la plupart de leurs amis réagissaient avec une mine attristée : ‘chacun sa croix !…’ Comme si le handicap avait remplacé la crucifixion aujourd’hui ! Comme si l’éducation d’un enfant autiste était un long chemin de croix épouvantable. L’expression évangélique de ce dimanche (Mt 16,21-27) : « porter sa croix »  est devenue dans le langage courant synonyme de douleur et d’épreuve imposée par la vie, par Dieu. Or ma nièce n’est pas une punition, ni son handicap une sadique épreuve imposée par un Dieu pervers ! L’expression populaire n’a gardé des Évangiles que le côté supplice physique, avec la croyance que tout cela est une épreuve à laquelle il faut bien se résigner.

Or une enfant autiste rit, pleure, embrasse, fait la joie de ses parents. Elle est un chemin d’amour et non de croix, un appel à aimer davantage et non un calvaire absurde. Son autisme ne serait une croix que si elle était rejetée à cause de cela par les autres – ce qui est arrivé bien sûr – ou pire encore si elle se croyait rejetée de Dieu (car sa foi est vive).

Essayons de réfuter cette conception trop païenne de la croix du Christ pour mieux discerner ce que signifie la phrase de Jésus rapporté par Mathieu dans notre Évangile : « Si quelqu’un veut marcher à ma suite, qu’il renonce à lui-même, qu’il prenne sa croix et qu’il me suive ».

 

La croix dans l’histoire

- Un châtiment ancien, horrifique pour l’exemple
La crucifixion est probablement apparue en Mésopotamie, pratiquée par les Assyriens puis les Babyloniens. Ces grands empires régnaient par la terreur inspirée aux peuples soumis : rien de tel que des exécutions publiques pour maintenir l’ordre… Les Perses adoptèrent cette sinistre coutume judiciaire. Au IV° siècle avant J.-C., Alexandre le Grand a apporté le châtiment aux pays de la Méditerranée orientale. Alexandre et ses troupes ont assiégé la ville de Tyr (dans l’actuel Liban), qui était réputée imprenable. Lorsqu’ils y sont finalement entrés, ils ont crucifié environ 2 000 habitants.

L’historien juif Flavius Josèphe décrit une crucifixion collective vers 88 av. J.-C. en Israël, perpétrée par le roi Alexandre Jannée : « Alors qu’il faisait la fête avec ses concubines dans un endroit bien en vue, il ordonna la crucifixion de quelque 800 Juifs, ainsi que la mise à mort de leurs enfants et de leurs femmes, sous les yeux des malheureux qui vivaient encore »…

Tout naturellement (si l’on peut dire !), les Romains adoptèrent cette torture infamante pour dissuader les ennemis de l’Empire. Car cette exécution capitale était en même temps un spectacle public dégradant, inspirant horreur et répulsion. C’était une combinaison de cruauté absolue et d’évènement populaire pour susciter le plus de terreur possible chez les spectateurs, qui le raconteraient ensuite avec force détails à leurs proches, si bien que la rumeur atroce se répondrait très vite à tous et leur ôteraient toute velléité de révolte.

On le sait : le supplice en lui-même consistait à laisser le condamné s’étouffer sous son propre poids, ne pouvant plus se soulever pour respirer. Finalement, après de longs jours d’agonie à lutter pour le moindre souffle, le crucifié meurt d’asphyxie, le diaphragme écrasé par le poids de son propre corps, que ses muscles tétanisés ne parviennent plus à soulever. Les condamnés restaient là, exposés nus sur le bois à la curiosité malsaine et la raillerie des passants, pendant plusieurs jours. Leur corps subissait un mélange de suffocation, de perte de sang, de déshydratation, souillés par leurs excréments et la défaillance de différents organes… Rien de très noble. Le but du supplice était de déshumaniser au maximum la mort et d’enlever au condamné toute dignité dans sa manière de mourir.
La violence infligée au crucifié était physique certes, mais symbolique bien plus encore, comme en témoigne la conception juive.

- Une malédiction juive
Que signifie : prendre sa croix ? dans Communauté spirituelle Kim_Crucifixion_500
Devant tant d’horreur accumulée, la pensée juive s’est imaginé que Dieu lui-même détournait le regard et se bouchait le nez. De tels réprouvés de la société ne peuvent qu’être réprouvés par Dieu également. Si bien que les rédacteurs de la Loi juive avertissent le peuple pour qu’il évite d’être ainsi déshonoré : « On ne laissera pas le cadavre sur le bois durant la nuit. Tu devras le mettre au tombeau le jour même, car celui qui pend sur le bois est maudit de Dieu. Ainsi tu ne souilleras pas le sol que le Seigneur ton Dieu te donne en héritage » (Dt 21,23).

