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27 février 2022

Mercredi des Cendres : notre Psaume 50

Classé sous Communauté spirituelle — lhomeliedudimanche @ 12 h 30 min

Mercredi des Cendres : notre Psaume 50

Homélie du Mercredi des Cendres / Année C
02/03/2022

Cf. également :

Cendres : « Revenez à moi ! »
Cendres : une conversion en 3D
Cendres : soyons des justes illucides
Mercredi des Cendres : le lien aumône-prière-jeûne
Déchirez vos cœurs et non vos vêtements
Mercredi des cendres : de Grenouille à l’Apocalypse, un parfum d’Évangile
La radieuse tristesse du Carême
Carême : quand le secret humanise
Mercredi des Cendres : 4 raisons de jeûner
Le symbolisme des cendres

Voilà sans doute le psaume le plus utilisé par les chrétiens : chaque matin, des milliers de moines, moniales, clercs, religieux et religieuses commencent leur première prière du jour par ce verset : « Seigneur ouvre mes lèvres / et ma bouche annoncera ta louange ». Chaque vendredi matin, à l’office de Laudes, c’est ce même psaume 50 qui revient dans la liturgie. Chaque Mercredi des Cendres nous l’entendons à nouveau pour nous préparer à entrer en Carême avec la même disposition de cœur que celle du psalmiste. Pénitentiel par excellence, ce psaume 50 est donc au top du « Top 10 » du psautier !

Regardons-le de plus près, pour en discerner quelques enjeux actuels, notamment autour de la notion de péché.

 

S’orienter vers la fin ultime

Mercredi des Cendres : notre Psaume 50 dans Communauté spirituelle 27773748-ic%C3%B4ne-illustration-montrant-un-affichage-de-la-boussole-pointant-du-nordLes 2 premiers versets sont rarement indiqués sur nos feuilles de chant ! Pourtant ils conditionnent la lecture :
« Du maître de chant. Psaume de David.
Quand Natân le prophète vint à lui parce qu’il était allé vers Bethsabée ».
Le psaume est donc destiné au chef des chantres (לַמְנַצֵּ֗חַ, de la racine natsach = conduire en hébreu), c’est-à-dire celui qui conduit le chœur, qui le mène vers une exécution parfaite de l’œuvre musicale. En grec, la Septante a traduit ce terme par τέλος, telos = le but ultime, l’achèvement, la fin de toutes choses. Il y a donc un enjeu d’accomplissement ultime à chaque fois qu’un psaume est adressé au chef des chantres (55 fois !). Chanter le psaume, c’est hâter la fin ultime de toutes choses. Psalmodier, c’est ordonner sa vie entière à sa finalité la plus vraie. L’enjeu est donc de laisser le chant de cette prière transformer mes choix, ma manière de vivre, pour qu’elle s’ajuste toujours mieux à sa vocation ultime.

Psalmodier, c’est s’aligner sur le sens ultime de mon existence.

On retrouve ici la disposition intérieure d’Ignace de Loyola qui la conseillait pour entrer dans ses Exercices spirituels : « L’homme est créé pour louer, honorer et servir Dieu, notre Seigneur, et, par ce moyen, sauver son âme. Et les autres choses qui sont sur la terre sont créées à cause de l’homme et pour l’aider dans la poursuite de la fin que Dieu lui a marquée en le créant. D’où il suit qu’il doit en faire usage autant qu’elles le conduisent vers sa fin, et qu’il doit s’en dégager autant qu’elles l’en détournent » (Exercices spirituels, Principe et Fondement).

 

L’auteur du psaume, c’est moi

a-IMG_0471rec-681x1024 Carême dans Communauté spirituelleL’auteur désigné est David. Les circonstances indiquées situent cette prière juste après que David ait pris conscience grâce au prophète Nathan de sa triple iniquité (2S 12) : adultère (il a couché avec Bethsabée, femme mariée), viol (il l’a forcée ; il est roi, il a tous les droits !), assassinat (il a organisé la mort du mari de Bethsabée, général d’armée, en l’envoyant au front en première ligne).
Insistons sur ce point : le psaume prend place après la prise de conscience par David de son triple péché. Rien ne sert de demander pardon tant qu’on n’a pas identifié la faute commise ! Il faut pour cela l’aide des autres (Nathan pour David) afin qu’ils nous ouvrent les yeux sur notre propre responsabilité : « cet homme (qui a péché avec Bethsabée) c’est toi », dira Nathan à David pour le sortir de sa fausse bonne conscience royale.

L’attribution de ce psaume à David pose pourtant quelques problèmes. Les derniers versets 20 et 21 semblent se situer après la catastrophe de la chute de Jérusalem, pendant l’exil à Babylone, puisqu’on y demande de reconstruire les murs de Jérusalem. Ce ne peut donc être David qui prie le verset 20. D’autres exégètes voient encore dans le verset 6 une difficulté pour l’attribuer à David : « contre toi et toi seul j’ai péché ». Or David a péché d’abord contre Bethsabée et Uri en leur faisant du mal ! Une solution en deux temps existe pour résoudre ce problème de l’attribution du psaume :
– c’est bien David, car le roi n’a de comptes à rendre qu’à Dieu de par ses prérogatives. Il demande d’être libéré du sang versé, celui d’Uri (v. 16). Il enseigne au peuple (v. 15).
– par la suite, les croyants se sont approprié cette supplication royale, notamment en temps d’exil à Babylone pour espérer un retour à Jérusalem et la reconstruction de son Temple.

Nous mettons donc nos pas de priants dans ceux du grand roi David, si prestigieux et pourtant pécheur de tant de manières. C’est moi qui ai versé le sang, c’est moi qui ai fait le mal : je ne suis pas plus grand que David, alors je fais mienne sa prière pour tenir bon dans les exils qui sont les miens.

 

Nos 3 façons de pécher

Tel que nous le lisons en entier, le psaume 50 est admirablement construit : selon une structure classique avec une belle symétrie à A-B-A’ qui met en évidence la pointe du texte, le verset 11 :

Ps 50 Structure

Quand on regarde de près le texte hébreu, on constate que 3 mots, 3 racines sont utilisées pour désigner l’acte de pécher :

 

1. Hatta’t : manquer sa cible

archer-orientant-la-cible-12495721 cendresLa racine hébreu חַטָּאָה = chatta’ah est employée 7 fois dans notre psaume 50. Elle signifie : manquer sa cible. 7 est bien sûr le chiffre de la première création en 7 jours. Notre condition de créature est ici évoquée de manière réaliste à travers l’inévitable répétition de nos manquements, 7 fois par jour comme l’écrit symboliquement Pr 24,16 : « le juste tombe 7 fois mais se relève, alors que les méchants s’effondrent dans le malheur ». Celui qui croirait être à l’abri de toute démarche pénitentielle ferait bien de se répéter : « le juste tombe 7 fois par jour ». Celui qui désespérerait sous le poids de ses fautes se redira : « le juste tombe 7 fois par jour et se relève ». Le réalisme biblique devant la condition humaine nous évite d’idéaliser notre action comme d’en désespérer. Impossible de ne pas commettre le mal ; mais c’est possible de s’en relever ! Le verset 7 le dit avec la froideur d’un constat scientifique : « j’étais pécheur dès le sein de ma mère ». Car la vie intra-utérine est déjà une vie relationnelle, où les interactions avec la mère d’abord, et l’univers à travers elle, marquent le futur être humain, en positif comme en négatif. Les rousseauistes qui prétendent que l’homme naît bon puis est abîmé par la société en sont pour leurs frais ! Les jansénistes également, qui prétendaient notre noirceur incurable.

Manquer sa cible : peut-être pouvons-nous retenir cette définition de notre péché. La bonne nouvelle est que le désir humain n’est pas condamné, au contraire ! Il se trompe de cible, comme Don Juan se trompe lui-même en multipliant les aventures amoureuses. L’élan à la base du péché n’est pas mauvais en soi : il suffit de lui donner une autre cible ! Il suffit d’assigner un autre sens à notre existence, un but différent à nos décisions, une finalité meilleure à notre quête. À l’archer qui manque sa cible il n’est pas demandé de casser son arc, mais de mieux viser, ou de mieux choisir sa cible.

Voilà pourquoi Jésus aimait tant les pécheurs et préféraient leur compagnie à celle des purs et des parfaits : au moins eux ont des désirs forts, au moins eux cherchent quelque chose intensément ! Certes ils se trompent de cible, mais ce sera plus facile de réorienter leur énergie vitale chez eux que de la ressusciter chez les pharisiens et les scribes… Aujourd’hui encore, les pécheurs recèlent plus d’humanité et de soif d’absolu que les gardiens figés d’une morale majoritaire…

Chatta’ah : quelle cible allons-nous choisir ? Quand nous arrive-t-il de la manquer ? Nous faut-il la maintenir ou en changer ?

