Êtes-vous marthaliste ?
Êtes-vous marthaliste ?
Homélie pour le 16° Dimanche du Temps Ordinaire / Année C
20/07/25
Cf. également :
Marthe + Marie = Lydie !
Jesus, don’t you care ?
Le rire fait chair
Choisir la meilleure part
Le je de l’ouïe
Bouge-toi : tu as de la visite !
Dieu trop-compréhensible
« J’ai renoncé au comparatif »
Un dîner en ville
Un repas comme il y en a tant, entre gens qui se connaissent un peu, mais pas trop. Inévitablement, la conversation roule sur le métier des uns et des autres. Se tournant vers l’un des convives, le maître de maison l’interroge :
- « Toi qui est à la retraite depuis janvier, comment tu t’occupes ? Tu ne t’ennuies pas ? »
Le jeune retraité se sent alors obligé de se justifier en déclarant par le menu de tous ses occupations, pour prouver qu’il fait presque autant de choses qu’avant, sinon plus. L’idéal est de dérouler une liste impressionnante d’activités et d’engagements, et de conclure dans un soupir de satisfaction :
- « Depuis que je suis à la retraite, je suis débordé ».
Hochements de tête admiratifs autour de la table. Le maître de maison poursuit son animation en se tournant vers moi : « Et toi, qu’est-ce que tu fais ? Tu dois avoir plein d’engagements ! » Je réfléchis un instant : pas question de m’aligner sur le discours ambiant. Je réponds alors, avec un petit air énigmatique :
- « Je goûte ce temps béni avec délices. Je me découvre un tempérament contemplatif, aimant la solitude autant que j’aime les gens, heureux d’être sans faire, sans pour autant renoncer à faire pour être, si besoin… »
Silence interrogatif, voir gêné.
- « Mais, quand même, tu dois bien t’occuper à quelque chose ? »
J’ai eu un mal fou ce soir-là à leur faire comprendre que pour être, il n’y a pas besoin de faire en permanence (et je n’y suis pas arrivé). Et que la retraite pourrait justement être ce temps de la contestation du règne de l’activisme forcené.
Je me souviens – en lisant Zola ou Van der Meersch – que l’existence au XIX° siècle n’était que labeur, 12 heures par jour, sans congés payés ni week-end, comme des bêtes de somme. Je me souviens que le temps libre a été une conquête incroyable à partir de 1936, pour ne pas résumer l’être humain à son travail. Je me souviens des épitaphes qui ornent les tombeaux de cette époque : « Après le travail, le repos ». « Qu’il repose en paix » (RIP), « Dona eis Requiem aeternam ». Je me souviens qu’on chantait le Requiem pour un défunt, en lui souhaitant justement ce repos, cette béatitude de la contemplation éternelle où enfin il n’y aura plus besoin de travailler !
Notre époque a peur du vide. Les jeunes générations n’apprennent plus à s’ennuyer. Alors ils gaspillent le temps gagné sur le labeur en scrollant frénétiquement plus de 5 heures par jour sur leur téléphone…
Se noyer dans son activité jusqu’à perdre le sens de tant d’efforts, c’est la maladie que le pape François appelait le « marthalisme », en référence à l’Évangile de ce dimanche (Lc 10,38-42). Devant des cardinaux médusés par tant d’audace verbale, cinglante et violente à leur encontre, il a listé 15 maladies qui minent la Curie romaine de l’intérieur. La deuxième maladie est le « marthalisme », ce culte de l’hyperactivité où l’on croit toujours être plus en faisant toujours plus :
Autre maladie : le « marthalisme » (qui vient de Marthe) ou l’activité excessive.
Elle concerne ceux qui se noient dans le travail et négligent inévitablement « la meilleure part » : s’asseoir aux pieds de Jésus (cf. Lc 10, 38-42). C’est pourquoi Jésus a demandé à ses disciples de « se reposer un peu » (cf. Mc 6, 31), car négliger le repos nécessaire conduit au stress et à l’agitation. Le temps du repos, pour celui qui a mené à bien sa mission, est une nécessité, un devoir, et doit être vécu sérieusement : en passant un peu de temps avec sa famille et en respectant les jours fériés comme des moments pour se ressourcer spirituellement et physiquement. Il faut retenir ce qu’enseigne Qohéleth : « Il y a un moment pour tout » (Qo 3, 1-15).
La Curie romaine et le Corps du Christ,
Discours du pape François lors de la présentation des vœux de Noël
à la Curie romaine le 22 décembre 2014.
