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21 février 2021

Compagnons d’éblouissement

Classé sous Communauté spirituelle — lhomeliedudimanche @ 12 h 30 min

Compagnons d’éblouissement

Homélie pour le 2° Dimanche de Carême / Année B
28/02/2021

Cf. également :

Abraham, comme un caillou dans l’eau
Transfiguration : le phare dans la nuit
Transfiguration : la métamorphose anti-kafkaïenne
Leikh leikha : Va vers toi !
Le sacrifice interdit
Dressons trois tentes…
La vraie beauté d’un être humain
Visage exposé, à l’écart, en hauteur
Figurez-vous la figure des figures
Bénir en tout temps en tout lieu

L'extase musicale dans la danse d'un derviche tourneur soufiLa Transfiguration du Christ au sommet du Mont Thabor (Mc 9, 2-10) nous aide à déchiffrer nos propres expériences de transfiguration. Tous ces moments indicibles où notre cœur s’est dilaté à l’infini, où le temps était tout autre, où le ravissement nous transportait ailleurs…
Ces éclaboussures de lumière jalonnent notre parcours sur terre. Qui n’a jamais connu une extase devant la beauté d’un être, d’un paysage, d’une musique, d’une œuvre d’art, d’une contemplation intérieure, d’une découverte intellectuelle intense ? Nos transfigurations  trouvent dans celle du Christ un archétype, c’est-à-dire à la fois un modèle, une source, une structure.

Arrêtons-nous aujourd’hui sur une des caractéristiques de la Transfiguration de Jésus, pour qu’elle inspire les nôtres. Jésus ne monte pas seul au Thabor : il emmène avec lui trois de ses douze disciples. Pourquoi s’encombrer de compagnons alors que ce qu’il va vivre est si intime ? Et pourquoi Pierre, Jacques et Jean, et pas les autres ?
Tentons de répondre en suggérant trois raisons qui nous pousseront nous aussi à nous entourer de tels compagnons d’éblouissement.

 

Pour partager et multiplier l’éblouissement

Compagnons d’éblouissement dans Communauté spirituelle PreobrazhenieUne expérience spirituelle solitaire certes a de la valeur. Jésus prenait soin de s’isoler régulièrement du groupe de ses disciples ; il allait à l’écart pour prier, seul. Ces moments-là nous sont absolument nécessaires pour dire « je », pour être nous-mêmes sans dépendre toujours des autres. Les ermites (une centaine en France encore actuellement) nous le rappellent à travers les siècles. Mais là, Jésus veut partager cette expérience lumineuse de la Transfiguration avec quelques-uns de ses amis, qu’il choisit pour cela. C’est donc que d’une part ce partage fait partie de l’expérience elle-même, et que d’autre part il nous faut bien choisir avec qui la partager.

Déjà, symboliquement, Marc prend soin de noter que Moïse et Elie s’entretiennent avec Jésus pendant sa Transfiguration : ce dialogue et la révélation de l’identité lumineuse de Jésus sont indissociables. C’est en accomplissant la Loi de Moïse et les prophètes comme Elie que Jésus revêt sa face de lumière. Chez lui, identité et mission vont de pair. C’est parce qu’il est cohérent – « aligné », diraient les théoriciens du management – que son être irradie de puissance et de beauté, telle la lumière cohérente d’un laser contrairement à la lumière diffuse ordinaire s’éparpillant en quelques mètres. Cohérence entre ses actes et ses paroles, entre la première et la nouvelle Alliance, entre ce qu’il est et ce qu’il fait : dans l’entretien qu’il met en scène avec Moïse et Elie, l’évangéliste Marc nous invite à pratiquer ce même type de cohérence avec la Loi et les prophètes, ceux d’hier et ceux d’aujourd’hui.

En s’associant des compagnons de Transfiguration, Jésus nous invite également à ne pas garder pour nous les éblouissements qui jalonnent notre histoire personnelle. Ces moments nous deviendront vraiment lumineux – c’est-à-dire capables d’éclairer notre route et de réchauffer notre cœur – si nous savons les partager avec de vrais amis, choisis avec soin, protégés par leur capacité à garder le secret sur les confidences ainsi partagées. C’est que le fait de confier ainsi à d’autres nos éblouissements nous permet de les multiplier ! C’est comme un bon repas : tout seul, il est déjà excellent ; avec de bons amis, il acquiert une saveur incomparable !

Un bénéfice collatéral de ce partage est qu’il suscitera souvent un partage similaire en retour : si vous confiez à de vrais compagnons vos éblouissements intérieurs, ils vous feront ce cadeau de leurs propres sources de lumière…

Voilà pourquoi la voix se fait entendre, ici au Thabor pour la Transfiguration comme au Jourdain pour le baptême : « celui-ci est mon fils bien-aimé ; écoutez-le ». Car la Transfiguration est pour les disciples tout autant que pour Jésus. Autrement dit : en Jésus, l’être-soi et l’être-pour sont liés et font système.

Pas d’existence sans pro-existence, et réciproquement ! Le caractère dialogal de notre vraie beauté d’être humain est ainsi dévoilé dans sa radicalité la plus lumineuse…

 

Pour que je n’oublie pas

Nous le savons d’expérience : ces flashs lumineux ne durent pas longtemps. Après une retraite dans un monastère, après un moment de communion intense, après une extase mystique, artistique, amoureuse, intellectuelle, il nous faut redescendre de ces hauteurs et affronter à nouveau la grisaille de nos combats ordinaires. Pour Jésus, c’est pire encore : il redescend du Thabor pour affronter sa Passion. Dans les accusations lancées contre lui, où trouvera-t-il la force de ne pas douter de son identité filiale ? Immergé dans le mépris et la dérision de son procès, comment fera-t-il pour tenir bon malgré tout ? Couronné d’épines, qui va lui dire qu’il est bien le Messie annoncé par les Écritures ? Crucifié comme un esclave, comment va-t-il repousser l’ultime tentation de croire que tout a échoué ?

artfichier_777966_5160800_201509300603467 disciples dans Communauté spirituelle

Eh bien, arrimé à sa lumière intérieure du mont Thabor mieux qu’un navire à son ancre de fond, Jésus pourra subir toutes les défigurations de sa Passion sans perdre de vue l’horizon réel de son intimité avec Dieu. Ayant à l’oreille la voix du Thabor, Jésus pourra endosser la laideur du condamné supplicié et son infamie sans rien perdre de sa dignité d’enfant de Dieu. Ces quelques instants d’éblouissement sur la montagne l’aideront à garder le cap dans les ténèbres du Vendredi Saint.