 

2. Avon : tordre le réel

ca5384_9d3be3fe58c94975b7950deafc99b0a0~mv2 DavidLe deuxième terme employé par le psaume 50 pour décrire notre péché vient de la racine hébreu : עָוֹן = avon, qui signifie tordre, pervertir. Le pécheur est dans le déni, comme David ne voulant pas voir son triple crime en toute bonne conscience. Notre péché appelle bien ce qui est mal, lumière ce qui est obscur. Pensez à l’avortement que l’idéologie dominante actuelle présente comme un acquis des Droits de l’Homme ; ou bien à l’esclavage autrefois présenté comme naturel et juste ; ou bien à la ‘vérité’ soviétique (pravda) qui appelait ‘progrès’ les purges staliniennes etc.

Nous sommes, chacun, capables de tordre le réel pour le faire entrer de force dans nos catégories, nos préjugés, nos visions idéologiques. La perversité du mal n’est pas tant dans le vicieux qui se cache que dans les puissants qui osent dire au grand jour que le mal est un bien. Ou qui cachent les terribles conséquences de leurs décisions, comme Mao ou Pol Pot cachaient leurs dissidents dans des camps de ‘rééducation’. Comme Poutine accusant les Ukrainiens ‘nazis’de ‘génocide’ envers les russophones…
Faire du tort à quelqu’un, c’est tordre la relation avec lui jusqu’à lui faire mal.

Avon : quand tordons-nous le réel pour qu’il se plie à nos intérêts, à nos idées, à nos habitudes ?

 

3. Pesha : rompre la relation avec Dieu

Le troisième terme utilisé pour le péché dans le psaume 50 est פֶשַׁע = pesha, qui signifie transgression, rébellion. Le mot vise surtout le résultat de cette transgression : le pécheur se détourne de Dieu et ne veut plus rien à voir avec lui. Cette rupture de la relation est une mort spirituelle. Un peu comme le fils prodigue qui a claqué la porte est mort à l’amour de son père. Ou comme Judas qui coupe les ponts et se condamne lui-même.

Péter un câble

C’est donc que le péché est d’abord théologal avant d’être moral : « contre toi (Dieu) et toi seul j’ai péché » (v. 6). C’est dans le cadre de la relation à Dieu qu’il y a péché. Hors de cette dimension spirituelle, il n’y a pas péché, mais faute morale ou infraction légale. En rigueur de terme, un athée ne peut pas pécher ! Distinguer le péché de l’immoral ou de l’illégal est essentiel ! C’est toute la différence entre le pardon et l’excuse. Le croyant devant Dieu peut se reconnaître pécheur là où le citoyen ne se reconnaîtra aucune infraction devant la morale ou la loi. Et inversement, il y a des infractions à la moralité ou à la légalité qui ne sont pas des péchés (pensez à l’objection de conscience, à la désobéissance civile, au refus des coutumes barbares etc.).
C’est devant Dieu que nous péchons.
La conséquence du péché est la rupture de relation avec lui ; le fruit du pardon est le rétablissement d’une communion plus grande donnée par-delà la séparation (par–donnée).

La première racine chatta’ah (faute) se trouve 7 fois dans le psaume Les deux autres racines décrivant le péché, avon et pesha s’y trouvent chacune 3 fois, comme on trouve aussi trois fois la racine ÇDQ qui désigne la justice et le juste (tsedaqah). C’est bien l’action de Dieu qui fait du pécheur un juste, au moyen des trois attributs divins cités : la grâce, la bonté, la tendresse. Trois attributs cités une fois et une seule, comme la racine QDSh de la sainteté : seul le Dieu unique est trois fois saint.

 

Offrir le vrai sacrifice

Un prêtre de l’Israël antique amène un animal à l’autel pour le sacrifierUn mot pour finir sur le verset 21 : « alors tu accepteras de justes sacrifices, oblations et holocaustes ; alors on offrira des taureaux sur ton autel ».
Offrir des taureaux sur l’autel de Jérusalem semble contredire le verset précédent : « si j’offre un sacrifice, tu n’en veux pas, tu n’acceptes pas d’holocauste » (v. 18). Et qui est le sujet de cette offrande qui soudain est au pluriel alors qu’avant c’est David (moi) qui prie au singulier ?
Une première explication – on l’a vu – est d’attribuer ce verset aux juifs de l’exil à Babylone, qui s’appropriaient la prière de David et y rajoutaient leur espérance du Temple rebâti à Jérusalem.

Une autre exégèse va regarder de près le mot employé pour l’objet du sacrifice : פָרִֽים = parim en hébreu. On peut le traduire par taureaux comme le fait la liturgie en s’appuyant sur les 5 autres usages similaires du mot hébreu dans la Bible (Nb 23,1 ; 23,29 1Ch 15,26 2Ch 29,21 Jb 42,8). On peut également le traduire par « sacrifice de louange », en allant copier-coller le 4° usage du mot (chez le prophète Osée) : « enlève tous nos péchés, reçois-nous dans ton amour, et nous t’offrirons en sacrifice (parim) les paroles de nos lèvres » (Os 14,2-3), qui est sur la même ligne que notre psaume. On a alors l’annonce du peuple sacerdotal célébré par le Nouveau Testament : chacun et tous peuvent offrir des sacrifices d’action de grâces par la louange de leurs lèvres ! Tous, pas seulement David. Par des paroles et un cœur contrit et non par des taureaux. La traduction serait alors : chacun t’offrira le sacrifice d’action de grâces par la louange de ses lèvres. Ce qui est bien plus cohérent avec l’ensemble du psaume 50, et notamment les versets 16-19. Ce qui annonce l’eucharistie chrétienne où tous s’offrent sur l’autel avec le Christ, par lui et en lui (et pas seulement le prêtre, et pas seulement l’hostie).
Quel dommage que la traduction liturgique n’ait pas eu  cette audace !

 

Conclusion

Manquer sa cible / tordre le réel / rompre la relation : passons à ce triple tamis du Psaume 50 nos actions et nos pensées de ce jour, et nous prendrons conscience comme David de ce pourquoi nous allons recevoir les cendres du Carême…

 

Lectures de la messe

Première lecture
La profession de foi du peuple élu (Dt 26, 4-10)

Lecture du livre du Deutéronome
Moïse disait au peuple : Lorsque tu présenteras les prémices de tes récoltes, le prêtre recevra de tes mains la corbeille et la déposera devant l’autel du Seigneur ton Dieu. Tu prononceras ces paroles devant le Seigneur ton Dieu : « Mon père était un Araméen nomade, qui descendit en Égypte : il y vécut en immigré avec son petit clan. C’est là qu’il est devenu une grande nation, puissante et nombreuse. Les Égyptiens nous ont maltraités, et réduits à la pauvreté ; ils nous ont imposé un dur esclavage. Nous avons crié vers le Seigneur, le Dieu de nos pères. Il a entendu notre voix, il a vu que nous étions dans la misère, la peine et l’oppression. Le Seigneur nous a fait sortir d’Égypte à main forte et à bras étendu, par des actions terrifiantes, des signes et des prodiges. Il nous a conduits dans ce lieu et nous a donné ce pays, un pays ruisselant de lait et de miel. Et maintenant voici que j’apporte les prémices des fruits du sol que tu m’as donné, Seigneur. »

Psaume
(Ps 90 (91), 1-2, 10-11, 12-13, 14-15ab)
R/ Sois avec moi, Seigneur, dans mon épreuve. (cf. Ps 90, 15)

Quand je me tiens sous l’abri du Très-Haut
et repose à l’ombre du Puissant,
je dis au Seigneur : « Mon refuge,
mon rempart, mon Dieu, dont je suis sûr ! »

Le malheur ne pourra te toucher,
ni le danger, approcher de ta demeure :
il donne mission à ses anges
de te garder sur tous tes chemins.

Ils te porteront sur leurs mains
pour que ton pied ne heurte les pierres ;
tu marcheras sur la vipère et le scorpion,
tu écraseras le lion et le Dragon.

« Puisqu’il s’attache à moi, je le délivre ;
je le défends, car il connaît mon nom.
Il m’appelle, et moi, je lui réponds ;
je suis avec lui dans son épreuve. »

Deuxième lecture
La profession de foi en Jésus Christ (Rm 10, 8-13)

Lecture de la lettre de saint Paul Apôtre aux Romains
Frères, que dit l’Écriture ? Tout près de toi est la Parole, elle est dans ta bouche et dans ton cœur. Cette Parole, c’est le message de la foi que nous proclamons. En effet, si de ta bouche, tu affirmes que Jésus est Seigneur, si, dans ton cœur, tu crois que Dieu l’a ressuscité d’entre les morts, alors tu seras sauvé. Car c’est avec le cœur que l’on croit pour devenir juste, c’est avec la bouche que l’on affirme sa foi pour parvenir au salut. En effet, l’Écriture dit : Quiconque met en lui sa foi ne connaîtra pas la honte. Ainsi, entre les Juifs et les païens, il n’y a pas de différence : tous ont le même Seigneur, généreux envers tous ceux qui l’invoquent. En effet, quiconque invoquera le nom du Seigneur sera sauvé.

