Adorateurs de Mammon ?
Adorateurs de Mammon ?
Homélie pour le 25° dimanche du Temps ordinaire / Année C
21/09/25
Cf. également :
Mi-Abbé Pierre, mi-Mélenchon : Amos !
Trompez l’Argent trompeur !
Peut-on faire l’économie de sa religion ?
Éthique de conviction, éthique de responsabilité
Prier pour la France ?
La 12° ânesse
Épiphanie : l’économie du don
La bourse et la vie
1. Le Familistère de Guise
Si un jour vous passez par la Thiérache – je sais, ce ne sera pas par hasard… – faites un crochet par la commune de Guise. Là, prévoyez une demi-journée pour visiter l’étonnant « Palais social » imaginé et construit par l’inventeur du célèbre poêle Godin, dont la fonte émaillée a trôné dans nos cuisines françaises pendant près d’un siècle. Le Familistère de Guise est l’une des rares réalisations abouties de l’utopie socialiste à la française, du socialisme de Fourier et Proudhon (honnis par Marx et Engels !).
Jean-Baptiste André Godin (1817-1888) était un ingénieur de talent. Il breveta son invention qui améliorait le chauffage domestique, et il rencontra dès le début un succès fulgurant. Il construisit à Guise une usine de production où travaillaient 1500 ouvriers à son apogée (+ 300 à Laken en Belgique). S’il avait été semblable à tant de patrons d’industrie du XIX° siècle, Godin se serait enrichi, aurait capitalisé pour lui et sa famille. Au contraire, par humanisme – dénué de toute connotation religieuse -, il a cherché toute sa vie à sortir les ouvriers de la misère, et à assurer leur avenir. Pour cela, il a d’abord mis en place l’association des salariés au capital de la société Godin. Puis l’intéressement aux bénéfices. Tout cela bien avant les lois sociales sur la participation et l’intéressement du Général De Gaulle ! Il voulait aller encore plus loin. Conscient qu’il ne pouvait pas rendre riches ses 1800 ouvriers, il a imaginé leur donner accès à ce qu’il appelait « les équivalents de la richesse ». Il écrivait en 1884 :
« Il faut bien se persuader que l’amélioration du sort des classes laborieuses n’aura rien de réel tant qu’il ne leur sera pas accordé les équivalents de la richesse ou, si l’on veut, des avantages analogues à ceux que la fortune s’accorde.
Or, pour donner à la pauvreté les équivalents de la richesse, il faut l’union, la coopération des familles : il faut réunir, au profit d’une collectivité d’habitants, les avantages qu’on ne peut créer isolément pour chacun. Nous ne pouvons donner un château à chaque famille. Il faut donc, pour une équitable répartition du bien-être, créer l’habitation sociale, le palais des travailleurs dans lequel chaque individu trouvera les avantages de la richesse, réunis au profit de la collectivité » [1].
Grâce au musée désormais établi dans le « Palais social » de Guise, vous pourrez avoir une vue d’ensemble des équipements mis à disposition des 1000 familles habitant les pavillons de ce Familistère. Les ouvriers qui choisissaient l’association au capital pouvaient ainsi jouir d’un l’appartement moderne, à lumière traversante et eau potable (avec poêle Godin bien sûr !), d’une école gratuite, d’un théâtre pour des représentations assurées par les ouvriers, d’une piscine à fond relevable (pour apprendre à nager) dans l’eau chaude venant de l’usine, d’une coopérative alimentaire, d’une buanderie commune, de caisses de secours en cas d’accident, de maladie ou d’invalidité etc.
De 1858 à 1968, le Familistère de Guise fut un laboratoire social assez extraordinaire !
Godin, anticlérical notoire, n’aurait rien renié des conseils de Jésus dans notre Évangile (Lc 16,1-13) : « Faites-vous des amis avec l’argent malhonnête ». « Vous ne pouvez servir à la fois Dieu et l’argent ». Godin fut un témoin de la fécondité sociale de ce détachement vis-à-vis des richesses : il est possible de réussir brillamment dans l’industrie et de ne pas être esclave de la soif de l’argent.
Après la mort de Godin, l’usine de Guise déclina lentement, par manque de brevets innovants et à cause de l’évolution du chauffage domestique. La société des cheminées Philippe a repris l’usine, et le Familistère n’est plus qu’un lieu de mémoire.
Reste que le constat du Christ est toujours actuel : « Vous ne pouvez servir à la fois Dieu et l’argent ».
2. Pourquoi tant d’hostilité de Jésus envers Mammon ?
La traduction liturgique emploie le mot argent pour une compréhension plus facile ; mais le texte grec parle de Mammon : « Vous ne pouvez servir Dieu et Mammon ». La symétrie est ainsi frappante : on se trouve devant deux divinités, deux personnages opposés en tout (là encore, le « en même temps » est impossible !).