Mettons donc en mémoire nos éblouissements pour nous sauver du doute sur nous-mêmes ! Si cela nous arrivait quand même, nous aurions alors pour nous réassurer dans l’existence nos compagnons à qui nous les avons confiés. Puisque nous les avons faits témoins, ils deviendront nos alliés. Alliés pour ne pas oublier la lumière intérieure qui nous habite. Ils diront aux autres de plonger leur regard au-delà des apparences : derrière le prisonnier, il y a le fils bien-aimé ; derrière le supplicié ensanglanté, il y a le corps inondé de beauté ; derrière le crucifié repose le Sauveur du monde…

Ainsi de nous : nos compagnons d’éblouissement attesteront de notre dignité lorsqu’elle disparaîtra aux yeux des autres. Précieux alliés que ces amis de confiance entre les mains de qui nous avons remis les traces de nos illuminations les plus intenses !

 

Pour qu’ils n’oublient pas

Pourtant, ces compagnons eux-mêmes seront soumis au doute. Dans son Évangile, Marc note que Pierre, Jacques et Jean sont également les seuls disciples associés à la résurrection de la fille d’un chef de synagogue nommé Jaïre, comme pour leur confirmer le pouvoir de Jésus sur la mort. Ce sont à nouveau les seuls trois disciples que Jésus prend dans le jardin des oliviers à Gethsémani pour prier avec lui. Là, défiguré par l’angoisse devant la Passion qui approche au point d’en suer du sang et de l’eau, il voudrait que ces trois compagnons du Thabor l’aident à traverser l’horreur de la croix qui approche. Mais ils dormaient… Du coup, Pierre le reniera, Jacques s’enfuira, Jean sera muet au pied du gibet. S’ils avaient réveillé en eux le souvenir du Thabor, ils ne se laisseraient pas appesantir par le sommeil, ils n’auraient pas peur de prendre parti pour celui qu’on accuse, ils ne fuiraient pas leur déposition en faveur de Jésus.

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Nous partageons nos éblouissements à nos compagnons de route les plus chers afin qu’ils ne désespèrent pas de nous lorsque nous leur montrerons un visage plus sombre, abîmé ou sali, que ce soit par la vieillesse, la maladie, le péché ou la mort. Derrière les crachats et les outrages dégradant Jésus en loque humaine, Pierre, Jacques et Jean auraient pu voir s’imprimer en filigrane la gloire du Transfiguré. C’est ce que ferons nos témoins désormais, si du moins nous savons leur confier cette mission.

 

Pour les multiplier, pour que je ne les oublie pas, pour qu’ils ne les oublient pas : voilà au moins trois raisons de partager à des compagnons choisis nos éblouissements les plus intenses.

Qui allez-vous choisir ? Pour leur confier quelle transfiguration ?

 

 

LECTURES DE LA MESSE

PREMIÈRE LECTURE
Le sacrifice de notre père Abraham (Gn 22, 1-2.9-13.15-18)

Lecture du livre de la Genèse

En ces jours-là, Dieu mit Abraham à l’épreuve. Il lui dit : « Abraham ! » Celui-ci répondit : « Me voici ! » Dieu dit : « Prends ton fils, ton unique, celui que tu aimes, Isaac, va au pays de Moriah, et là tu l’offriras en holocauste sur la montagne que je t’indiquerai. » Ils arrivèrent à l’endroit que Dieu avait indiqué. Abraham y bâtit l’autel et disposa le bois ; puis il lia son fils Isaac et le mit sur l’autel, par-dessus le bois. Abraham étendit la main et saisit le couteau pour immoler son fils. Mais l’ange du Seigneur l’appela du haut du ciel et dit : « Abraham ! Abraham ! » Il répondit : « Me voici ! » L’ange lui dit : « Ne porte pas la main sur le garçon ! Ne lui fais aucun mal ! Je sais maintenant que tu crains Dieu : tu ne m’as pas refusé ton fils, ton unique. » Abraham leva les yeux et vit un bélier retenu par les cornes dans un buisson. Il alla prendre le bélier et l’offrit en holocauste à la place de son fils.
Du ciel, l’ange du Seigneur appela une seconde fois Abraham. Il déclara : « Je le jure par moi-même, oracle du Seigneur : parce que tu as fait cela, parce que tu ne m’as pas refusé ton fils, ton unique, je te comblerai de bénédictions, je rendrai ta descendance aussi nombreuse que les étoiles du ciel et que le sable au bord de la mer, et ta descendance occupera les places fortes de ses ennemis. Puisque tu as écouté ma voix, toutes les nations de la terre s’adresseront l’une à l’autre la bénédiction par le nom de ta descendance. »

 

PSAUME
(115 (116b), 10.15, 16ac-17, 18-19)

R/ Je marcherai en présence du Seigneur sur la terre des vivants. (114, 9)

Je crois, et je parlerai,
moi qui ai beaucoup souffert.
Il en coûte au Seigneur
de voir mourir les siens !

Ne suis-je pas, Seigneur, ton serviteur,
moi, dont tu brisas les chaînes ?
Je t’offrirai le sacrifice d’action de grâce,
j’invoquerai le nom du Seigneur.

Je tiendrai mes promesses au Seigneur,
oui, devant tout son peuple,
à l’entrée de la maison du Seigneur,
au milieu de Jérusalem !

 

DEUXIÈME LECTURE
« Dieu n’a pas épargné son propre Fils » (Rm 8, 31b-34)

Lecture de la lettre de saint Paul apôtre aux Romains

Frères, si Dieu est pour nous, qui sera contre nous ? Il n’a pas épargné son propre Fils, mais il l’a livré pour nous tous : comment pourrait-il, avec lui, ne pas nous donner tout ? Qui accusera ceux que Dieu a choisis ? Dieu est celui qui rend juste : alors, qui pourra condamner ? Le Christ Jésus est mort ; bien plus, il est ressuscité, il est à la droite de Dieu, il intercède pour nous.