Définir l’être humain par le faire est si dangereux ! C’est à cause de cette réduction anthropologique qu’on en est arrivé à considérer les personnes handicapées comme des fardeaux inutiles, les enfants comme des charges qui nous empêchent de faire ce qu’on veut, les vieillards comme des paquets inertes à stocker en EHPAD, les malades mentaux comme des gens qui n’auraient pas dû naître (l’eugénisme contemporain s’y emploie, d’ailleurs)… Ceux qui ne peuvent rien faire sont indignes d’exister.
Être là, sans rien faire, sinon contempler, écouter, être présent à soi-même, à la Création, à autrui… : voilà une attitude qui dérange si elle n’est pas privée, discrète, secrète.
Les marthalistes pullulent en entreprise, au bureau, dans les paroisses ou les affaires de la Curie romaine !
L’excès du faire sur l’être trahit le plus souvent une sourde angoisse : que vais-je devenir si je m’arrête d’agir, si je ne m’agite plus en tous sens pour prouver que je suis sur-occupé, irremplaçable, activement utile ? C’est l’angoisse du cycliste qui se demande ce qui arrivera lorsqu’il entra de pédaler ; ou l’angoisse du hamster qui se sent revivre lorsqu’il fait tourner la roue …
Attention cependant au contresens classique : le texte grec de l’évangile ne dit pas que Marie a choisi ‘la meilleure part’, mais la bonne (ἀγαθός = agathos) part.
Jésus n’établit donc pas de hiérarchie entre la cuisine et la présence, le service et l’écoute, l’action et la contemplation. Il ne dit pas que Marie a choisi la meilleure part, mais la part qui lui correspond, qui en cela est la bonne part pour elle.
Il n’y a pas de commune mesure entre la plénitude correspondant à Marie et celle convenant à Marthe. Cette incommensurabilité élimine toute hiérarchie, tout comparatif dans la part occupée par chacune.
La bonne part de Marie n’est pas la meilleure. C’est la sienne : elle l’a choisie et la vit intensément.
Jésus ne reproche pas à Marie de faire le service, il lui fait constater qu’elle le subit au lieu de le choisir.
La diaconie comme l’écoute peuvent être la bonne part, si c’est celle que nous choisissons.
Mais alors qu’est-ce qui coince dans l’attitude marthaliste ?
La clé de compréhension se trouve dans les verbes employés à propos de Marthe. Elle est « accaparée » (περισπάω = perispaō), hapax), elle « s’inquiète » (μεριμνάω = merimnaō) et « s’agite » (θορυβέω = thorubeō). Les trois verbes grecs traduisent la préoccupation mentale, la distraction de l’essentiel et l’inquiétude de Marthe : une hyperactivité de l’esprit qui l’empêche d’être dans l’accueil de son hôte.
Examinons de plus près ces 3 verbes qui marquent les 3 reproches faits à Marthe.
1. Se laisser accaparer
Luc emploie le verbe περισπάω (perispaō) qui est un hapax (= une occurrence unique) dans le Nouveau Testament : « Marthe était accaparée par les multiples occupations du service ». En français, être accaparé par une chose ou une activité a au moins deux caractéristiques :
– la partie remplace le tout
Préparer la cuisine, mettre la table, veiller aux besoins de chacun, ce n’est jamais qu’une partie de l’hospitalité que Marthe veut offrir à Jésus. Quand cela devient prégnant au point de ne pas assumer les autres facettes de l’accueil (l’écoute, l’échange, l’amitié partagée etc.), cela devient problématique. Un détail envahit tout l’espace. Un grain de beauté empêche de voir le visage. L’arbre cache la forêt.
Cette idolâtrie du détail révèle en creux une angoisse de ne pas être à la hauteur, de ne pas tout maîtriser. Il nous fait perdre de vue la globalité de ce qui est en train de se passer, ici la parole de Jésus comme vraie nourriture offerte à tous les convives.
– le moyen se prend pour la fin
Autre corollaire de l’accaparement : on est tellement obnubilé par l’activité à accomplir qu’on en oublie pourquoi on la fait ! Le but de Marthe n’est pas de disparaître dans sa cuisine, mais d’accueillir Jésus chez elle. Appeler Deliveroo ou UberEats aurait peut-être suffi à cela… Mais en se laissant accaparer par ce qui n’est qu’un moyen (le service), elle contredit en pratique le but qu’elle recherchait (accueillir Jésus). Peut-être par désir de correspondre à sa réputation de parfaite maîtresse de maison, peut-être pour « faire le maximum », ou pour ne pas s’aventurer dans autre chose que son rôle social, Marthe ne sait plus pourquoi le gigot doit être rôti juste à point et la sauce réussie.
Ces deux inversions (la partie et le tout, le moyen et la fin) éloignent finalement Marthe de son désir initial : « Viens chez moi ».