Deux choses sont étonnantes :
– Jésus personnifie la richesse
– Jésus appelle Mammon la richesse ainsi personnifiée
Commençons par l’étymologie. Mammon (en grec : μαμμωνᾶς = mammōnas) désigne ordinairement les richesses en général (Mt 6,24 ; Lc 16,9.11.13).
Le mot mammon vient probablement de l’araméen מָמוֹנָא (mamônā’), qui signifie richesse, biens, argent. Il est apparenté à l’hébreu מָמוֹן (mamôn), au sens de ce en quoi on place sa confiance. Selon certains linguistes, mammon dériverait de la racine ‘āmn (אָמַן), qui a donné le mot amen et signifie « se confier, croire, avoir foi ». Paradoxe intéressant : Mammon serait « ce en quoi l’on place sa foi », une contrefaçon de la foi en Dieu. Jésus voit en Mammon quelqu’un à qui on dit Amen, en plaçant sa confiance en lui, en se soumettant à sa loi. Mammon devient le rival de Dieu lorsque la soif de s’enrichir et l’amour de l’argent prennent toute la place dans le cœur de quelqu’un ou d’une collectivité.
Tout se passe alors comme si des fils invisibles manipulaient les acteurs économiques, les transformant en marionnettes de Mammon. Jésus personnifie l’argent comme jamais personne avant lui. Car on n’a retrouvé aucune trace d’un culte idolâtrique à Mammon comme on l’a fait pour Baal, Astarté ou Moloch. Pas de temple, pas de liturgie organisée, pas de mythologie autour de Mammon dans l’Antiquité.
Comment comprendre que Jésus ait ainsi forcé le trait pour personnaliser l’Argent ?
On peut proposer une interprétation à partir du phénomène que Jean-Paul II a appelé « les structures de péché ». Ce pape avait bien vu dans sa Pologne natale et les pays communistes autour que le mensonge devenait un système, la corruption une habitude, la compromission une pratique répandue partout. Dans une telle société, les acteurs sont comme englués dans une culture ambiante où les valeurs sont inversées, et ils sont amenés à commettre injustices, vols, exactions en tous genres par conformisme au système en place, sans y voir de malice. Il s’opère ainsi comme une cristallisation de nombreux péchés personnels qui prennent vie, et font émerger une forme quasi autonome cherchant à dominer les acteurs pour se reproduire. Une structure de péché est une « somme de facteurs négatifs » qui s’auto-entretiennent :
« La somme des facteurs négatifs qui agissent à l’opposé d’une vraie conscience du bien commun universel et du devoir de le promouvoir, donne l’impression de créer, chez les personnes et dans les institutions, un obstacle très difficile à surmonter à première vue. »
(Sollicitudo rei socialis n° 36, 1987)
« L’homme reçoit de Dieu sa dignité essentielle et, avec elle, la capacité de transcender toute organisation de la société dans le sens de la vérité et du bien. Toutefois, il est aussi conditionné par la structure sociale dans laquelle il vit, par l’éducation reçue et par son milieu. Ces éléments peuvent faciliter ou entraver sa vie selon la vérité. Les décisions grâce auxquelles se constitue un milieu humain peuvent créer des structures de péché spécifiques qui entravent le plein épanouissement de ceux qu’elles oppriment de différentes manières. Démanteler de telles structures et les remplacer par des formes plus authentiques de convivialité constitue une tâche qui requiert courage et patience. »
(Centesimus annus n° 38, 1991)
La puissance de l’argent correspond bien à ce phénomène. Dans une société matérialiste tournée vers la richesse, ceux qui servent Mammon croient être libres, mais sont esclaves des injonctions inconscientes auxquelles ils sont soumis : acheter, accumuler, consommer, « toujours plus », « quoiqu’il en coûte »…
La tradition chrétienne prolongera cette personnification opérée par Jésus : Mammon téléguide tellement les pensées et les actes de ses adorateurs qu’ils en deviennent possédés par Lui, au sens spirituel du terme. Les Pères de l’Église feront de Mammon une figure diabolique, une idole. Dans l’imaginaire chrétien médiéval (Dante, Milton) Mammon devient le démon de l’avarice, représenté comme une entité infernale.
Rival de Dieu (Mammon/Amen) et entité dominant l’économie (structures de péché), Mammon cherche à nous asservir. Nous croyons posséder des richesses. Mais ce sont elles qui nous possèdent ! Et il n’est pas besoin d’être riche pour leur être soumis…
Alors, comment se servir de l’argent sans être asservi par lui ?
3. Choisir la pauvreté volontaire
« Vous ne pouvez servir Dieu et Mammon ».