 

ÉVANGILE
« Celui-ci est mon Fils bien-aimé » (Mc 9, 2-10)
Gloire au Christ,Parole éternelle du Dieu vivant.Gloire à toi, Seigneur.De la nuée lumineuse, la voix du Père a retenti : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé, écoutez-le ! » Gloire au Christ,Parole éternelle du Dieu vivant.Gloire à toi, Seigneur. (cf. Mt 17, 5)

Évangile de Jésus Christ selon saint Marc

En ce temps-là, Jésus prit avec lui Pierre, Jacques et Jean, et les emmena, eux seuls, à l’écart sur une haute montagne. Et il fut transfiguré devant eux. Ses vêtements devinrent resplendissants, d’une blancheur telle que personne sur terre ne peut obtenir une blancheur pareille. Élie leur apparut avec Moïse, et tous deux s’entretenaient avec Jésus. Pierre alors prend la parole et dit à Jésus : « Rabbi, il est bon que nous soyons ici ! Dressons donc trois tentes : une pour toi, une pour Moïse, et une pour Élie. » De fait, Pierre ne savait que dire, tant leur frayeur était grande. Survint une nuée qui les couvrit de son ombre, et de la nuée une voix se fit entendre : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé : écoutez-le ! » Soudain, regardant tout autour, ils ne virent plus que Jésus seul avec eux.
Ils descendirent de la montagne, et Jésus leur ordonna de ne raconter à personne ce qu’ils avaient vu, avant que le Fils de l’homme soit ressuscité d’entre les morts. Et ils restèrent fermement attachés à cette parole, tout en se demandant entre eux ce que voulait dire : « ressusciter d’entre les morts ».
Patrick BRAUD

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20 décembre 2020

Noël : La contagion du Verbe

Classé sous Communauté spirituelle — lhomeliedudimanche @ 12 h 30 min

Noël : La contagion du Verbe

Homélie de Noël / Année B
25/12/2020

Cf. également :

Y aura-t-il du neuf à Noël ?
Noël : évangéliser le païen en nous
Tenir conte de Noël
Noël : solstices en tous genres
Noël : Il n’y avait pas de place pour eux dans la salle commune…
Noël : la trêve des braves
Noël : croyance dure ou croyance molle ?
Le potlatch de Noël
La bienveillance de Noël
Noël « numérique », version réseaux sociaux…
Noël : « On vous écrira… »
Enfanter le Verbe en nous…

Le corps est langage

Une vidéo a été vue plus de 2 millions de fois sur YouTube : on y voit une ancienne ballerine espagnole, maintenant âgée, en fauteuil roulant, dans une maison de retraite. Alors que résonnent les premières notes du « Lac des cygnes » de Tchaïkovski, Marta Cinta s’illumine lentement. Elle tente d’abord d’esquisser quelques mouvements, puis renonce, se décourage. Finalement elle se reprend, et dessine de ses mains la chorégraphie du ballet de Tchaïkovski, pendant plusieurs minutes, avec une grâce et une minutie saisissantes…

Le corps a sa mémoire ! Le corps humain parle à sa manière. Notre chair se souvient, frémit d’angoisse ou de joie, exprime ses émotions dans un langage paraverbal très riche en messages pour les autres comme pour nous-même. Eh bien !, à Noël, on peut dire que notre vieille humanité, souvent immobilisée comme la ballerine âgée, reçoit du Verbe fait chair la capacité de se mettre en mouvement, de faire parler son corps et danser ses émotions !

Depuis le mois de mars, nous mesurons mieux comment la propagation d’une petite chose comme le Coronavirus peut en circulant modifier les modes de vie des humains sur notre planète. Nous l’avions entendu dire à propos de la grande peste d’Occident au XIV° siècle ; nos grands-parents nous avaient raconté la grippe espagnole de 1918 et ses millions de morts. Mais là nous revivons cette tragique réalité : en nous contaminant mutuellement nous propageons l’épidémie à tous à une vitesse incroyable. L’allégement du confinement depuis le 15 décembre ne doit pas nous illusionner : c’est la permission du moment, pour fêter Noël et le nouvel an, mais après, la troisième vague pourrait bien déferler de nouveau…

En cette nuit de Noël, nous fêtons un Dieu qui est à l’exact opposé de cette pandémie. Lui, le Verbe fait chair, a initié en ce monde une propagation bien plus efficace que celle de la Covid : la contagion du Verbe, la contamination du bien. La circulation du virus peut nous aider en négatif à mieux comprendre comment cette toute petite chose dans la paille de l’auberge de Bethléem continue à transformer le monde mieux que le meilleur des antivirus.

 

Le Logos fait parler

En désignant Jésus comme le Verbe de Dieu, l’évangéliste Jean utilise le mot grec Logos, qui signifie parole mais aussi raison (rationalité). La plupart des sciences humaines intègrent le Logos comme suffixe : sociologie, anthropologie, philologie, théologie, sémiologie, criminologie etc. Le Logos est là dès qu’il s’agit d’élaborer un discours rationnel sur un phénomène, ce qu’on appelle une science. Le Logos est par excellence ce qui fait parler, ce par quoi l’on parle. D’ailleurs, en français, quand quelqu’un est intarissable au point de ne pas pouvoir s’arrêter de parler, on dit qu’il est atteint de logorrhée, sorte de diarrhée verbale.

Appeler Logos le bébé de la crèche est un oxymore, puisque l’enfant (en latin in-fans) désigne justement celui qui ne peut pas parler. Le nouveau-né ne peut que crier, pleurer et pousser quelques soupirs de satisfaction après avoir tété. Mais cet enfant-là est le Verbe fait chair. Avec lui, toute chair se met à parler. Écoutez : il y a comme une réaction en chaîne avec cette naissance ! Les anges toujours exubérants chantent le Gloria à tue-tête mieux que dans une pastorale des santons de Provence. Les bergers, ces analphabètes qu’on n’écoute jamais, se parlent et vont s’émerveiller devant la mangeoire où ils chuchoteront leur étonnement ravi. Les mages se mettent en route car ils ont su faire parler le signe d’une étoile dans le ciel. Même les vieux textes prophétiques se mettent à parler ! La prophétie de Malachie sur Bethléem s’accomplit, et tous les passages parlant du Messie, de la Genèse aux derniers prophètes en passant par les psaumes, convergent soudain vers Jésus. Quand les événements deviennent des signes (mages), quand les plus pauvres osent prendre la parole (bergers), quand les textes deviennent limpides pour éclairer l’actualité (Malachie), quand une autre musique se fait entendre venue d’ailleurs (anges), alors le Verbe prend chair dans nos vies, aujourd’hui comme à Noël.

Oui, ce Logos fait parler : la louange des anges, l’émerveillement des bergers, l’offrande des mages, le sens des textes. Voilà bien une première bonne nouvelle de Noël : le Verbe s’est fait chair pour que notre chair puisse parler ! Et Dieu sait que notre corps a des choses à dire, il une mémoire à exprimer. Tout notre être est fait pour communiquer, entrer en relation. Alors que le confinement nous entraîne à la solitude, voire à l’isolement pour certains, en tout cas au repli sur soi, la naissance de cette nuit nous redit que nous sommes faits pour parler, toucher, nous confier, nous abandonner.

Pour être honnête, il faut également mentionner que le Verbe incarné fait parler les forces du mal dont les accusations se déchaînèrent contre l’humble Messie de Bethléem. Hérode interroge les mages pour supprimer son rival potentiel. Les aubergistes de Bethléem refusent de faire de la place à ce couple étranger descendant de Nazareth. Demain, les puissants, les autorités politiques et religieuses, la foule, les possédés vociféreront contre ce Messie devant lequel décidément on ne peut pas se taire (sauf peut-être Marie « qui médite toutes ces choses en son cœur »).