Avouons que nous avons nous aussi mille manières de perdre de vue en cours de route ce que nous désirons vraiment…
L’obsession de la réussite professionnelle fait oublier l’accomplissement de soi visé dans le travail. L’avidité pour l’accumulation de l’argent nous éloigne de la sécurité recherchée au départ afin de se consacrer à autre chose. Même l’obsession des choses religieuses finit par éloigner de la communion avec Dieu. Et que dire de ceux qui veulent faire carrière dans l’Église, ou apparaître plus religieux que les autres ?
Il y a tant de façons de se laisser accaparer !
2. S’inquiéter
Luc emploie 5 fois ce verbe μεριμνάω (merimnaō). Pour Marthe d’abord : « Tu t’inquiètes et tu t’agites pour bien des choses »» (Lc 10,41). Et ensuite dans le chapitre 12 où Jésus demande de ne pas nous inquiéter pour notre défense face à nos persécuteurs (12,11), ni pour notre subsistance ordinaire (11,22), ni pour allonger notre durée de vie (12,25), ni pour tout le reste (12,26) !
Bigre ! N’est-ce pas un peu trop cool, Jésus, de compter sur la Providence au lieu de prévoir et de calculer ? Tous les sondages montrent des Français rongés par l’inquiétude : ils sont inquiets de la baisse du pouvoir d’achat, de l’insécurité, de l’immigration, de la guerre qui se rapproche etc.
C’est là qu’il est bon de se rappeler que foi, confiance, fidélité et fiançailles sont de la même racine : se fier à. La confiance conjure la peur. Elle muselle les cris d’orfraie. Elle donne le courage de prendre des risques, d’assumer l’incertain, de se lancer dans l’inconnu. Sans la foi – au moins l’amour et le support de quelques-uns – pas d’innovation ni de résilience.
Mourir d’inquiétude n’est pas le moindre des dangers qui nous guettent !
Le contraire de l’inquiétude pourrait bien être le repos en Dieu. Notre fameux requiem du début. Ce que la tradition orthodoxe appelle l’hésychasme : se tenir en Dieu, en paix et en silence, au milieu de quelque activité que ce soit. Les moniales et les moines témoignent qu’il est possible d’accomplir 8 heures de labeur quotidien dans cet état d’esprit, sans inquiétude excessive. Les béguines du XIV° siècle le faisaient aussi, qui marmonnaient sans cesse leur prière en soignant, éduquant, visitant les pauvres de la cité. Nous pouvons vivre de même nos responsabilités en entreprise, en association, en famille, en Église ! Il suffit de nous établir en Dieu, et de tout vivre à partir de lui. Comme l’écrivait Paul : « Ne soyez inquiets de rien, mais, en toute circonstance, priez et suppliez, tout en rendant grâce, pour faire connaître à Dieu vos demandes » (Ph 4,6).
3. S’agiter
Cet hésychasme pourrait alors nous éviter de tomber dans le désordre, la confusion, l’activisme, l’agitation forcenée, ce que Jésus appelle : s’agiter (θορυβέω = thorubeō). Il n’y a que 4 usages de ce verbe dans le Nouveau Testament. Outre Marthe, ce verbe s’applique à la foule bruyante qui veut couvrir la mort de la fille du chef de synagogue de ses pleurs, de ses cris et de son chagrin démonstratif (à l’orientale !) : « Jésus, arrivé à la maison du notable, vit les joueurs de flûte et la foule qui s’agitait bruyamment » (Mt 9,23 ; cf. Mc 5,39 ; cf. Paul avec Eutyque en Ac 20,10).
Indication précieuse qui montre que faire du bruit et s’agiter relève d’un certain déni de la mort. Ceux qui versent dans l’activisme ont en réalité peur de mourir : ils fuient dans l’action pour se prouver à eux-mêmes qu’ils sont vivants. Le syndrome du hamster revisité, en quelque sorte ! Faire face à la mort – comme le Christ le fait pour la fille de Jaïre ou Paul pour Eutyque – permet de la vaincre. Nul besoin de s’agiter en tous sens, de multiplier les démonstrations ostentatoires. Le « tumulte des nations » (Ps 2,1), l’effervescence des foules, le désordre des gens hyper-occupés sont souvent le signe de la méchanceté à l’œuvre : « Les Juifs, pris de jalousie, ramassèrent sur la place publique quelques vauriens ; ayant provoqué des attroupements, ils semaient le trouble (thorubeo) dans la ville. Ils marchèrent jusqu’à la maison de Jason, à la recherche de Paul et de Silas, pour les faire comparaître devant le peuple » (Ac 17,5).
On voit pourquoi faire semblant ou faire exprès d’avoir un agenda surchargé est un symptôme qui – lui - devrait nous inquiéter…
Alors, quand et comment êtes-vous marthaliste ?
Qu’est-ce qui vous accapare, vous inquiète, vous agite au point de perdre de vue l’essentiel ?