Évangile
« Dans l’Esprit, il fut conduit à travers le désert où il fut tenté » (Lc 4, 1-13)
Ta Parole, Seigneur, est vérité, et ta loi, délivrance. 
L’homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu. Ta Parole, Seigneur, est vérité, et ta loi, délivrance. (Mt 4, 4b)

Évangile de Jésus Christ selon saint Luc
En ce temps-là, après son baptême, Jésus, rempli d’Esprit Saint, quitta les bords du Jourdain ; dans l’Esprit, il fut conduit à travers le désert où, pendant quarante jours, il fut tenté par le diable. Il ne mangea rien durant ces jours-là, et, quand ce temps fut écoulé, il eut faim. Le diable lui dit alors : « Si tu es Fils de Dieu, ordonne à cette pierre de devenir du pain. » Jésus répondit : « Il est écrit : L’homme ne vit pas seulement de pain. »
Alors le diable l’emmena plus haut et lui montra en un instant tous les royaumes de la terre. Il lui dit : « Je te donnerai tout ce pouvoir et la gloire de ces royaumes, car cela m’a été remis et je le donne à qui je veux. Toi donc, si tu te prosternes devant moi, tu auras tout cela. » Jésus lui répondit : « Il est écrit : C’est devant le Seigneur ton Dieu que tu te prosterneras, à lui seul tu rendras un culte. »
Puis le diable le conduisit à Jérusalem, il le plaça au sommet du Temple et lui dit : « Si tu es Fils de Dieu, d’ici jette-toi en bas ; car il est écrit : Il donnera pour toi, à ses anges, l’ordre de te garder ; et encore : Ils te porteront sur leurs mains, de peur que ton pied ne heurte une pierre. » Jésus lui fit cette réponse : « Il est dit : Tu ne mettras pas à l’épreuve le Seigneur ton Dieu. » Ayant ainsi épuisé toutes les formes de tentations, le diable s’éloigna de Jésus jusqu’au moment fixé.
Patrick BRAUD

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2 janvier 2022

L’Esprit de la colombe

Classé sous Communauté spirituelle — lhomeliedudimanche @ 12 h 30 min

L’Esprit de la colombe

Homélie pour le Baptême du Seigneur / Année C
09/01/2022

Cf. également :

Une parole performative
La voix de la résilience
Jésus, un somewhere de la périphérie
De Star Wars au baptême du Christ
Baptême du Christ : le plongeur de Dieu
« Laisse faire » : éloge du non-agir
Le baptême du Christ : une histoire « sandaleuse »
« Laisse faire » : l’étrange libéralisme de Jésus
Lot de consolation
Yardén : le descendeur
Rameaux, kénose et relèvement
Il a été compté avec les pécheurs
Le principe de gratuité

La pyxide de Limoges

Gracieuse et fragile, elle est là presque chaque matin, perchée sur la rambarde de mon balcon. Attirée par les graines déposées à son attention, elle s’enhardit jusqu’à ce pavaner fièrement sur la table, picorant çà et là de quoi justifier sa présence. Cette colombe est devenue la convive régulière de mes petits déjeuners, et du coup les mésanges charbonnières des branches alentour se risquent elles aussi à s’inviter au festin préparé pour elle.
Pourquoi la colombe symbolise-t-elle aussi facilement la simplicité et la beauté, la candeur et la familiarité ? Sa blancheur sans doute (que la bave du crapaud ne peut atteindre !) ; son air de ne pas y toucher ; sa confiance pour s’approcher ; sa grâce pour dodeliner de la tête en approuvant la compagnie humaine par des coups d’œil répétés…

L’évangile de ce dimanche du Baptême du Seigneur (Lc 3, 15-22) semble l’avoir bien compris en mettant en vedette une colombe dans le ciel qui deviendra l’icône de l’Esprit Saint :
« Comme tout le peuple se faisait baptiser et qu’après avoir été baptisé lui aussi, Jésus priait, le ciel s’ouvrit. L’Esprit Saint, sous une apparence corporelle, comme une colombe, descendit sur Jésus, et il y eut une voix venant du ciel : « Toi, tu es mon Fils bien-aimé ; en toi, je trouve ma joie » ».

Colombe pyxide LimogesDes colombes, il y en a eu très tôt dans toute l’iconographie chrétienne : gravées ou peintes sur les murs des catacombes, sur des lampes, rayonnant au plafond des chaires baroques, désignant l’Agneau de Dieu sur les retables polychromes, coloriées par les plus grands pinceaux de la Renaissance, soufflant ses homélies à l’oreille de Grégoire le Grand, omniprésente sur les icônes orientales etc.
Un objet liturgique particulièrement témoigne du lien entre l’Esprit et l’eucharistie : c’est une pyxide en émail conservée à Limoges. Bien avant la trouvaille du tabernacle en Occident, les Églises orientales conservaient précieusement les hosties consacrées en surplus, non pour les adorer mais pour les porter ensuite aux malades et aux absents, après la célébration. Elles utilisaient pour cela une petite boîte – pyxide en grec – qui pouvait être en bois, en ivoire, en émail. Celle-ci a naturellement la forme d’une colombe, qu’on suspendait avec des chaînes au-dessus de l’hôtel après l’eucharistie. Ainsi la colombe qui planait sur les eaux primordiales de la Genèse, sur l’eau souillée du Jourdain au désert lorsque Jean-Baptiste y plongea Jésus, ainsi cette même colombe plane-t-elle sur l’autel pour désigner l’Agneau de Dieu eucharistique.

On ne comprend rien à l’identité de Jésus sans l’Esprit qui est son élan intime vers le Père. Mais l’Esprit, lui, qui est-il ? Plus mystérieux que Jésus dont on connaît les paroles, les faits et gestes en personne, il est pourtant plus présent car toujours à l’œuvre dans notre histoire alors que le Christ s’en est allé le jour de l’Ascension. Voilà pourquoi l’image de la colombe nous est précieuse : elle dit qui est l’Esprit mieux qu’un discours. Voyons comment.

 

La blanche colombe

L’Esprit de la colombe dans Communauté spirituelle 85179951_pEn dehors de toute référence biblique, l’animal colombe évoque dans toutes les cultures la grâce, l’innocence, la simplicité, la douceur. Elle n’est la prédatrice d’aucun autre ; elle est fidèle à son couple et roucoule en amoureuse éperdue ; elle a la blancheur de l’immaculé ; elle se laisse amadouer et approcher. Avec ses cousins les pigeons elle peut devenir un messager hors-pair, capable de voler des kilomètres et des kilomètres pour retrouver son port d’attache. Rien d’étonnant à ce qu’on l’ait choisie pour figurer les qualités équivalentes chez l’Esprit de Dieu. L’Esprit est simple, au sens étymologique (sim-plex = sans pli) : sans repli sur soi, l’Esprit court d’une personne à l’autre pour faire le lien. Il sort de soi pour que l’autre se trouve. Il est le mouvement perpétuel, l’élan infini qui porte l’un vers l’autre. Il est la douceur même, puisque unissant sans confondre. Il est la candeur et l’innocence, puisqu’il ne se retourne pas sur lui-même. Il est la grâce, la beauté qui se donne gratuitement, la gratuité qui s’offre avec panache.

 

La colombe de Noé

san-marco_-noe-envoie-la-co baptême dans Communauté spirituelleLa première colombe biblique est évidemment celle de Noé et du déluge (Gn 8). Après 40 jours de pluie ininterrompue, le corbeau envoyé par Noé depuis l’Arche ne revient pas. Noir et rapace, le corbeau ne peut incarner l’Esprit de Dieu ! Alors Noé envoie une colombe, qui revient bredouille après avoir exploré les environs. Une deuxième fois, Noé lui confie un vol de reconnaissance. Et là, elle revient avec un rameau d’olivier dans son bec. C’est donc qu’un monde nouveau, sauvé des eaux, est là à quelques encablures !

L’Esprit est bien celui qui nous fait découvrir le monde nouveau inauguré en Christ : un monde où nous nous sommes plus submergés par le déluge de nos iniquités, un monde où  humains et animaux vivent en concorde comme dans l’arche, un monde où la menace de la mort ultime est éliminée une fois pour toutes (« Yahvé jura de ne plus jamais détruire la terre… »).