À Noël, le Verbe de Dieu a pris chair de notre chair pour que notre chair apprenne à parler comme Dieu…

 

Les antis gestes barrières

À bien y regarder, Noël manifeste un Dieu assez rebelle aux mesures anti-Covid qui nous contraignent depuis le mois de mars !

 

- Bas les masques !

La venue de cet enfant démasque la folie politique d’Hérode, la démesure (hybris) de son désir de pouvoir. Par contre, le vrai visage des bergers est révélé, non plus nomades marginaux peu considérés, mais les premiers à se réjouir et à reconnaître le Messie. Il en est ainsi pour tous les protagonistes des récits de Noël : le visage exposé, vulnérable, sans fard, du nouveau-né incarnant la présence divine bouleverse les stratégies et les apparences. Les masques tombent : chacun est révélé à lui-même ou aux autres tel qu’il est, sans les étiquettes habituelles.

 

- Le Tout-proche

Vous vous souvenez de ce désastreux slogan officiel : « quand on aime ses proches, on ne s’approche pas trop ».

Le gouvernement a remis le couvert pour Noël avec une publicité où une petite fille éloigne deux Pères Noël trop proches sur la bûche du réveillon…

On comprend la visée sanitaire de cette fameuse distanciation sociale en temps de virus. Mais elle induit à la longue une sorte de méfiance envers la proximité, le contact, le toucher, l’intimité. Une amie célibataire me confiait qu’elle prenait rendez-vous avec son kiné en période de confinement sans autre motif que la nécessité pour elle d’avoir quelqu’un qui la touche, la manipule, lui assure par ce contact physique qu’elle était vivante. À la différence des cartes bancaires, nous ne sommes pas faits pour le sans contact ! C’est inhumain. L’enfant de Noël, lui, se laisse langer, allaiter, manipuler, trimbaler sur le dos de sa mère ou sur l’âne de Joseph.

 

- S’exposer à l’infect

Noël : La contagion du Verbe dans Communauté spirituelle Jesus-Christ-guerit-dix-lepreuxMalgré le risque de contamination dû au péché humain, le Verbe de Dieu n’a pas peur de plonger au plus bas de notre condition. Exposé dès sa naissance au rejet, à l’exclusion, à la persécution (fuite en Égypte), il continuera demain en se rangeant parmi la file des pécheurs au Jourdain, en acceptant de toucher les lépreux, de frayer avec les miséreux, de guérir les handicapés. Pire encore, il sera lui-même assimilé à une ordure en étant condamné au châtiment de la croix, en compagnie de deux criminels avérés.

Pendant l’épidémie, on nous répète à l’envie qu’il nous faut tout désinfecter régulièrement. Entre deux clients au restaurant, le serveur doit désinfecter tables et couverts. Dans les bureaux, poignées de portes, open space et photocopieurs sont nettoyés chaque jour etc. Le risque serait de finir par croire qu’un isolement aseptisé vaut mieux qu’une vie exposée. Jésus a toujours voulu rejoindre ceux qui étaient au plus bas, jusqu’à faire corps avec eux dans leur infection, c’est-à-dire ce qui les rendait infectés et infects aux yeux de leurs contemporains. Les Évangiles grouillent de ces Cours des miracles où Jésus aimait rencontrer ceux qui ne comptaient plus pour la société. Pendant les grandes épidémies, des saints et des saintes admirables ont préféré risquer leur vie plutôt que de laisser des malades seuls et abandonnés.

Noël c’est aussi cela : toucher l’infect, communier avec les indésirables.

 

- Ne pas s’en laver les mains

Le gel hydroalcoolique est devenu un compagnon de toutes nos activités. Se laver les mains avant de rentrer dans un commerce, avant de saisir un objet etc. devient une habitude. Or, si elle s’installait, cette préoccupation de l’hygiène pourrait devenir obsessionnelle, voire compulsive. On se souvient que Pilate a immortalisé ce geste en voulant ainsi se dédouaner de la mort de Jésus. Le bois de la mangeoire de Bethléem dans laquelle dort l’enfant annonce le bois de la Croix du Golgotha sur lequel s’endort le Christ dans la mort. Personne ne peut s’en laver les mains. Il n’y a pas de gel hydroalcoolique pour la responsabilité spirituelle ! À nous d’assumer les conséquences de nos actes, de Noël au Vendredi saint, face à l’enfant sur la paille, face au bandit traité comme un sous-homme.

 

- Pas de jauge de 8 m² !

Le propre de Dieu est de « rassembler dans l’unité ses enfants dispersés » (Jn 11,52). Le mot communion est un synonyme de la divinité en christianisme : communion trinitaire, communion ecclésiale, communion universelle. L’Eglise est par nature l’assemblée convoquée où chacun répond à l’appel de Dieu sans choisir son voisin. Impossible de restreindre l’entrée à quelques-uns seulement ! Impossible de se contenter de petits groupes (les JMJ l’ont démontré !). Impossible de ne pas se réunir à plusieurs. Les martyrs chrétiens des premiers siècles ont donné leur vie pour participer au dominicum = rassemblement du dimanche sans lequel il disait ne pas pouvoir vivre.

 

Noël, ou l’anti-confinement

creche01On le voit : Noël conteste radicalement les gestes barrières, les seuils de rassemblement, les obsessions hygiénistes, la trop célèbre distanciation sociale. Cela ne veut pas dire qu’il faudrait désobéir aux mesures de confinement/déconfinement ! Fêter Noël nous aide à ne pas nous habituer à cet état d’urgence un temps nécessaire : si le Verbe de Dieu a voulu naître d’une femme, fréquenter les pécheurs, toucher les lépreux, recevoir l’onction de Marie-Madeleine, s’étendre sur le bois de la croix, c’est pour nous ouvrir un chemin de communion avec Dieu, avec nous-même, avec les autres, avec le monde créé.

Laissons-nous donc toucher dans notre humanité par tout ce qui affecte nos proches.

La place manque pour examiner ce que la stratégie prônée par l’OMS : tester / isoler et tracer / soigner peut nous dire de la stratégie de Dieu à notre égard. On devine que la première étape : tester, fera plutôt référence à notre capacité personnelle d’autoévaluation spirituelle (discernement, accompagnement). La deuxième étape : isoler et tracer, est quant à elle radicalement contestée par la volonté de salut qui pousse Dieu justement à ne pas isoler le pécheur. La troisième étape : soigner, est bien sûre cohérente avec cette même volonté de salut : pardonner, réconcilier, libérer du mal.