Comment allez-vous vous ménager cette semaine la pause pour vous asseoir en Dieu ?
Comment allez-vous vous enraciner dans le repos en Dieu, même au cœur des tâches les plus nécessaires ?
LECTURES DE LA MESSE
1ère lecture
« Mon seigneur, ne passe pas sans t’arrêter près de ton serviteur » (Gn 18, 1-10a)
Lecture du livre de la Genèse
En ces jours-là, aux chênes de Mambré, le Seigneur apparut à Abraham, qui était assis à l’entrée de la tente. C’était l’heure la plus chaude du jour. Abraham leva les yeux, et il vit trois hommes qui se tenaient debout près de lui. Dès qu’il les vit, il courut à leur rencontre depuis l’entrée de la tente et se prosterna jusqu’à terre. Il dit : « Mon seigneur, si j’ai pu trouver grâce à tes yeux, ne passe pas sans t’arrêter près de ton serviteur. Permettez que l’on vous apporte un peu d’eau, vous vous laverez les pieds, et vous vous étendrez sous cet arbre. Je vais chercher de quoi manger, et vous reprendrez des forces avant d’aller plus loin, puisque vous êtes passés près de votre serviteur ! » Ils répondirent : « Fais comme tu l’as dit. » Abraham se hâta d’aller trouver Sara dans sa tente, et il dit : « Prends vite trois grandes mesures de fleur de farine, pétris la pâte et fais des galettes. » Puis Abraham courut au troupeau, il prit un veau gras et tendre, et le donna à un serviteur, qui se hâta de le préparer. Il prit du fromage blanc, du lait, le veau que l’on avait apprêté, et les déposa devant eux ; il se tenait debout près d’eux, sous l’arbre, pendant qu’ils mangeaient. Ils lui demandèrent : « Où est Sara, ta femme ? » Il répondit : « Elle est à l’intérieur de la tente. » Le voyageur reprit : « Je reviendrai chez toi au temps fixé pour la naissance, et à ce moment-là, Sara, ta femme, aura un fils. »
Psaume
(Ps 14 (15), 2-3a, 3bc-4ab, 4d-5)
R/ Seigneur, qui séjournera sous ta tente ? (Ps 14, 1a)
Celui qui se conduit parfaitement,
qui agit avec justice
et dit la vérité selon son cœur.
Il met un frein à sa langue.
Il ne fait pas de tort à son frère
et n’outrage pas son prochain.
À ses yeux, le réprouvé est méprisable
mais il honore les fidèles du Seigneur.
Il ne reprend pas sa parole.
Il prête son argent sans intérêt,
n’accepte rien qui nuise à l’innocent.
Qui fait ainsi demeure inébranlable.
Deuxième lecture
« Le mystère qui était caché depuis toujours mais qui maintenant a été manifesté » (Col 1, 24-28)
Lecture de la lettre de saint Paul apôtre aux Colossiens
Frères, maintenant je trouve la joie dans les souffrances que je supporte pour vous ; ce qui reste à souffrir des épreuves du Christ dans ma propre chair, je l’accomplis pour son corps qui est l’Église. De cette Église, je suis devenu ministre, et la mission que Dieu m’a confiée, c’est de mener à bien pour vous l’annonce de sa parole, le mystère qui était caché depuis toujours à toutes les générations, mais qui maintenant a été manifesté à ceux qu’il a sanctifiés. Car Dieu a bien voulu leur faire connaître en quoi consiste la gloire sans prix de ce mystère parmi toutes les nations : le Christ est parmi vous, lui, l’espérance de la gloire ! Ce Christ, nous l’annonçons : nous avertissons tout homme, nous instruisons chacun en toute sagesse, afin de l’amener à sa perfection dans le Christ.
Évangile
« Marthe le reçut. Marie a choisi la meilleure part » (Lc 10, 38-42)
Alléluia. Alléluia. Heureux ceux qui ont entendu la Parole dans un cœur bon et généreux, qui la retiennent et portent du fruit par leur persévérance. Alléluia. (cf. Lc 8, 15)
Évangile de Jésus Christ selon saint Luc
En ce temps-là, Jésus entra dans un village. Une femme nommée Marthe le reçut. Elle avait une sœur appelée Marie qui, s’étant assise aux pieds du Seigneur, écoutait sa parole. Quant à Marthe, elle était accaparée par les multiples occupations du service. Elle intervint et dit : « Seigneur, cela ne te fait rien que ma sœur m’ait laissé faire seule le service ? Dis-lui donc de m’aider. » Le Seigneur lui répondit : « Marthe, Marthe, tu te donnes du souci et tu t’agites pour bien des choses. Une seule est nécessaire. Marie a choisi la meilleure part, elle ne lui sera pas enlevée. »
Patrick BRAUD