Voilà d’où vient l’idée d’assimiler la croix à une malédiction, et celui qui la porte à un impur, un intouchable dont il faudrait s’écarter sous peine de souillure. Pour un juif, le crucifié est donc un maudit de Dieu. Impossible que le Messie subisse cette fin ignominieuse !

Pour les juifs, le fait que Jésus ait été crucifié prouve que ce n’est pas le Messie. Pour les musulmans – qui ont la même horreur de la croix que les juifs – le fait que Jésus soit le Messie implique qu’il n’a pas pu être crucifié, selon le Coran : « ils ne l’ont ni tué ni crucifié; mais ce n’était qu’un faux semblant ! Et ceux qui ont discuté sur son sujet sont vraiment dans l’incertitude: ils n’en ont aucune connaissance certaine, ils ne font que suivre des conjectures et ils ne l’ont certainement pas tué mais Allah l’a élevé vers Lui » (Sourate 4,157-158). La croix serait une fin indigne d’un prophète d’Allah, et le Coran fait directement monter Jésus au ciel sans passer par la mort !

Pour les chrétiens, Jésus sur la croix subvertit la conception païenne de la malédiction : c’est en faisant corps avec les damnés de la terre qu’on peut les sauver, et non en les traitant comme des impurs ou des intouchables.
En bon pharisien formé à l’école de Gamaliel, Paul argumente sans cesse dans ses lettres pour accréditer cette subversion de la malédiction opérée en Christ : « Quant à cette malédiction de la Loi, le Christ nous en a rachetés en devenant, pour nous, objet de malédiction, car il est écrit : « Il est maudit, celui qui est pendu au bois du supplice » (Dt 21,23). Tout cela pour que la bénédiction d’Abraham s’étende aux nations païennes dans le Christ Jésus, et que nous recevions, par la foi, l’Esprit qui a été promis » (Ga 3,13-14).
Ainsi celui qui meurt asphyxié est celui qui partage le souffle de l’Esprit, ce que l’anthropologue René Girard traduisait comme une rupture du cercle infernal de la violence mimétique. En s’identifiant aux victimes, Jésus brise la répétition infinie de la violence, abat le mur de haine qui séparait des ennemis.

- Un avertissement romain
Davantage que la décapitation, le bûcher et même la mort infligée par les bêtes voraces dans les arènes, la crucifixion est décrite par les sources romaines comme le « summum supplicium », le « pire des supplices », généralement réservé à des criminels (brigands ou pirates) qui n’étaient pas citoyens romains, ainsi qu’à des esclaves, des prisonniers de guerre ou des condamnés politiques. Les Romains y recouraient sans hésiter, dans des proportions effrayantes. Par exemple, après leur défaite, les gladiateurs et esclaves en révolte menés par Spartacus avaient ainsi été mis en croix, en 71 av. J.-C. On vit alors 6 000 condamnés cruellement exhibés, pour l’exemple, le long de la voie qui reliait Rome à Capoue, un crucifié tous les trente ou quarante mètres. Néron quant à lui fit crucifier plusieurs milliers de chrétiens de tous âges et, histoire d’apporter un peu de distraction, il faisait enduire leurs corps de résine, ce qui lui permettait de s’en servir comme flambeaux la nuit … Au tournant de l’ère chrétienne, on compte des milliers de crucifiés : 2 000 lors de la seule répression de la révolte de Simon, nous dit encore Flavius Josèphe.

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L’avertissement du pouvoir romain était clair : ne faites pas comme les crucifiés, sinon vous finirez comme eux. Suspendre au bois de la croix n’était pas seulement éliminer le séditieux, mais aussi son message, son action sociale ou politique, sa doctrine. Ainsi ceux qui ne voulaient pas que le monde change avec Jésus ont voulu en finir avec lui, et la façon dont ils ont décidé de l’exécuter montre qu’ils voulaient faire comprendre que son message ne devait pas continuer. Avis aux disciples : s’ils s’obstinaient à suivre leur maître, ils seraient balayés comme lui, dans la disgrâce et le déshonneur.

- L’abolition constantinienne
Tout change avec la conversion de l’empereur Constantin au christianisme (vers 310). Il interdit la crucifixion et l’Église sort de la clandestinité illégale. Les évêques réunis en concile à Nicée en 325 osèrent proclamer sans rougir que Jésus a été « crucifié sous Ponce Pilate », ce que nous proclamons avec eux chaque dimanche dans le Credo.