La seule mesure à garder serait peut-être l’aération régulière des pièces ! Contre la Covid, cela permet de chasser le virus. Dans une vie chrétienne, cela permet de laisser l’Esprit renouveler régulièrement notre manière de voir et de penser. Ouvrons tout grand nos fenêtres au souffle de l’Esprit pour chasser de nos vies les miasmes de l’isolement et du repli !

Face à la pandémie, notre réel espoir est dans les vaccins que les labos développent en y mettant le paquet. Face à la contagion de la solitude, de la dépression morale et économique, notre réelle espérance est la fraternité inconditionnelle que cet enfant apporte au monde. Le vaccin de la fraternité nous préservera du repli, du déclin. Plutôt que de nous habituer aux horizons rétrécis du confinement, apprenons avec Noël à dilater notre cœur aux dimensions divines.

Cette nuit, le Verbe de Dieu s’est fait chair, pour que notre chair puisse parler !

 

 

MESSE DE LA NUIT

PREMIÈRE LECTURE
« Un enfant nous est né » (Is 9, 1-6)

Lecture du livre du prophète Isaïe
Le peuple qui marchait dans les ténèbres a vu se lever une grande lumière ; et sur les habitants du pays de l’ombre, une lumière a resplendi. Tu as prodigué la joie, tu as fait grandir l’allégresse : ils se réjouissent devant toi, comme on se réjouit de la moisson, comme on exulte au partage du butin. Car le joug qui pesait sur lui, la barre qui meurtrissait son épaule, le bâton du tyran, tu les as brisés comme au jour de Madiane. Et les bottes qui frappaient le sol, et les manteaux couverts de sang, les voilà tous brûlés : le feu les a dévorés.
Oui, un enfant nous est né, un fils nous a été donné ! Sur son épaule est le signe du pouvoir ; son nom est proclamé : « Conseiller-merveilleux, Dieu-Fort, Père-à-jamais, Prince-de-la-Paix. » Et le pouvoir s’étendra, et la paix sera sans fin pour le trône de David et pour son règne qu’il établira, qu’il affermira sur le droit et la justice dès maintenant et pour toujours. Il fera cela, l’amour jaloux du Seigneur de l’univers !

PSAUME
(Ps 95 (96), 1-2a, 2b-3, 11-12a, 12b-13a, 13bc)
R/ Aujourd’hui, un Sauveur nous est né : ’est le Christ, le Seigneur.
 (cf. Lc 2, 11)

Chantez au Seigneur un chant nouveau,
chantez au Seigneur, terre entière,
chantez au Seigneur et bénissez son nom !

De jour en jour, proclamez son salut,
racontez à tous les peuples sa gloire,
à toutes les nations ses merveilles !

Joie au ciel ! Exulte la terre !
Les masses de la mer mugissent,
la campagne tout entière est en fête.

Les arbres des forêts dansent de joie
devant la face du Seigneur, car il vient,
car il vient pour juger la terre.

Il jugera le monde avec justice
et les peuples selon sa vérité.

DEUXIÈME LECTURE
« La grâce de Dieu s’est manifestée pour tous les hommes » (Tt 2, 11-14)

Lecture de la lettre de saint Paul apôtre à Tite

Bien-aimé, la grâce de Dieu s’est manifestée pour le salut de tous les hommes. Elle nous apprend à renoncer à l’impiété et aux convoitises de ce monde, et à vivre dans le temps présent de manière raisonnable, avec justice et piété, attendant que se réalise la bienheureuse espérance : la manifestation de la gloire de notre grand Dieu et Sauveur, Jésus Christ. Car il s’est donné pour nous afin de nous racheter de toutes nos fautes, et de nous purifier pour faire de nous son peuple, un peuple ardent à faire le bien.

ÉVANGILE
« Aujourd’hui vous est né un Sauveur » (Lc 2, 1-14)
Alléluia. Alléluia.
Je vous annonce une grande joie : Aujourd’hui vous est né un Sauveur qui est le Christ, le Seigneur ! Alléluia. (cf. Lc 2, 10-11)

Évangile de Jésus Christ selon saint Luc

 En ces jours-là, parut un édit de l’empereur Auguste, ordonnant de recenser toute la terre – ce premier recensement eut lieu lorsque Quirinius était gouverneur de Syrie. Et tous allaient se faire recenser, chacun dans sa ville d’origine. Joseph, lui aussi, monta de Galilée, depuis la ville de Nazareth, vers la Judée, jusqu’à la ville de David appelée Bethléem. Il était en effet de la maison et de la lignée de David. Il venait se faire recenser avec Marie, qui lui avait été accordée en mariage et qui était enceinte.
Or, pendant qu’ils étaient là, le temps où elle devait enfanter fut accompli. Et elle mit au monde son fils premier-né ; elle l’emmaillota et le coucha dans une mangeoire, car il n’y avait pas de place pour eux dans la salle commune. Dans la même région, il y avait des bergers qui vivaient dehors et passaient la nuit dans les champs pour garder leurs troupeaux. L’ange du Seigneur se présenta devant eux, et la gloire du Seigneur les enveloppa de sa lumière. Ils furent saisis d’une grande crainte. Alors l’ange leur dit : « Ne craignez pas, car voici que je vous annonce une bonne nouvelle, qui sera une grande joie pour tout le peuple : Aujourd’hui, dans la ville de David, vous est né un Sauveur qui est le Christ, le Seigneur. Et voici le signe qui vous est donné : vous trouverez un nouveau-né emmailloté et couché dans une mangeoire. » Et soudain, il y eut avec l’ange une troupe céleste innombrable, qui louait Dieu en disant : « Gloire à Dieu au plus haut des cieux, et paix sur la terre aux hommes, qu’Il aime. »
Patrick Braud

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11 octobre 2020

Charlie, César et Dieu

Classé sous Communauté spirituelle — lhomeliedudimanche @ 12 h 30 min

Charlie, César et Dieu

Homélie pour le 29° Dimanche du temps ordinaire / Année A
18/10/2020

Cf. également :

Résistez à la dictature du format court !
Refusez la pression fiscale !
« Tous pourris » ?
Charlie Hebdo”: la revue de presse des prises de position philosophiques