Les chrétiens ont superposé à la colombe annonciatrice du monde post-déluge une autre symbolique : celle du bois de l’Arche figurant le bois de la croix, de l’Arche-Église avec Christ-Noé en son sein pour la conduire en Terre promise, de l’eau du déluge annonçant l’eau du baptême où nos péchés sont noyés, de la colombe-Esprit désignant le monde nouveau où la vie nouvelle est enfin possible, dès maintenant !
La colombe de Noé donne donc un visage à l’Esprit qui planait sur les eaux de la Genèse, sur les eaux du déluge.

 

La colombe du Cantique des cantiques

Couple de colombesL’autre symbolisme puissamment associé à la colombe dans la Bible est celui de l’élan amoureux. Le Cantique des cantiques déborde d’appellations intimes où la bien-aimée est désignée par son petit nom : « ma colombe ». « Ma colombe, dans les fentes du rocher, dans les retraites escarpées, que je voie ton visage, que j’entende ta voix ! Ta voix est douce, et ton visage, charmant » (Ct 2, 14). « Ouvre-moi, ma sœur, mon amie, ma colombe, ma toute pure, car ma tête est humide de rosée et mes boucles, des gouttes de la nuit » (Ct 5, 2). « Unique est ma colombe, ma parfaite… » (Ct 6, 9).

Impossible de ne pas penser au Cantique des cantiques en lisant qu’une colombe planait au-dessus de Jésus remonté des eaux ! D’autant plus que l’Esprit est féminin en hébreu (ruah). L’Esprit est la bien-aimée avec qui Jésus entretient ce lien si intime que seuls les amants peuvent comprendre. Elle cherche passionnément celui qu’elle aime parmi les rues de la cité, jusqu’à le trouver, l’étreindre et le perdre encore, pour le chercher à nouveau… Elle s’enivre de sa présence et défaille à sa voix. Elle fait l’expérience de la puissance de l’amour, « fort comme la mort ». « Les abîmes ne peuvent l’atteindre ». Figure de notre humanité en quête d’amour absolu, la colombe-Esprit nous fait désirer jusqu’à gémir, et chercher jusqu’à perdre cœur. Isaïe l’écrivait : « Comme l’hirondelle, je crie ; je gémis comme la colombe. À regarder là-haut, mes yeux faiblissent : Seigneur, je défaille ! Sois mon soutien ! » (Is 38, 14). « Nous gémissons sans trêve comme des colombes. Nous attendons le droit : il n’y en a pas ; le salut : il reste loin de nous ! » (Is 59, 11). Les psaumes en font l’oiseau de la libération : « qui me donnera les ailes de la colombe ? Je m’envolerais, et je trouverais le repos » (Ps 55, 7).

La colombe du Cantique des cantiques, d’Isaïe et des psaumes nous dit que la soif de l’autre est constitutive de la Trinité, et qu’agrandir ce désir à l’infini est l’œuvre de l’Esprit en nous. Par notre baptême en Christ, nous laissons nous aussi cette colombe nous appeler « bien-aimé » et nous entraîner à tire-d’aile vers le Père.

 

La colombe au Temple

dessin-cate-3eme-dim-careme-2021 CantiqueLes colombes jouent encore un autre rôle – mineur - dans l’accomplissement des sacrifices au Temple de Jérusalem. Pour les gens à faible revenu, difficile d’offrir un bœuf, un taureau ou une grosse somme d’argent. La Torah leur prescrit alors d’offrir un couple de tourterelles (ou colombes, c’est le mot grec : περιστερά, peristera) : « si l’homme n’a pas les moyens de se procurer une tête de petit bétail, il amènera au Seigneur, en sacrifice de réparation pour la faute commise, deux tourterelles ou deux jeunes pigeons (peristera), l’un en sacrifice pour la faute et l’autre en holocauste » (Lv 5, 7).
Ce que font les parents de Jésus pour sa circoncision : « Ils venaient aussi offrir le sacrifice prescrit par la loi du Seigneur : un couple de tourterelles ou deux petites colombes (peristera) » (Lc 2, 24). Jésus renversera d’ailleurs les comptoirs des marchands de colombes dans le Temple afin de le purifier de tout trafic (Mt 21,12). 
Ce faisant, il libère les colombes de leur esclavage et de leur mort certaine…

Cet humble animal bon marché était donc le signe de l’humble condition de ceux qui y avaient recours. La colombe du baptême au Jourdain est peut-être un clin d’œil à cette humilité-là, que la blanche candeur de la colombe incarnait si bien.
On comprend pourquoi Jésus la conjugue au serpent : « Soyez prudents comme les serpents, et candides comme les colombes » (Mt 10, 16). Si l’Esprit est naturellement offert et disponible comme une colombe, la nature humaine elle est mélangée et doit composer avec ce zeste de ruse quasi reptilienne qui traverse toute action humaine.

 

Résumons-nous : quand Matthieu utilise l’image de la colombe, il nous met sur la piste du lien intime qui unit Jésus de Nazareth à l’Esprit de Dieu. La colombe-Esprit est celle de Noé qui désigne la vie nouvelle à portée de main, celle de la Genèse planant sur les eaux primordiales d’où émerge la vie. Elle désigne la bien-aimée du Cantique des cantiques, en qui notre humanité se reconnaît, éperdue d’amour, désirant à l’infini, assoiffée de Dieu. Elle incarne l’humilité des sacrifices des petites gens. Elle partage sa simplicité où nul repli n’entrave l’élan de la communion entre les êtres.

Habituez-vous à prier l’Esprit Saint au féminin en pensant à la colombe, et vous verrez que toutes ces dimensions de la quête spirituelle vous apparaîtront aussi naturelles qu’une compagnie d’oiseaux sur votre balcon le matin…

 

 

 

Lectures de la messe

Première lecture
« La gloire du Seigneur se révélera, et tout être de chair verra » (Is 40, 1-5.9-11)

Lecture du livre du prophète Isaïe

Consolez, consolez mon peuple, – dit votre Dieu – parlez au cœur de Jérusalem. Proclamez que son service est accompli, que son crime est expié, qu’elle a reçu de la main du Seigneur le double pour toutes ses fautes.
Une voix proclame : « Dans le désert, préparez le chemin du Seigneur ; tracez droit, dans les terres arides, une route pour notre Dieu. Que tout ravin soit comblé, toute montagne et toute colline abaissées ! que les escarpements se changent en plaine, et les sommets, en large vallée ! Alors se révélera la gloire du Seigneur, et tout être de chair verra que la bouche du Seigneur a parlé. »
Monte sur une haute montagne, toi qui portes la bonne nouvelle à Sion. Élève la voix avec force, toi qui portes la bonne nouvelle à Jérusalem. Élève la voix, ne crains pas. Dis aux villes de Juda : « Voici votre Dieu ! » Voici le Seigneur Dieu ! Il vient avec puissance ; son bras lui soumet tout. Voici le fruit de son travail avec lui, et devant lui, son ouvrage. Comme un berger, il fait paître son troupeau : son bras rassemble les agneaux, il les porte sur son cœur, il mène les brebis qui allaitent.

Psaume

(Ps 103 (104), 1c-3a, 3bc-4, 24-25, 27-28, 29-30)
R/ Bénis le Seigneur, ô mon âme ; Seigneur mon Dieu, tu es si grand !
 (Ps 103, 1)

Revêtu de magnificence,
tu as pour manteau la lumière !
Comme une tenture, tu déploies les cieux,
tu élèves dans leurs eaux tes demeures.

Des nuées, tu te fais un char,
tu t’avances sur les ailes du vent ;
tu prends les vents pour messagers,
pour serviteurs, les flammes des éclairs.

Quelle profusion dans tes œuvres, Seigneur !
Tout cela , ta sagesse l’a fait ;
la terre s’emplit de tes biens.
Voici l’immensité de la mer,
son grouillement innombrable d’animaux grands et petits.

Tous, ils comptent sur toi
pour recevoir leur nourriture au temps voulu.
Tu donnes : eux, ils ramassent ;
tu ouvres la main : ils sont comblés.

Tu caches ton visage : ils s’épouvantent ;
tu reprends leur souffle, ils expirent
et retournent à leur poussière.
Tu envoies ton souffle : ils sont créés ;
tu renouvelles la face de la terre.