L’horreur des crucifix est cependant si présente que pendant des siècles, Jésus ne fut que rarement représenté sur une croix : c’était trop épouvantable. Un peu comme si on portait maintenant une guillotine avec une chaîne en or autour du cou… Le symbole des chrétiens dans les catacombes était plutôt le poisson (ictus) que la croix.
Il faut attendre le V° siècle pour voir des crucifix, et encore représentent-ils Jésus habillé « posé » sur une croix, serein et victorieux. Le Christ des mosaïques byzantines est le Pantocrator, le Tout-puissant, et les icônes du crucifié le montrent somptueusement vêtu, rayonnant de gloire, apaisé, déjà hors du monde. Ce n’est qu’à partir des innombrables guerres interminables du Moyen-Âge, et plus encore avec la grande peste d’Occident, que sont apparus les crucifix tels que nous les connaissons aujourd’hui. La peste ressuscitait l’antique terreur, et il fallait l’exorciser en montrant que le Christ avait traversé tout cela avant nous, pour nous en délivrer.

-Mosaïque du christ pantocrator

Conclusion
Dans l’univers païen et juif, la croix est une horreur absolue, signe que le condamné est absolument rejeté des hommes et de Dieu. Prendre sa croix n’est pas tant pour Jésus endurer le supplice physique que faire corps avec les exclus de son époque, selon le sens qu’il donne lui-même à sa mission : « je suis venu chercher et sauver ceux qui étaient perdus » (Lc 19,10). Pour lui, cela ne peut se faire de l’extérieur, par compassion, condescendance, aide humanitaire ou sociale. Il veut ne faire qu’un avec eux, jusque dans leur opprobre, jusqu’aux enfers. Il leur apporte le salut de l’intérieur, étant l’un des leurs. Par la croix, il sait ce que c’est d’être méprisé, tourné en dérision, insulté, moqué, considéré comme un moins-que-rien. Prendre sa croix à sa suite n’est donc pas se résigner à je ne sais quelle épreuve imaginaire envoyée par un destin cruel, mais au contraire lutter courageusement aux côtés des rebuts de l’humanité, ou du moins considérés comme tels.

 

Prendre sa croix : les différentes lectures chrétiennes
Au cours des siècles, la spiritualité chrétienne s’est emparée de ce thème à travers plusieurs prismes (et ce n’est pas fini !), déclinant ainsi les multiples harmoniques de cette folie initiale de Jésus. Listons (trop) rapidement quelques-unes de ces interprétations.

- Une lecture messianique
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Devant le scandale que constitue toujours la proclamation d’un Messie crucifié aux premiers  siècles, les chrétiens sont allés chercher dans l’Ancien Testament les passages permettant de comprendre qu’un Juste soit persécuté à tort. Ainsi les jérémiades des prophètes (Jérémie le premier !) se plaignant d’être maltraités à cause de la Parole de Dieu ; ainsi la plainte de Job l’innocent dont la vie s’écroule sans raison ; ainsi les cris des psaumes dont sont truffés les récits évangéliques de la Passion ; ainsi les chapitres d’Isaïe sur le Serviteur souffrant (Is 42,1-9;49,1-7;50,4-11;52,13-53,12), figure emblématique du peuple/prophète/Messie défiguré et rejeté par tous, mais finalement exalté par Dieu.

Cette conception messianique s’oppose en tous points à celle des juifs et des musulmans, on l’a dit. Elle est à l’opposé des rêves de gloire et de domination qui animent les puissants de ce siècle, de Poutine à Elon Musk, des djihadistes aux extrémistes écolos. Les messianismes temporels contemporains ne sont jamais que de mauvaises transpositions sécularisées du messianisme biblique…
Prendre sa croix, c’est choisir de devenir un Messie humble et pacifique, fraternel et serviteur.
On est bien loin de la conception païenne du châtiment ou de l’épreuve imposée par je ne sais qui…

- Une lecture doloriste
Pour être honnête, il y a bien eu des courants discernant dans la croix un appel à souffrir avec le Christ. Ce courant a même eu ses lettres de noblesse (Blaise Pascal, Thérèse d’Avila, Thérèse de Lisieux, Chesterton, Padre Pio, Mel Gibson etc.).

Malheureusement, il y a également une littérature dégoulinant de complaisance et de lâcheté envers la souffrance, jusqu’à en faire un incompréhensible présent de l’amour de Dieu. Cette interprétation frise la perversion : quel Dieu sadique et pervers demanderait à ses créatures d’aimer souffrir pour être sauvées ?
Qu’on puisse faire de sa souffrance – physique, morale spirituelle – une offrande est concevable : si cette souffrance est inévitable, autant en faire quelque chose ! D’ailleurs, ce qu’on offre alors n’est pas la douleur en elle-même mais le désir de continuer à aimer à travers cette douleur. Ce n’est pas pareil.