Droit au blasphème

Charlie Hebdo Le procès des complices des attentats contre Charlie Hebdo de 2015 s’est interrompu ce vendredi 26 septembre. Il a suffi d’un jeune Pakistanais voulant venger l’honneur de Mahomet insulté selon lui par les caricatures publiées à nouveau à la une de Charlie pour que les victimes de 2015, atterrées, revivent l’angoisse devant la haine islamiste. Sans oublier les blessés graves de la rue Nicolas Appert dans le 11e arrondissement de Paris. La question n’est donc pas réglée ? La liberté d’expression ne fait-elle pas consensus ? Le droit français de critiquer les religions n’a-t-il pas été validé une fois pour toutes ?
Il faut croire que non… La religion (musulmane en l’occurrence) s’invite comme acteur de la scène publique, cherchant à imposer sa conception du bien et du mal : caricatures, vêtements ‘décents’ des femmes, nourriture halal, certificats de virginité, séparatisme, rôle trouble du Hezbollah au Liban etc. Un sondage Ifop, en 2018, montrait que 37 % des enseignants s’étaient déjà autocensurés pour éviter un incident au sujet de la laïcité (venant essentiellement des enfants ou familles musulmanes), une proportion qui grimpait jusqu’à 53 % pour ceux de l’éducation prioritaire…

La vieille distinction entre Dieu et César de notre évangile d’aujourd’hui (Mt 22, 15-21) a du plomb dans l’aile ! Un autre récent sondage IFOP indique que 17 % des Français font passer leurs convictions religieuses avant les valeurs de la République, 37 % des moins de 25 ans, 74 % des jeunes musulmans ! La jeunesse a toujours été ferment de radicalité – c’est vrai – mais là on est très loin de la laïcité officielle.
Au même moment, Donald Trump nommait à la Cour suprême des États-Unis une catholique pratiquante, réputée pour faire passer ses convictions chrétiennes dans sa pratique juridique, contre l’avortement notamment. Et bien sûr, les médias français ne comprennent pas ce qu’ils appellent une régression et le retour de l’obscurantisme américain. Comment !? Dieu pourrait-il faire plier César ? On n’a pas fait 1905 pour rien !
La question est décidément complexe.
Suivons de plus près le fameux épisode du denier rendu à César de ce dimanche pour apporter quelques éléments de réflexion.

 

Sacré César ?

Faire parler Jésus pour le mettre à l’épreuve et le prendre au piège : la tactique perverse des pharisiens est vite éventée. Pour percer leur hypocrisie et échapper au piège, Jésus, plutôt que de se lancer dans un long discours, plutôt que de répondre oui ou non comme il y est sommé, va poser un geste énigmatique, à la façon des rabbins : « Montrez-moi la monnaie de l’impôt ». Tiens ! C’est donc que Jésus n’a pas un sou en poche, sinon il l’aurait tiré de sa tunique. Première indication : la liberté de Jésus face à César s’enracine dans son rapport à l’argent. Il refuse d’être régi par les lois habituelles des échanges marchands. Il revendiquera ce même droit pour le Temple, qu’il libérera des trafics des marchands d’animaux et de bondieuseries. Est-ce pour autant qu’il méprise l’argent ? Non, puisqu’il demande le faire fructifier, et qu’il y reconnaît le juste salaire d’une journée de travail, ou l’offrande inestimable de la pauvre veuve. Simplement, il ne veut pas que sa parole et ses actes soient régis Charlie, César et Dieu dans Communauté spirituelle Traianus_denarius_105_90020184par les lois de l’argent.
La monnaie romaine présentait  d’ailleurs pour les juifs de Palestine un double sacrilège : les pièces portaient l’inscription de la divinité de César (« Empereur Tibère, auguste fils de l’auguste dieu »), et une effigie du portrait impérial prétendant incarner l’image de ce Dieu vivant. Le denier présenté par les pharisiens alors a dû leur brûler les doigts : qui voudrait garder en ses mains une telle monnaie impie qui bafoue publiquement les deux premiers commandements de Moïse (ne pas avoir d’autre dieu que Dieu, ne pas en faire d’image) ? ! C’est pourquoi les pharisiens répondent du bout des lèvres : « de César », car ils n’ont pas envie d’en dire plus sur le double blasphème gravé sur la pièce.

Vient alors la célébrissime réplique de Jésus : « rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu ». Ce n’est peut-être pas le fondement de notre laïcité qui est en jeu ici – ce qui serait anachronique – mais plutôt la désacralisation du pouvoir politique. Jésus en quelque sorte répond : ‘laissez César à sa prétention d’être un Dieu vivant. Ne soyez pas complices du mensonge d’État sur lequel il veut asseoir son pouvoir. Par contre, témoignez  que Dieu est Dieu : à lui seul rendez l’adoration et la louange’ [1].

domaine-des-dieux-cesar-asterix César dans Communauté spirituelleLes pharisiens n’ont sans doute rien compris. D’ailleurs, pendant la parodie de procès de Jésus, ils iront jusqu’à proclamer : « nous n’avons d’autre roi que César » (Jn 19,15), contredisant ainsi leurs déclarations de fidélité à l’Alliance où seul Dieu est le roi de son peuple. Ils utiliseront également la peur que César inspire à Pilate pour le contraindre : « si tu délivres celui-ci, tu n’es pas ami de César ; car quiconque se fait Roi, est contraire à César » (Jn 19,12). Tordant la réponse de Jésus au sujet de l’impôt à César, ils iront même jusqu’à affirmer : « nous avons trouvé cet homme sollicitant la nation à la révolte, et défendant de donner le tribut à César » (Lc 23,2). Évidemment, Jésus n’a jamais rien dit de tel. Mais la calomnie est toujours utile pour faire condamner l’innocent. Non seulement Jésus n’a pas demandé de boycotter l’impôt dû à César, mais il s’y est lui-même soumis, avec là encore une liberté étonnante. C’est l’autre fameux passage sur l’impôt où Jésus demande à Pierre d’aller pêcher un poisson pour en extraire les pièces d’argent qui suffiront à payer l’impôt pour eux deux. Peut-être une allusion à la prise en charge financière des apôtres par leurs communautés chrétiennes (les ‘poissons’) ? En tout cas, la solution au dilemme est élégante : Jésus aurait le droit d’échapper à cet assujettissement à la taxe romaine, parce qu’il est le fils, mais il préfère changer les cœurs avant les structures sociales, et s’acquitter de son impôt en manifestant que ce n’est pas lui qui paie, donc il est libre vis-à-vis de César.

Comme ils étaient venus à Capharnaüm, les collecteurs du didrachme s’approchèrent de Pierre et lui dirent : « Est-ce que votre maître ne paie pas le didrachme ? »  « Mais si », dit-il. Quand il fut arrivé à la maison, Jésus devança ses paroles en lui disant: « Qu’en penses-tu, Simon ? Les rois de la terre, de qui perçoivent-ils taxes ou impôts ? De leurs fils ou des étrangers ? »  Et comme il répondait: « Des étrangers », Jésus lui dit: « Par conséquent, les fils sont exempts.  Cependant, pour ne pas les scandaliser, va à la mer, jette l’hameçon, saisis le premier poisson qui montera, et ouvre-lui la bouche: tu y trouveras un statère ; prends-le et donne-le leur, pour moi et pour toi. » (Mt 17, 24-27)

Ces deux passages sur l’impôt désacralisent le pouvoir politique, quel qu’il soit.