Deuxième lecture
« Par le bain du baptême, Dieu nous a fait renaître et nous a renouvelés dans l’Esprit Saint » (Tt 2, 11-14 ; 3, 4-7)

Lecture de la lettre de saint Paul apôtre à Tite
Bien-aimé, la grâce de Dieu s’est manifestée pour le salut de tous les hommes. Elle nous apprend à renoncer à l’impiété et aux convoitises de ce monde, et à vivre dans le temps présent de manière raisonnable, avec justice et piété, attendant que se réalise la bienheureuse espérance : la manifestation de la gloire de notre grand Dieu et Sauveur, Jésus Christ. Car il s’est donné pour nous afin de nous racheter de toutes nos fautes, et de nous purifier pour faire de nous son peuple, un peuple ardent à faire le bien. Lorsque Dieu, notre Sauveur, a manifesté sa bonté et son amour pour les hommes, il nous a sauvés, non pas à cause de la justice de nos propres actes, mais par sa miséricorde. Par le bain du baptême, il nous a fait renaître et nous a renouvelés dans l’Esprit Saint. Cet Esprit, Dieu l’a répandu sur nous en abondance, par Jésus Christ notre Sauveur, afin que, rendus justes par sa grâce, nous devenions en espérance héritiers de la vie éternelle.

Évangile
« Comme Jésus priait, après avoir été baptisé, le ciel s’ouvrit » (Lc 3, 15-16.21-22) Alléluia. Alléluia.

Voici venir un plus fort que moi, proclame Jean Baptiste ; c’est lui qui vous baptisera dans l’Esprit Saint et le feu.
Alléluia. (cf. Lc 3, 16)

Évangile de Jésus Christ selon saint Luc

En ce temps-là, le peuple venu auprès de Jean le Baptiste était en attente, et tous se demandaient en eux-mêmes si Jean n’était pas le Christ. Jean s’adressa alors à tous : « Moi, je vous baptise avec de l’eau ; mais il vient, celui qui est plus fort que moi. Je ne suis pas digne de dénouer la courroie de ses sandales. Lui vous baptisera dans l’Esprit Saint et le feu. »
Comme tout le peuple se faisait baptiser et qu’après avoir été baptisé lui aussi, Jésus priait, le ciel s’ouvrit. L’Esprit Saint, sous une apparence corporelle, comme une colombe, descendit sur Jésus, et il y eut une voix venant du ciel : « Toi, tu es mon Fils bien-aimé ; en toi, je trouve ma joie. »
Patrick BRAUD

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6 juin 2021

La croissance illucide

Classé sous Communauté spirituelle — lhomeliedudimanche @ 12 h 30 min

La croissance illucide

Homélie pour le 11° Dimanche du Temps Ordinaire / Année B
13/06/2021

Cf. également :

Un Royaume colibri, papillon, small, not big
Le management du non-agir
L’ « effet papillon » de la foi
Le petit reste d’Israël, ou l’art d’être minoritaires
Le pourquoi et le comment

La croissance illucide dans Communauté spirituelle le-bonheur-illucide--homlies-2009-10--anne-cIllucide : nous avons déjà utilisé ce néologisme pour évoquer le bonheur de la Toussaint (Toussaint : le bonheur illucide), ou la justice du Carême (Cendres : soyons des justes illucides). Et voilà que notre évangile de ce dimanche (Mc 4, 26-34) le remet à nouveau au premier plan de la vie spirituelle : « nuit et jour, qu’il dorme ou qu’il se lève, la semence germe et grandit, il ne sait comment ».
L’adjectif lucide vient du latin lux, lucis = lumière. Est lucide celui qui voit les choses en pleine lumière, conscient de ce qui se passe. Est illucide celui qui ne sait pas comment les choses arrivent, ni même ce qui arrive.
Le bonheur de la Toussaint est illucide car nous ignorons la vraie valeur de nos actes : nous avons heureusement oublié le verre d’eau accordé à l’assoiffé. La justice du Carême est illucide car c’est « en secret » que tout se joue, et Dieu seul voit réellement le secret de chacun, car lui seul sonde les reins et les cœurs (Jr 17,10 ; Rm 8,27), nos passions et nos amours.

La tradition catholique – légèrement volontariste ! – a su valoriser la lucidité comme objectif spirituel. Sans doute parce que la lucidité et le mérite sont liés : si je suis lucide sur le bien que j’ai fait, sur ma valeur personnelle, alors je peux m’en attribuer le mérite, la récompense de mes actes, et me glorifier de mes efforts. D’ailleurs, le Christ n’a-t-il pas dit : « celui qui fait la vérité vient à la lumière » ? Préférer l’obscurité à la clarté, n’est-ce pas le signe que nous nous habituons à notre péché et que nous avons peur qu’il soit dévoilé ?
Soit. Mais l’orgueil n’est jamais loin quand je peux faire la liste de tout ce que j’ai fait de bien, tel le pharisien au Temple alors que le publicain, lui, n’a rien à présenter. À force de croire que je peux voir clair entièrement en moi ou chez les autres, je passe à côté de la complexité des choses et des êtres…

La-Docte-Ignorance Esprit dans Communauté spirituelleHeureusement, les mystiques ont toujours contesté ce volontarisme très catholique.
Marie la première confesse ne pas savoir comment l’Esprit pourrait susciter la vie en elle : « comment cela va-t-il se faire, puisque je suis vierge ? » En acceptant de ne pas savoir, elle engendre un être unique, plus grand qu’elle.
D’ailleurs, dès le commencement, « ne pas savoir comment » préside au surgissement de l’autre : la mystérieuse torpeur qui s’empare d’Adam lorsque Dieu façonne Ève de son flanc (Gn 2,21) garantit le mystère de la relation homme-femme, son infinie profondeur et dignité, car Adam ne sait pas comment Ève a surgi face à lui.
Les Pères du désert parlaient de repos en Dieu (hésychie), au-delà du bien et du mal, où le seul désir est de laisser agir l’Esprit en nous, sans savoir comment il agit.
Les mystiques rhénans (Tauler, Eckhart, Suso) traitent de ‘pauvres fous’ les gens pieux qui comptabilisent leurs bonnes actions pour aller au ciel. Ils prêchent l’abandon (Abgeschiedenheit), le détachement, la dépossession, le non-savoir.
Nicolas de Cues chantait la « docte ignorance », ce fruit de l’Esprit qui nous libère de toute mainmise sur nos œuvres.
Et Jeanne d’Arc, à qui l’évêque demandait si elle était en état de grâce, savait répondre, illucide : « si je n’y suis pas, Dieu m’y mette. Si j’y suis, Dieu m’y garde ». Autrement dit : ‘il ne m’appartient pas de savoir si je suis en état de grâce ou non ; c’est le travail de Dieu en moi, et prétendre connaître la réponse – positive ou négative – l’annulerait par là-même’.
Saint Jean de la Croix chante quant à lui « la nuit obscure » où la bien-aimée (l’âme humaine) cherche son bien-aimé (le Christ), car elle ne sait pas où il est. Et c’est « en secret » que Dieu prépare son cœur à la rencontre, sans qu’elle sache comment.

Être illucide ne signifie donc pas être inconscient – au sens psychologique du terme – ni inactif. C’est plutôt le désir de se laisser conduire au lieu de tout maîtriser, de travailler gratuitement à la vigne au lieu d’en comptabiliser les fruits. Le bonheur, la justice ou la croissance ne sont pas des objectifs à poursuivre, mais des fruits à accueillir, toujours surprenants, inattendus. Un bienfait collatéral, en quelque sorte. Vouloir être heureux, c’est déjà ne plus l’être. Celui qui l’est ne sait pas qu’il l’est, et son bonheur est parfait. Vouloir être juste, c’est s’épuiser à accumuler des bonnes actions, des œuvres remarquables, alors que Dieu comble son bien-aimé quand il dort, et que le bon larron est accueilli sans avoir rien fait que de croire.
Les artistes du Moyen-Âge ne signaient pas leurs œuvres, s’effaçant devant leur création. Ceux de la Renaissance y déposaient leur nom pour être couverts de gloire. L’illucide préfère l’anonymat, selon la parole de Jésus : « que ta main gauche ignore ce que fait ta main droite… » (Mt 6,3)

semence hétimasieDans la parabole du grain qui pousse tout seul de ce dimanche, Jésus nous remet devant l’illucidité de toute croissance authentiquement spirituelle : « nuit et jour, qu’il dorme ou qu’il se lève, la semence germe et grandit, il ne sait comment. D’elle-même, la terre produit d’abord l’herbe, puis l’épi, enfin du blé plein l’épi ».
Bien sûr que le cultivateur connaît le processus de germination, ce qu’il y faut d’engrais, de pluie, de soleil etc. Mais fondamentalement, une fois qu’il a planté la graine, tout cela se passe sans lui, et en tout cas il n’est pas le maître absolu de la nature. Bien des récoltes seront décevantes alors qu’elles s’annonçaient généreuses ; bien des vendanges seront compromises par la grêle, le gel, des maladies imprévues.
La croissance de la graine est une dynamique vitale qui se passe largement de nous (les immenses forêts primaires sont là pour nous le rappeler). La sagesse populaire dit fort bien qu’on ne fait pas pousser une plante en tirant dessus !