L’Église s’est souvent fourvoyée elle aussi, se laissant corrompre par la richesse, le patrimoine, la puissance, le népotisme, les trafics en tout genre (cf. les indulgences au XVI° siècle). Régulièrement, des hommes et des femmes se levèrent pour contester cette complicité des clercs avec les puissances d’argent. Dès Constantin, les ermites égyptiens sont partis au désert pour dénoncer l’embourgeoisement des évêchés trop bien nourris. Puis Basile en Orient et Benoît en Occident ont inventé l’extraordinaire forme monastique, et les monastères ont choisi une vie fraternelle, simple et féconde (« ora et labora ») qui a transformé l’Europe. Quand les couvents se sont trop enrichis, des réformés comme les Trappistes ou les Carmes rappelèrent l’exigence du retour à l’Évangile de pauvreté volontaire. Les ordres mendiants de François et Dominique ont fait résonner l’exigence d’une vie détachée de la soif de possession…
À chaque époque a surgi – comme un couple de rappel – une contestation radicale par quelques-uns de l’amour de l’argent, afin de redire à tous que l’Argent est un maître diabolique (alors que c’est un serviteur utile).
Aujourd’hui, beaucoup dans les jeunes générations n’ont plus comme objectif de « faire carrière », d’avoir une Rolex à 30 ans, de doubler son salaire tous les 5 ans ou d’entasser les actions boursières à haut rendement. Ils cherchent certaine simplicité de vie, une réelle utilité sociale dans leur métier, avec authenticité et sincérité, dans le respect de la planète…
Il nous faut régulièrement faire et refaire l’expérience d’un certain dénuement, si nous voulons échapper à l’emprise de Mammon. Comme une cure de détox spirituel. Se transformer en pèlerin intérieur en quelque sorte, qui mendie nourriture et hospitalité auprès d’inconnus.
L’écrivain Charles White, ayant expérimenté physiquement ce genre de « marche mendiante » sur les chemins, racontait au journal la Croix du 20/07/2025 :

« Vivre avec peu fait un bien fou. Le dénuement procure une joie très profonde. On fait l’expérience de la sobriété féconde. Ça n’est pas rien à une époque où l’on est submergé de biens. C’est aussi une école de la confiance, où l’on apprend à vivre l’Évangile au pied de la lettre, notamment cette invitation à ne s’inquiéter de rien. « Ne vous inquiétez pas, pour votre vie, de ce que vous mangerez ou de ce que vous boirez, ni, pour votre corps, de ce dont vous serez vêtus », disait le Christ. On se rend compte que les choses arrivent quand on ne les cherche plus. C’est aussi faire l’expérience que la joie vient toujours des autres. Cela m’a réconcilié avec l‘humanité. Quand nous arrivons chez les gens les mains vides, nous réveillons chez eux ce qu’il y a de plus beau : leur générosité et leur bonté. Marcher permet aussi de se souvenir qu’on a un corps : on sue, on a mal, on a des ampoules. Cela fait un bien fou et nous rappelle cette grande vérité du christianisme, à savoir que les choses les plus hautement spirituelles se donnent souvent dans le plus corporel, le plus charnel. On fait aussi l’expérience de la fraternité dans la différence. Il faut aimer son frère qui a tout le temps faim, qui marche lentement, son compagnon de route que l’on n’a pas choisi. […]
Ensuite, on revient dans sa vie et on retombe vite dans ses travers. Il faut alors essayer de cultiver les fruits. Cela peut conduire à un travail de conversion sur la sobriété comme j’essaie de le faire, ou l’on peut changer de métier, changer de vie. Je n’ai pas de conseils à donner, mais cette expérience laisse dans le cœur un sillage, une traînée, une empreinte semblable au passage du Christ dans la vie : furtif, pas spectaculaire, mais qui reste à vie. »
Comment pourrions-nous entamer une marche mendiante – intérieurement ou réellement – qui nous ferait comprendre ce à quoi le Christ nous invite en nous disant : « Vous ne pouvez servir à la fois Dieu et Mammon » ?
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[1]. Déposition de Monsieur Godin auprès de la commission extraparlementaire au Ministère de l’Intérieur, Études sociales n° 5, 1884, Librairie du Familistère de Guise.
LECTURES DE LA MESSE
PREMIÈRE LECTURE
Contre ceux qui « achètent le faible pour un peu d’argent » (Am 8, 4-7)
Lecture du livre du prophète Amos
Écoutez ceci, vous qui écrasez le malheureux pour anéantir les humbles du pays, car vous dites : « Quand donc la fête de la nouvelle lune sera-t-elle passée, pour que nous puissions vendre notre blé ? Quand donc le sabbat sera-t-il fini, pour que nous puissions écouler notre froment ? Nous allons diminuer les mesures, augmenter les prix et fausser les balances. Nous pourrons acheter le faible pour un peu d’argent, le malheureux pour une paire de sandales. Nous vendrons jusqu’aux déchets du froment ! » Le Seigneur le jure par la Fierté de Jacob : Non, jamais je n’oublierai aucun de leurs méfaits.