Ils le dédiabolisent également. César n’est pas Dieu, mais il n’est pas le diable non plus. Il a le droit de lever l’impôt (tout dépend de ce qu’il en fera !). Les pharisiens voudraient ici que Jésus conteste frontalement ce droit du politique à organiser la vie sociale. Et Judas espère sans doute secrètement que son idole va sonner l’heure de la révolte violente contre cette oppression de l’occupant romain. En rendant à César ce qui est à César, Jésus refuse de le diaboliser (« tous pourris ! ») : s’il accepte de ne pas prendre la place de Dieu, César doit pouvoir compter sur la participation de tous pour construire le bien commun. À condition que l’impôt serve vraiment à cela. Le collecteur d’impôts Lévi devenu l’apôtre et évangéliste Matthieu est un vivant témoignage de la dédiabolisation que Jésus opère. Paul confirme l’enseignement de Jésus : « C’est encore la raison pour laquelle vous payez des impôts ; ceux qui les perçoivent sont chargés par Dieu de s’appliquer à cet office. Rendez à chacun ce qui lui est dû… » (Rm 13,1-7)

On est bien loin en fait de nos débats actuels sur la laïcité. Désacraliser le pouvoir politique sans le diaboliser pour autant, réaffirmer que Dieu est Dieu, bien au-dessus de César (« tu n’aurais aucun pouvoir sur moi s’il ne t’avait été donné d’en haut » Jn 19,11) : le geste de Jésus avec le denier romain ne nous donne pas de solution pour gérer les relations entre les religions et les États. Il nous invite seulement à distinguer Dieu et César, sans séparation ni confusion, selon la belle formule des premiers conciles à propos de la double identité de Jésus, vrai homme et vrai Dieu.

 

Ne séparez pas…

La-separation-des-eglises-de-de-l-etat CharlieÀ ce titre, la séparation complète prônée par certains idéologues de la laïcité à la française est assez étrangère aux Évangiles. Ceux qui voudraient que la religion relève uniquement de la sphère privée ignorent complètement la nature même de l’élan religieux : relier (religare en latin) les hommes entre eux en les reliant à Dieu, ce qui a obligatoirement des conséquences sociales, collectives, structurelles. Comment s’étonner que des évangélistes et des catholiques américains défendent sur la scène publique leur conviction que la vie humaine est sacrée, de la conception à la mort ? Si vraiment l’avortement est à leurs yeux l’élimination d’une vie humaine, pourquoi ne chercheraient-ils pas (démocratiquement) à protéger les futurs embryons de ce qu’ils considèrent comme un meurtre objectif ?
Comment s’étonner également que des musulmans du Pakistan ou d’Iran ressentent comme un douloureux blasphème les caricatures de Charlie Hebdo ? Digne successeur d’Hara Kiri, « journal satirique bête et méchant » comme il se définissait lui-même, Charlie Hebdo utilise la grossièreté, la vulgarité et la laideur contre les religions, au lieu d’engager un débat de fond – qui serait fort utile ! – sur la véracité et la cohérence des doctrines religieuses, sur l’interprétation des textes sacrés etc.

Vouloir organiser la vie sociale sans tenir aucun compte des opinions religieuses ne peut engendrer que violence et oppression. Croire en Dieu a une répercussion publique. Mieux vaut chercher à harmoniser les conséquences sociales des religions plutôt que de les ignorer ou de les combattre.

Les chrétiens se souviendront que pendant les trois premiers siècles ils ont été en butte à l’hostilité et aux persécutions du pouvoir civil. On les considérait comme de dangereux athées (puisqu’ils disaient que César n’est pas Dieu, ni les autres divinités romaines ou grecques), des séditieux qui recrutaient parmi les esclaves et les prostituées, des fanatiques qui préféraient mourir en bénissant leurs bourreaux plutôt que de renier leur foi. Les apôtres ne chantaient-ils pas après avoir reçu le fouet du Sanhédrin, en proclamant : « mieux vaut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes » (Ac 5,29) ? Au II° siècle, la Lettre à Diognète témoigne de la volonté des chrétiens de cohabiter tranquillement avec leurs concitoyens, du moment qu’on leur laisse la liberté de suivre « les lois extraordinaires et paradoxales de leur république spirituelle » :

« … les Chrétiens ne se distinguent des autres hommes ni par le pays, ni par le langage, ni par les vêtements. Ils n’habitent pas de villes qui leur soient propres, ils ne se servent pas de quelque dialecte extraordinaire, leur genre de vie n’a rien de singulier. […] Ils se répartissent dans les cités grecques et barbares suivant le lot échu à chacun ; ils se conforment aux usages locaux pour les vêtements, la nourriture et la manière de vivre, tout en manifestant les lois extraordinaires et vraiment paradoxales de leur république spirituelle. Ils résident chacun dans sa propre patrie, mais comme des étrangers domiciliés. Ils s’acquittent de tous leurs devoirs de citoyens et supportent toutes les charges comme des étrangers. Toute terre étrangère leur est une patrie et toute patrie une terre étrangère. Ils se marient comme tout le monde, ils ont des enfants, mais ils n’abandonnent pas leurs nouveau-nés. Ils partagent tous la même table, mais non la même couche. Ils sont dans la chair, mais ne vivent pas selon la chair. Ils passent leur vie sur la terre, mais sont citoyens du ciel. Ils obéissent aux lois établies et leur manière de vivre l’emporte en perfection sur les lois. »

 

Confusion des pouvoirs

Malheureusement, après trois siècles de séparation plus ou moins violente à leurs dépens, l’histoire des Églises s’est ensuite vautrée dans la confusion des pouvoirs, à l’opposé de la distinction Dieu/César. En Orient, l’aigle byzantin bicéphale symbolise l’immixtion (toujours actuelle) des Églises orthodoxes dans la vie politique. En Occident, la théorie des deux glaives a voulu soumettre le temporel au spirituel, allant jusqu’à humilier le roi germanique Henri IV à Canossa, jusqu’à ce que la modernité des Lumières sonne l’émancipation des peuples de cette trop lourde tutelle ecclésiale.