- Une lecture héroïque
En temps de persécutions – et ce siècle hélas n’y échappe pas - prendre sa croix est très concrètement s’exposer au risque capital en professant ou pratiquant publiquement sa foi au Christ. L’héroïsme des martyrs de sang peut inspirer notre héroïsme ordinaire, celui du témoignage chrétien malgré les insultes, les moqueries, les condamnations des bien-pensants. Suivre le Christ quand on n’est plus qu’une petite minorité à contre-courant des idéologies ambiantes, c’est bien prendre sa croix en France en 2023.

- Une lecture mystique
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Les béguines des pays du Nord de l’Europe (Hildegarde de Bingen, Hadewijch d’Anvers etc.), les mystiques rhénans des XIV-XV° siècles (Eckhart, Tauler, Suso, Angelus Silesius etc.) ont approfondi une autre interprétation : prendre sa croix, c’est vivre le détachement intérieur (Abgelassenheit ou Abgeschiedenheit en allemand) qui permet de renoncer à soi-même pour se laisser conduire par l’Esprit du Christ. La place manque pour développer ici, mais c’est peut-être la piste la plus féconde à revivifier pour notre siècle : ne pas s’attacher à ses œuvres, ‘agir sans agir’, ‘laisser-faire’ l’Esprit, laisser Dieu engendrer Dieu en moi…

Prendre sa croix est ici le consentement actif au travail de détachement intérieur que Dieu produit en soi, jusqu’à être libéré de vouloir être ceci ou cela, ou même simplement être.

- Une lecture anthropologique
« Désire, et ne cède pas sur ton désir » : la célèbre phrase de Lacan improvisant sur celle d’Augustin (« aime et fais ce que tu veux ») nous introduit à une interprétation tout autre. Jésus a découvert en lui le désir constitutif de son être : chercher et sauver ceux qui étaient perdus. Ayant identifié le centre de gravité de son identité personnelle, Jésus mettra tout en œuvre pour aller au bout de son désir, fût-ce au prix de la croix. Rappelons-nous que Jésus au début pensait être lapidé comme les prophètes (Lc 13,34). Puis il  pressent en cours de route que sa fin sera bien plus dégradante encore. Il en sue du sang et de l’eau à Gethsémani. Si les hommes lui imposent d’en passer par là (via des condamnations juives et romaines), alors il accepte. Le but à atteindre est trop clair, trop important à ses yeux pour que la frayeur de la croix l’en détourne. Il n’est ni doloriste ni suicidaire : il accepte la croix qui se profile à l’horizon s’il persiste à vouloir aller au bout de la volonté de son Père.

Chacun de nous peut faire ce parcours, à sa mesure : identifier le moteur le plus vrai de son existence, mobiliser toutes ses énergies pour y être fidèle, quel que soit le prix à payer pour soi-même. Prendre sa croix, c’est alors devenir fidèle à soi-même, aller jusqu’au bout du désir le plus vrai qui me constitue. Cela pourrait paraître contradictoire avec l’injonction du Christ de renoncer à soi-même. Mais celui à qui il me demande de renoncer est le « moi »  fabriqué par la reproduction sociale, nos déterminismes de tous ordres. Une surcouche en quelque sorte, qui nous empêche d’appartenir à Dieu en nous livrant à des désirs désordonnés et superficiels.
Prendre sa croix, c’est consentir à soi, tel que nous sommes appelés à être en Dieu.

- Conclusion
Impossible de développer davantage en quelques lignes ! Les interprétations du ‘prendre sa croix’ sont inépuisables et infinies. Qu’au moins ce rapide survol nous aide en récuser les lectures fatalistes, païennes, résignées, et finalement complices de la violence déferlant sur nos vies.

Car le but est de suivre le Christ, et non de prendre sa croix : il s’agit de trouver notre chemin de vie pour devenir ce que nous sommes, en union avec lui qui a su le faire en se laissant conduire par l’Esprit de son Père.