La croissance dont parle Jésus est d’abord celle du Royaume autour de nous : nous n’en sommes pas maîtres. Si vous avez un jour accompagné des adultes dans le catéchuménat vers le baptême, vous connaissez déjà cette liberté qu’a l’Esprit pour susciter des conversions là où on ne les attendait pas. Des gens découvrent le Christ par hasard, sans action pastorale planifiée. Des peuples comme la Corée au XVIII° siècle grandissent dans la foi en lisant la Bible loin de toute société missionnaire. Des acteurs courageux – très loins du Christ – produisent soudain des fruits admirables, tel le roi perse Cyrus autorisant Israël à revenir de sa déportation de Babylone. Et tout cela sans que nous y soyons pour grand-chose. Le Royaume grandit autour de nous, et nous ne savons pas comment. Et c’est tant mieux ! Car sinon nous pourrions imaginer que c’est grâce à nous, nous pourrions avoir la tentation de vouloir domestiquer et contrôler cette croissance selon nos propres vues.

Le grain qui pousse tout seul désigne également la croissance du Royaume de Dieu en chacun de nous. Nous savons pas comment, mais un jour nous nous réveillons plus libres, ou plus décidés, ou plus aimants. N’avez-vous jamais été surpris de découvrir en vous des forces neuves, une gaieté retrouvée, une paix intérieure évidente et durable ? Je me souviens que, au lycée, j’aimais bien plancher sur des problèmes de mathématiques ardus juste avant de me coucher. Et au petit matin, comme par enchantement, grâce à une bonne nuit de sommeil, tout se dénouait facilement : j’écrivais d’une seule traite la solution aux exercices les plus difficiles. Toutes proportions gardées, c’est bien le même processus d’abandon qui est à l’œuvre : Dieu comble son bien-aimé quand il dort (Ps 126,2) ! Tout se dénoue un jour lorsque nous abandonnons en Dieu nos problèmes les plus insolubles. Et nous ne savons pas comment. Mieux : le fait de ne pas savoir, de ne pas vouloir savoir, libère en nous la puissance de cette force prodigieuse qui travaille en nous sans que nous puissions la maîtriser.

4-niveaux-de-competence illucideAbraham Maslow (l’auteur de la célèbre pyramide !) avait théorisé les 4 étapes de l’apprentissage, qui conduisent au savoir illucide :
Phase 1 : Je ne sais pas que je ne sais pas …
C’est le stade du candidat à l’apprentissage ignorant tout de sa discipline.
Phase 2 : Je sais que je ne sais pas …
L’apprenti découvre les immenses possibilités de son art, qu’il ne maîtrise pas. Il apprend.
Phase 3 : Je sais que je sais …
L’apprenti commence à maîtriser consciemment l’expertise apprise.
Phase 4 : Je ne sais plus que je sais
L’apprenti est devenu un maître, accomplissant les subtilités de son art sans même s’en rendre compte.
La progression de la vis spirituelle suit ces 4 étapes, jusqu’à parvenir à la compétence illucide, s’accroissant sans cesse sans même le savoir.


Une telle croissance illucide est le fruit de l’Esprit, ‘qui est Seigneur et qui donne la vie’.

L’illucidité de cette croissance entraîne trois conséquences spirituelles :

Toujours espérer dans la force du travail de Dieu en moi.
Si moi je perds cœur, lui ne perdra pas son Souffle. Si moi je ne vois rien grandir, lui saura me faire discerner comme Isaïe au Mont Carmel le petit nuage gros comme le poing à l’horizon qui deviendra une pluie bienfaisante (1 R 18, 44). Si moi je désespère d’avoir les mains vides devant lui, lui me les remplira mieux que je n’aurais su le faire. Tels les 5 pains et les 2 poissons pour une foule de 5000 hommes, le peu de bonne terre que chacun a en lui suffit à Dieu pour y faire pousser des arbres remarquables ! Il n’y a qu’à le laisser faire – même si nous ne savons pas comment il le fait – au lieu de le faire à notre façon.

– Toujours espérer dans la puissance du travail de l’Esprit en l’autre.
Aimer son prochain comme soi-même demande en effet de voir en lui le même potentiel de croissance que celui que je découvre en moi. Lui aussi – fut-il le pire criminel – possède en lui ce presque-rien, cette minuscule graine qui ne demande qu’à croître et porter du fruit. Certes, l’autre peut la piétiner, l’étouffer, s’en détourner. Reste qu’il est créé à l’image de Dieu, et rien – pas même le pire péché – ne peut totalement déraciner ce reflet divin de son être. S’il rencontre quelqu’un qui croit en lui, qui porte sur lui un regard d’espérance, la graine germera. S’il s’écœure lui-même à force de méchanceté, il sera surpris un jour de découvrir en lui une parcelle d’humanité qui ne demande qu’à croître.
C’est l’une des raisons théologiques les plus fortes à notre opposition radicale à toute peine de mort : Dieu n’en a jamais fini avec nous. Même dans le condamné le plus ignoble, l’Esprit a la liberté de faire grandir une humanité admirable, et nous ne savons pas comment.

analyse-trans1 Jésus

 

– Laisser à l’Esprit une réelle marge de manœuvre.
© 1988 RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Daniel Arnaudet
Si notre croissance spirituelle est largement illucide, alors plus nous voulons tout maîtriser et moins nous grandissons ! Certains croient que la foi est une morale où il faut accumuler les bonnes œuvres. D’autres planifient leur vie religieuse comment construire un gratte-ciel, en ne laissant rien au hasard. Or, les ingénieurs prévoient toujours quelques degrés de liberté dans leur construction, pour qu’elle vive, qu’elle respire, qu’elle s’adapte à l’imprévu. Regardez les ponts par en dessous : vous verrez les joints de dilatation qui permettent à la structure de ne pas être figée, de bouger, de se dilater sous l’action de la chaleur. Eh bien, laissez de la place à Dieu dans vos ambitions humaines ! Laissez du vide à ne surtout pas combler, des espaces pour vous dilater lorsque la chaleur de l’Esprit vous embrasera ! Ne prévoyez pas tout, car vous ne savez pas comment va croître le Royaume de Dieu en vous et autour de vous. Les gens affairés qui ont un agenda rempli à ras bord n’ont plus de place pour l’imprévu, la rencontre fortuite, le hasard qui pourrait bouleverser leur vie. Ils avancent, mais sur des rails, alors que l’Esprit souffle où il veut ! Si vous acceptez de ne pas savoir comment s’opère cette croissance en vous, alors vous serez disponibles à l’inattendu, capable de bifurquer là où l’Esprit vous emmène.

Les orthodoxes ont une disposition liturgique fort symbolique pour cela (l’hétimasie) : ils laissent vide la chaise cathédrale, car elle ne peut être occupée que par le Christ en personne, absent physiquement de l’histoire. L’évêque (ou le patriarche) qui siège dans cette cathédrale a son trône toujours placé en dessous du trône vide du Christ, le Chef invisible de l’Église. Si quelqu’un prend sa place, comment se laisser guider par le Christ ?

Laissez donc du vide dans vos agendas, vos projets, vos constructions. Alors grandira le Royaume au-dedans de vous et autour de vous, et vous ne saurez pas comment

 

LECTURES DE LA MESSE

PREMIÈRE LECTURE
« Je relève l’arbre renversé » (Ez 17, 22-24)

Lecture du livre du prophète Ézékiel

Ainsi parle le Seigneur Dieu : « À la cime du grand cèdre, je prendrai une tige ; au sommet de sa ramure, j’en cueillerai une toute jeune, et je la planterai moi-même sur une montagne très élevée. Sur la haute montagne d’Israël je la planterai. Elle portera des rameaux, et produira du fruit, elle deviendra un cèdre magnifique. En dessous d’elle habiteront tous les passereaux et toutes sortes d’oiseaux, à l’ombre de ses branches ils habiteront. Alors tous les arbres des champs sauront que Je suis le Seigneur : je renverse l’arbre élevé et relève l’arbre renversé, je fais sécher l’arbre vert et reverdir l’arbre sec. Je suis le Seigneur, j’ai parlé, et je le ferai. »

 

PSAUME
(91 (92), 2-3, 13-14, 15-16)
R/ Il est bon, Seigneur, de te rendre grâce ! (cf. 91, 2a)

Qu’il est bon de rendre grâce au Seigneur,
de chanter pour ton nom, Dieu Très-Haut,
d’annoncer dès le matin ton amour,
ta fidélité, au long des nuits.

Le juste grandira comme un palmier,
il poussera comme un cèdre du Liban ;
planté dans les parvis du Seigneur,
il grandira dans la maison de notre Dieu.