PSAUME
(Ps 112 (113), 1-2, 5-6, 7-8)
R/ Louez le nom du Seigneur : de la poussière il relève le faible. ou : Alléluia !(Ps 112, 1b.7a)
Louez, serviteurs du Seigneur,
louez le nom du Seigneur !
Béni soit le nom du Seigneur,
maintenant et pour les siècles des siècles !
Qui est semblable au Seigneur notre Dieu ?
Lui, il siège là-haut.
Mais il abaisse son regard
vers le ciel et vers la terre.
De la poussière il relève le faible,
il retire le pauvre de la cendre
pour qu’il siège parmi les princes,
parmi les princes de son peuple.
DEUXIÈME LECTURE
« J’encourage à faire des prières pour tous les hommes à Dieu qui veut que tous les hommes soient sauvés » (1 Tm 2, 1-8)
Lecture de la première lettre de saint Paul apôtre à Timothée
Bien-aimé, j’encourage, avant tout, à faire des demandes, des prières, des intercessions et des actions de grâce pour tous les hommes, pour les chefs d’État et tous ceux qui exercent l’autorité, afin que nous puissions mener notre vie dans la tranquillité et le calme, en toute piété et dignité. Cette prière est bonne et agréable à Dieu notre Sauveur, car il veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la pleine connaissance de la vérité. En effet, il n’y a qu’un seul Dieu, il n’y a aussi qu’un seul médiateur entre Dieu et les hommes : un homme, le Christ Jésus, qui s’est donné lui-même en rançon pour tous. Aux temps fixés, il a rendu ce témoignage, pour lequel j’ai reçu la charge de messager et d’apôtre – je dis vrai, je ne mens pas – moi qui enseigne aux nations la foi et la vérité. Je voudrais donc qu’en tout lieu les hommes prient en élevant les mains, saintement, sans colère ni dispute.
ÉVANGILE
« Vous ne pouvez pas servir à la fois Dieu et l’argent » (Lc 16, 1-13)
Alléluia. Alléluia. Jésus Christ s’est fait pauvre, lui qui était riche, pour que vous deveniez riches par sa pauvreté. Alléluia. (cf. 2 Co 8, 9)
Évangile de Jésus Christ selon saint Luc
En ce temps-là, Jésus disait à ses disciples : « Un homme riche avait un gérant qui lui fut dénoncé comme dilapidant ses biens. Il le convoqua et lui dit : ‘Qu’est-ce que j’apprends à ton sujet ? Rends-moi les comptes de ta gestion, car tu ne peux plus être mon gérant.’ Le gérant se dit en lui-même : ‘Que vais-je faire, puisque mon maître me retire la gestion ? Travailler la terre ? Je n’en ai pas la force. Mendier ? J’aurais honte. Je sais ce que je vais faire, pour qu’une fois renvoyé de ma gérance, des gens m’accueillent chez eux.’ Il fit alors venir, un par un, ceux qui avaient des dettes envers son maître. Il demanda au premier : ‘Combien dois-tu à mon maître ?’ Il répondit : ‘Cent barils d’huile.’ Le gérant lui dit : ‘Voici ton reçu ; vite, assieds-toi et écris cinquante.’ Puis il demanda à un autre : ‘Et toi, combien dois-tu ?’ Il répondit : ‘Cent sacs de blé.’ Le gérant lui dit : ‘Voici ton reçu, écris 80’.
Le maître fit l’éloge de ce gérant malhonnête car il avait agi avec habileté ; en effet, les fils de ce monde sont plus habiles entre eux que les fils de la lumière. Eh bien moi, je vous le dis : Faites-vous des amis avec l’argent malhonnête, afin que, le jour où il ne sera plus là, ces amis vous accueillent dans les demeures éternelles.
Celui qui est digne de confiance dans la moindre chose est digne de confiance aussi dans une grande. Celui qui est malhonnête dans la moindre chose est malhonnête aussi dans une grande. Si donc vous n’avez pas été dignes de confiance pour l’argent malhonnête, qui vous confiera le bien véritable ? Et si, pour ce qui est à autrui, vous n’avez pas été dignes de confiance, ce qui vous revient, qui vous le donnera ? Aucun domestique ne peut servir deux maîtres : ou bien il haïra l’un et aimera l’autre, ou bien il s’attachera à l’un et méprisera l’autre. Vous ne pouvez pas servir à la fois Dieu et l’argent. »
Patrick BRAUD
Mots-clés : argent, idolâtrie, Mammon


