Bosch Portement de croixTerminons avec ce beau texte de Pierre Chrysologue (IV°-V° siècles), qui renverse la signification de la croix :

« La grandeur de la Passion, dont vous êtes cause, vous couvre peut-être de confusion.
Ne craignez pas !
Cette croix n’est pas mon gibet, mais celui de la mort.
Ces clous ne fixent pas la douleur en moi, mais ils enfoncent plus profondément en moi l’amour que j’ai pour vous.
C’est blessures ne m’arrachent pas des cris, elles vous introduisent davantage au fond de mon cœur.
L’écartèlement de mon corps vous donne une plus large place en mon sein, il n’accroît pas mon supplice.
Je ne perds pas mon sang, je le verse pour payer le vôtre.
Venez donc, revenez, reconnaissez en moi un père que vous voyez rendre le bien pour le mal, l’amour pour l’injustice, une telle tendresse pour de telles blessures ».
(Sermon 108)

 

LECTURES DE LA MESSE

PREMIÈRE LECTURE
« La parole du Seigneur attire sur moi l’insulte » (Jr 20, 7-9)

Lecture du livre du prophète Jérémie
Seigneur, tu m’as séduit, et j’ai été séduit ; tu m’as saisi, et tu as réussi. À longueur de journée je suis exposé à la raillerie, tout le monde se moque de moi. Chaque fois que j’ai à dire la parole, je dois crier, je dois proclamer : « Violence et dévastation ! » À longueur de journée, la parole du Seigneur attire sur moi l’insulte et la moquerie. Je me disais : « Je ne penserai plus à lui, je ne parlerai plus en son nom. » Mais elle était comme un feu brûlant dans mon cœur, elle était enfermée dans mes os. Je m’épuisais à la maîtriser, sans y réussir.

PSAUME
(Ps 62 (63), 2, 3-4, 5-6, 8-9)
R/ Mon âme a soif de toi, Seigneur, mon Dieu ! (cf. Ps 62, 2b)

Dieu, tu es mon Dieu, je te cherche dès l’aube :
Mon âme a soif de toi ;
Après toi languit ma chair,
Terre aride, altérée, sans eau.

Je t’ai contemplé au sanctuaire,
j’ai vu ta force et ta gloire.
Ton amour vaut mieux que la vie :
tu seras la louange de mes lèvres !

Toute ma vie je vais te bénir,
lever les mains en invoquant ton nom.
Comme par un festin je serai rassasié ;
la joie sur les lèvres, je dirai ta louange.

Oui, tu es venu à mon secours :
je crie de joie à l’ombre de tes ailes.
Mon âme s’attache à toi,
ta main droite me soutient.

DEUXIÈME LECTURE
« Présentez votre corps en sacrifice vivant » (Rm 12, 1-2)

Lecture de la lettre de saint Paul Apôtre aux Romains
Je vous exhorte, frères, par la tendresse de Dieu, à lui présenter votre corps, votre personne tout entière , en sacrifice vivant, saint, capable de plaire à Dieu : c’est là, pour vous, la juste manière de lui rendre un culte. Ne prenez pas pour modèle le monde présent, mais transformez-vous en renouvelant votre façon de penser pour discerner quelle est la volonté de Dieu : ce qui est bon, ce qui est capable de lui plaire, ce qui est parfait.

ÉVANGILE
« Si quelqu’un veut marcher à ma suite, qu’il renonce à lui-même » (Mt 16, 21-27)
Alléluia. Alléluia. Que le Père de notre Seigneur Jésus Christ ouvre à sa lumière les yeux de notre cœur, pour que nous percevions l’espérance que donne son appel. Alléluia. (cf. Ep 1, 17-18)

Évangile de Jésus Christ selon saint Matthieu
En ce temps-là, Jésus commença à montrer à ses disciples qu’il lui fallait partir pour Jérusalem, souffrir beaucoup de la part des anciens, des grands prêtres et des scribes, être tué, et le troisième jour ressusciter. Pierre, le prenant à part, se mit à lui faire de vifs reproches : « Dieu t’en garde, Seigneur ! cela ne t’arrivera pas. » Mais lui, se retournant, dit à Pierre : « Passe derrière moi, Satan ! Tu es pour moi une occasion de chute : tes pensées ne sont pas celles de Dieu, mais celles des hommes. »
Alors Jésus dit à ses disciples : « Si quelqu’un veut marcher à ma suite, qu’il renonce à lui-même, qu’il prenne sa croix et qu’il me suive. Car celui qui veut sauver sa vie la perdra, mais qui perd sa vie à cause de moi la trouvera. Quel avantage, en effet, un homme aura-t-il à gagner le monde entier, si c’est au prix de sa vie ? Et que pourra-t-il donner en échange de sa vie ? Car le Fils de l’homme va venir avec ses anges dans la gloire de son Père ; alors il rendra à chacun selon sa conduite. »
Patrick BRAUD

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