Vieillissant, il fructifie encore,
il garde sa sève et sa verdeur
pour annoncer : « Le Seigneur est droit !
Pas de ruse en Dieu, mon rocher ! »

 

DEUXIÈME LECTURE
« Que nous demeurions dans ce corps ou en dehors, notre ambition, c’est de plaire au Seigneur » (2 Co 5, 6-10)

Lecture de la deuxième lettre de saint Paul apôtre aux Corinthiens

Frères, nous gardons toujours confiance, tout en sachant que nous demeurons loin du Seigneur, tant que nous demeurons dans ce corps ; en effet, nous cheminons dans la foi, non dans la claire vision. Oui, nous avons confiance, et nous voudrions plutôt quitter la demeure de ce corps pour demeurer près du Seigneur. Mais de toute manière, que nous demeurions dans ce corps ou en dehors, notre ambition, c’est de plaire au Seigneur. Car il nous faudra tous apparaître à découvert devant le tribunal du Christ, pour que chacun soit rétribué selon ce qu’il a fait, soit en bien soit en mal, pendant qu’il était dans son corps.

 

ÉVANGILE

« C’est la plus petite de toutes les semences, mais quand elle grandit, elle dépasse toutes les plantes potagères » (Mc 4, 26-34)
Alléluia. Alléluia. La semence est la parole de Dieu ;le semeur est le Christ ;celui qui le trouve demeure pour toujours. Alléluia.

Évangile de Jésus Christ selon saint Marc

En ce temps-là, parlant à la foule, Jésus disait : « Il en est du règne de Dieu comme d’un homme qui jette en terre la semence : nuit et jour, qu’il dorme ou qu’il se lève, la semence germe et grandit, il ne sait comment. D’elle-même, la terre produit d’abord l’herbe, puis l’épi, enfin du blé plein l’épi. Et dès que le blé est mûr, il y met la faucille, puisque le temps de la moisson est arrivé. »
Il disait encore : « À quoi allons-nous comparer le règne de Dieu ? Par quelle parabole pouvons-nous le représenter ? Il est comme une graine de moutarde : quand on la sème en terre, elle est la plus petite de toutes les semences. Mais quand on l’a semée, elle grandit et dépasse toutes les plantes potagères ; et elle étend de longues branches, si bien que les oiseaux du ciel peuvent faire leur nid à son ombre. »
Par de nombreuses paraboles semblables, Jésus leur annonçait la Parole, dans la mesure où ils étaient capables de l’entendre. Il ne leur disait rien sans parabole, mais il expliquait tout à ses disciples en particulier.
.Patrick Braud

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14 mars 2021

Va te faire voir chez les Grecs !

Classé sous Communauté spirituelle — lhomeliedudimanche @ 12 h 30 min

Va te faire voir chez les Grecs !

Homélie pour le 5° Dimanche de Carême / Année B
21/03/2021

Cf. également :

Grain de blé d’amour…
La corde à nœuds…
Qui veut voir un grain de blé ?
Le jeu du qui-perd-gagne
Quels sont ces serpents de bronze ?

Va te faire voir chez les Grecs ! dans Communauté spirituelle B00YYEZ3H8.01._SCLZZZZZZZ_SX500_Évidemment, un tel titre est un peu choquant pour un commentaire d’évangile ! Cette insulte vulgaire est devenue l’expression d’un rejet méprisant, les Grecs étant réputés pour leurs mœurs douteuses dans l’Antiquité. Mais dans l’Évangile de ce dimanche (Jn 12, 20-33), les Grecs présents à Jérusalem pour la fête de la Pâque sont les déclencheurs de la célèbre parole de Jésus sur le grain de blé, annonçant sa Passion et sa mort.
Quel lien entre les Grecs et le grain de blé ? entre le désir de « voir Jésus » et l’heure de la glorification qu’il annonce ? Quel rôle jouent Philippe et André dans cette version de Gethsémani si particulière à Jean ?
L’enjeu n’est pas que scripturaire. Il concerne le lien que nous avons à faire aujourd’hui entre notre universalisme chrétien et le caractère pascal de notre foi. Voyons comment.

 

Nous voudrions voir Jésus

 blé dans Communauté spirituelleTout part de là, de ce désir de quelques prosélytes grecs qui ont fait le voyage pour fêter la Pâque à Jérusalem. Ils sont à eux seuls témoins de l’ouverture du judaïsme à d’autres peuples, à d’autres cultures déjà. En exprimant leur volonté de « voir Jésus », ils vont déclencher en lui ce rappel à l’universel qu’il a peu à peu apprivoisé sur les chemins de Palestine. Avec cette demande, la finalité de sa mission s’impose à lui avec évidence : « j’attirerai à moi tous les hommes ». Tant qu’il demeure un obscur prophète juif, Jésus ne peut prétendre toucher le cœur d’étrangers comme ces Grecs. S’il veut accéder à leur désir de se faire voir d’eux, il faudra qu’il se dépouille de ce que sa condition juive a de trop particulier, pour s’ouvrir à d’autres langues, à d’autres façons de voir le monde. D’ailleurs, les Grecs demandent de « voir » là où les juifs commencent par écouter. La prière du Shema Israël (Écoute Israël !) récitée trois fois par jour leur redit que Dieu est à entendre, pas à voir. Car vouloir voir la divinité génère des idoles, des veaux d’or, alors que l’écoute engendre la Loi et son application.

Aller se faire voir chez les Grecs relève donc pour Jésus d’une double crise : passer de l’écoute à la vue, de la culture de Jérusalem à celle d’Athènes. Les conciles des cinq premiers siècles iront jusqu’au bout de cette transformation révolutionnaire, en adoptant la philosophie grecque comme véhicule du Credo, et en reconnaissant cinq villes de cultures  si différentes, cinq Églises locales égales entre elles, comme un modèle de la communion ecclésiale : Jérusalem, Rome, Constantinople, Antioche, Alexandrie (même si Rome avait une primauté d’honneur, primus inter pares). Elles constituaient ce qu’on appelle la pentarchie.

L’ouverture aux autres nations qu’Israël est donc un chemin pascal : c’est en mourant à une certaine particularité juive (la circoncision, la cacherout, l’hébreu…) que le christianisme pourra renaître à universalisme ne reniant rien de ses origines (par l’inculturation).
Jésus parcourt d’abord ce chemin dans sa chair, pour que nous nous y engagions à sa suite, en son corps qui est l’Église.

La demande des Grecs lui fait pressentir que c’est maintenant le moment de passer à la vitesse supérieure si l’on peut dire, ce que seule sa Passion–Résurrection pourra accomplir. Les Grecs prosélytes étaient venus pour la Pâque juive ; ils provoquent avec leur désir de « voir Jésus » sa Pâques et celle de l’Église.

Voilà un premier lien entre les Grecs et le grain de blé : pour se faire voir d’eux, Jésus sent bien qu’il va devoir mourir à lui-même. Nous le pressentons également, chaque fois qu’une demande étrange nous fait sortir de nous-mêmes, de notre zone de confort, pour nous risquer à nous faire voir à d’autres.

 

Le rôle de Philippe et André

35040757-2 GethsémaniVisiblement, les Grecs prosélytes n’osent pas demander directement à Jésus de les rencontrer. Sans doute sont-ils impressionnés par sa réputation ; peut-être se sentent-ils trop étrangers pour aller solliciter une entrevue avec un juif. Aujourd’hui encore, beaucoup n’osent pas demander à l’Église, se croyant trop loin d’elle. Alors, ces Grecs passent par Philippe, dont le nom grec (phil-hippos = qui aime les chevaux) atteste de sa proximité culturelle avec eux. D’ailleurs, en précisant que Philippe est de Bethsaïde, Jean souligne cette proximité, puisque le roi de Judée Hérode Philippe II a justement donné le titre de polis (cité grecque) à cette ville qu’il a fait construire.

Grec, Philippe l’est jusqu’au bout des ongles. Il invite Nathanaël qui doute à vérifier par lui-même, en venant voir Jésus : « viens et vois » (Jn 1,46). Il proteste avec raison   rationnellement dirait-on   contre l’ordre de Jésus de donner à manger à la foule affamée : « le salaire de deux cents journées ne suffirait pas… » (Jn 6,7). Il se montre fidèle à la culture grecque et au désir de voir qui la caractérise en s’énervant contre Jésus qui parle beaucoup : « montre-nous le Père, cela ne nous suffit » (Jn 14,8). En Philippe, les Grecs ont donc bien choisi leur allié pour être leur ambassadeur auprès de Jésus : lui sait les comprendre, il sait ce qui est important à leurs yeux, il sera leur interprète. Pour avoir plus de poids, Philippe s’adjoint André dont le nom est lui aussi d’origine grecque (aner, andr = l’humain). À deux, comme le veut la loi juive qui exige deux témoins pour qu’une affaire soit crédible, ils auront plus de chances d’être pris au sérieux par Jésus. Et voilà comment Philippe en vient à transmettre cette demande à Jésus, en lui disant littéralement : va te faire voir chez les Grecs, c’est-à-dire : accepte de passer sur cette autre rive culturelle où ils t’attendent.

Qui sont les Philippe et André du XXI° siècle ? Qui avertit l’Église que d’autres cultures, d’autres peuples, d’autres histoires singulières attendent d’elle une révélation ajustée à leur propre sagesse ? Si nous ne tirons jamais la manche des responsables ecclésiaux en leur disant : ‘il y a aux marges de notre société des gens qui voudraient voir Jésus ; allez les rencontrer’, qui le fera ? Si nous n’attirons jamais l’attention des catéchistes, des prêtres, évêques et religieuses etc. sur la soif de sens qui attend une source, pourquoi s’étonner que notre Église reste seule et porte peu de fruits, puisque ne voulant pas s’enfouir en terre étrangère ?

 

Le Gethsémani johannique

Dire que passer aux Grecs est un chemin pascal implique d’expérimenter l’angoisse et la perte de la Passion en cours de route. Là encore, Jésus le vit dans sa chair pour que nous puissions le vivre ensuite en son corps. Jean a transposé ici dans notre épisode du grain de blé ce que les trois autres évangélistes avaient situé à Gethsémani : « mon âme est bouleversée ; Père sauve-moi de cette heure. Mais non !… » Le débat intérieur qui déchire ici Jésus est bien celui de Gethsémani, mais finalisé par l’ouverture aux Grecs (à l’universel, à « tous les hommes ») et non par son identité filiale comme pour les synoptiques. La voix du ciel qui se manifeste (comme à la Transfiguration) n’est pas pour les disciples, mais pour « la foule qui se tenait là ». C’est « pour vous » que l’annonce de la glorification par Dieu est manifestée : n’oubliez jamais qu’attirer au Christ tous les hommes est un chemin pascal, où la glorification est donnée en traversant la défiguration de la Passion. Le fruit du grain de blé lui est donné lorsqu’il consent à pourrir en terre avant de lever. Le Gethsémani johannique est tout entier orienté vers la mission universelle, vers le salut à apporter à tous, vers la vie éternelle offerte à la multitude.

Et nous qui souhaitons que notre vieille Église soit à nouveau lourde d’épis, n’espérons pas engranger la moisson sans nous engager dans cette dynamique pascale où nos Gethsémani seront aussi bouleversants que celui du grain de blé…

 

Élevé de terre, j’attirerai à moi tous les hommes

Un mot pour terminer, au sujet de la réalisation de la demande des Grecs. Comment vont-ils voir Jésus ? En levant les yeux vers celui qui a été crucifié (cf. le serpent de bronze de dimanche dernier : Quels sont ces serpents de bronze ?), selon l’invitation du ressuscité : « élevé de terre, j’attirerai à moi tous les hommes ». Voir Jésus ne sera alors pas de la curiosité, ni de la magie, ni de la superstition : c’est regarder le mal en face, ce mal vaincu par la croix du Christ dans le pardon et l’amour. S’ils veulent vraiment voir Jésus, les Grecs d’aujourd’hui n’économiseront pas non plus une démarche de vérité sur leur existence, sur le mal commis et le mal subi, sur la vie plus forte que la mort.

Les Grecs étaient montés à Jérusalem pour la Pâque. Ils monteront encore plus haut en eux-mêmes en levant les yeux pour se laisser attirer par le Christ glorifié. Ils contempleront en lui - crucifié vainqueur - la révélation qu’ils cherchaient sur « les choses cachées depuis la fondation du monde » (Mt 13,35)…

 

Tantôt Grecs prosélytes à Jérusalem, tantôt Philippe et André en ambassadeurs, comment allons-nous faire remonter au Christ nos désirs et nos attentes ? et ceux de nos contemporains si loin du Christ en apparence ?

 

 

LECTURES DE LA MESSE

PREMIÈRE LECTURE
« Je conclurai une alliance nouvelle et je ne me rappellerai plus leurs péchés » (Jr 31, 31-34)

Lecture du livre du prophète Jérémie

Voici venir des jours – oracle du Seigneur –, où je conclurai avec la maison d’Israël et avec la maison de Juda une alliance nouvelle. Ce ne sera pas comme l’alliance que j’ai conclue avec leurs pères, le jour où je les ai pris par la main pour les faire sortir du pays d’Égypte : mon alliance, c’est eux qui l’ont rompue, alors que moi, j’étais leur maître – oracle du Seigneur.
Mais voici quelle sera l’alliance que je conclurai avec la maison d’Israël quand ces jours-là seront passés – oracle du Seigneur. Je mettrai ma Loi au plus profond d’eux-mêmes ; je l’inscrirai sur leur cœur. Je serai leur Dieu, et ils seront mon peuple. Ils n’auront plus à instruire chacun son compagnon, ni chacun son frère en disant : « Apprends à connaître le Seigneur ! » Car tous me connaîtront, des plus petits jusqu’aux plus grands – oracle du Seigneur. Je pardonnerai leurs fautes, je ne me rappellerai plus leurs péchés.

 

PSAUME
(50 (51), 3-4, 12-13, 14-15)
R/ Crée en moi un cœur pur, ô mon Dieu. (50, 12a)

Pitié pour moi, mon Dieu, dans ton amour,
selon ta grande miséricorde, efface mon péché.
Lave-moi tout entier de ma faute,
purifie-moi de mon offense.

Crée en moi un cœur pur, ô mon Dieu,
renouvelle et raffermis au fond de moi mon esprit.
Ne me chasse pas loin de ta face,
ne me reprends pas ton esprit saint.

Rends-moi la joie d’être sauvé ;
que l’esprit généreux me soutienne.
Aux pécheurs, j’enseignerai tes chemins ;
vers toi, reviendront les égarés.

 

DEUXIÈME LECTURE
« Il a appris l’obéissance et est devenu la cause du salut éternel » (He 5, 7-9)

Lecture de la lettre aux Hébreux

Le Christ, pendant les jours de sa vie dans la chair, offrit, avec un grand cri et dans les larmes, des prières et des supplications à Dieu qui pouvait le sauver de la mort, et il fut exaucé en raison de son grand respect. Bien qu’il soit le Fils, il apprit par ses souffrances l’obéissance et, conduit à sa perfection, il est devenu pour tous ceux qui lui obéissent la cause du salut éternel.

 

ÉVANGILE
« Si le grain de blé tombé en terre meurt, il porte beaucoup de fruit » (Jn 12, 20-33)
Gloire à toi, Seigneur,gloire à toi.Si quelqu’un veut me servir, qu’il me suive, dit le Seigneur ; et là où moi je suis, là aussi sera mon serviteur. Gloire à toi, Seigneur,gloire à toi. (Jn 12, 26)

Évangile de Jésus Christ selon saint Jean

En ce temps-là, il y avait quelques Grecs parmi ceux qui étaient montés à Jérusalem pour adorer Dieu pendant la fête de la Pâque. Ils abordèrent Philippe, qui était de Bethsaïde en Galilée, et lui firent cette demande : « Nous voudrions voir Jésus. » Philippe va le dire à André, et tous deux vont le dire à Jésus. Alors Jésus leur déclare : « L’heure est venue où le Fils de l’homme doit être glorifié. Amen, amen, je vous le dis : si le grain de blé tombé en terre ne meurt pas, il reste seul ; mais s’il meurt, il porte beaucoup de fruit. Qui aime sa vie la perd ; qui s’en détache en ce monde la gardera pour la vie éternelle. Si quelqu’un veut me servir, qu’il me suive ; et là où moi je suis, là aussi sera mon serviteur. Si quelqu’un me sert, mon Père l’honorera. Maintenant mon âme est bouleversée. Que vais-je dire ? “Père, sauve-moi de cette heure” ? – Mais non ! C’est pour cela que je suis parvenu à cette heure-ci ! Père, glorifie ton nom ! » Alors, du ciel vint une voix qui disait : « Je l’ai glorifié et je le glorifierai encore. » En l’entendant, la foule qui se tenait là disait que c’était un coup de tonnerre. D’autres disaient : « C’est un ange qui lui a parlé. » Mais Jésus leur répondit : « Ce n’est pas pour moi qu’il y a eu cette voix, mais pour vous. Maintenant a lieu le jugement de ce monde ; maintenant le prince de ce monde va être jeté dehors ; et moi, quand j’aurai été élevé de terre, j’attirerai à moi tous les hommes. » Il signifiait par-là de quel genre de mort il allait mourir.
 Patrick BRAUD

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