Bref : à l’image des pharisiens, les chrétiens ont été capables des pires hypocrisies sur les relations entre Dieu et César, confondant le royaume de Dieu avec les intérêts terrestres des rois, des empereurs, des papes, du clergé…

Cela ne supprime pas pour autant l’impératif de Jésus : « rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu ». Outre l’humilité à laquelle l’histoire nous appelle, il nous faut sans cesse scruter cette parole pour discerner comment elle pourrait s’accomplir aujourd’hui. Musulmans et chrétiens américains voudront trop soumettre César à Dieu (à leur conception de Dieu). Les laïques français voudront plutôt chasser Dieu de la vie publique. Ni les uns ni les autres ne seront satisfaits de l’appel à la responsabilité que Jésus pose dans son geste énigmatique sur le denier de l’impôt ou sur le poisson pour le payer. On peinera à chercher une doctrine de la laïcité dans la bouche du Christ. C’est comme s’il nous disait : « pourquoi voulez-vous me faire juge de vos affaires ? (Lc 12,14) Vous avez l’Esprit Saint : à vous de discerner, de juger, d’inventer ce qui est bon pour l’homme à une époque donnée pour bien gérer les relations entre Dieu et César » [2].

Ne cédons pas aux sirènes majoritaires d’un camp ou d’un autre : le Christ nous rend assez libres pour contester César s’il le faut, et dénoncer les partisans de Dieu lorsqu’ils le défigurent.

L’Église catholique a mis plus d’un siècle en France pour finalement accepter la laïcité républicaine, après bien des déchirements. L’islam mettra-t-il autant de temps ? Pourra-t-il interpréter le Coran en ce sens ? De sa réponse dépendra la paix civile et la concorde nationale.


[1]. Jean Paul II, dans sa lettre aux Évêques de France en 2005, à l’occasion du centenaire de la loi de 1905, revient sur cette question en évoquant la même référence évangélique : « Le principe de laïcité auquel votre pays est très attaché, s’il est bien compris, appartient aussi à la Doctrine sociale de l’Église. Il rappelle la nécessité d’une juste séparation des pouvoirs, qui fait écho à l’invitation du Christ à ses disciples : « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu. » (Lc 20,25) Encore faut-il s’entendre sur les termes, préciser ce qu’est, pour l’Église une « légitime et saine laïcité » ».

[2]. Ainsi le Concile Vatican II a-t-il pris fermement position : « « sur le terrain qui leur est propre, la communauté politique et l’Église sont indépendantes l’une de l’autre et autonomes. (…) Elles exerceront d’autant plus efficacement ce service pour le bien de tous qu’elles rechercheront davantage entre elles une saine coopération, en tenant également compte des circonstances de temps et de lieu » (GS 76, 3).

 

LECTURES DE LA MESSE

PREMIÈRE LECTURE
« J’ai pris Cyrus par la main pour lui soumettre les nations » (Is 45, 1.4-6)

Lecture du livre du prophète Isaïe

Ainsi parle le Seigneur à son messie, à Cyrus, qu’il a pris par la main pour lui soumettre les nations et désarmer les rois, pour lui ouvrir les portes à deux battants, car aucune porte ne restera fermée : « À cause de mon serviteur Jacob, d’Israël mon élu, je t’ai appelé par ton nom, je t’ai donné un titre, alors que tu ne me connaissais pas. Je suis le Seigneur, il n’en est pas d’autre : hors moi, pas de Dieu. Je t’ai rendu puissant, alors que tu ne me connaissais pas, pour que l’on sache, de l’orient à l’occident, qu’il n’y a rien en dehors de moi. Je suis le Seigneur, il n’en est pas d’autre. »

PSAUME
(Ps 95 (96), 1.3, 4-5, 7-8, 9-10ac)
R/ Rendez au Seigneur la gloire et la puissance. (Ps 95, 7b)

Chantez au Seigneur un chant nouveau,
chantez au Seigneur, terre entière,
racontez à tous les peuples sa gloire,
à toutes les nations ses merveilles !

Il est grand, le Seigneur, hautement loué,
redoutable au-dessus de tous les dieux :
néant, tous les dieux des nations !
Lui, le Seigneur, a fait les cieux.

Rendez au Seigneur, familles des peuples,
rendez au Seigneur la gloire et la puissance,
rendez au Seigneur la gloire de son nom.
Apportez votre offrande, entrez dans ses parvis.

Adorez le Seigneur, éblouissant de sainteté :
tremblez devant lui, terre entière.
Allez dire aux nations : « Le Seigneur est roi ! »
Il gouverne les peuples avec droiture.

DEUXIÈME LECTURE
« Nous nous souvenons de votre foi, de votre charité, de votre espérance » (1 Th 1, 1-5b)

Lecture de la première lettre de saint Paul apôtre aux Thessaloniciens

Paul, Silvain et Timothée, à l’Église de Thessalonique qui est en Dieu le Père et dans le Seigneur Jésus Christ. À vous, la grâce et la paix. À tout moment, nous rendons grâce à Dieu au sujet de vous tous, en faisant mémoire de vous dans nos prières. Sans cesse, nous nous souvenons que votre foi est active, que votre charité se donne de la peine, que votre espérance tient bon en notre Seigneur Jésus Christ, en présence de Dieu notre Père. Nous le savons, frères bien-aimés de Dieu, vous avez été choisis par lui. En effet, notre annonce de l’Évangile n’a pas été, chez vous, simple parole, mais puissance, action de l’Esprit Saint, pleine certitude.

ÉVANGILE
« Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu » (Mt 22, 15-21)
Alléluia. Alléluia.Vous brillez comme des astres dans l’univers en tenant ferme la parole de vie. Alléluia. (Ph 2, 15d.16a)

Évangile de Jésus Christ selon saint Matthieu

 En ce temps-là, les pharisiens allèrent tenir conseil pour prendre Jésus au piège en le faisant parler. Ils lui envoient leurs disciples, accompagnés des partisans d’Hérode : « Maître, lui disent-ils, nous le savons : tu es toujours vrai et tu enseignes le chemin de Dieu en vérité ; tu ne te laisses influencer par personne, car ce n’est pas selon l’apparence que tu considères les gens. Alors, donne-nous ton avis : Est-il permis, oui ou non, de payer l’impôt à César, l’empereur ? » Connaissant leur perversité, Jésus dit : « Hypocrites ! pourquoi voulez-vous me mettre à l’épreuve ? Montrez-moi la monnaie de l’impôt. » Ils lui présentèrent une pièce d’un denier. Il leur dit : « Cette effigie et cette inscription, de qui sont-elles ? » Ils répondirent : « De César. » Alors il leur dit : « Rendez donc à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu. »
Patrick BRAUD

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20 septembre 2020

L’évangile de la seconde chance

Classé sous Communauté spirituelle — lhomeliedudimanche @ 12 h 30 min

L’évangile de la seconde chance

Homélie pour le 26° Dimanche du temps ordinaire / Année A
27/09/2020

Cf. également :

Justice punitive vs justice restaurative
Changer de regard sur ceux qui disent non
Les collabos et les putains
Rameaux, kénose et relèvement

La société française est-elle plus violente qu’avant ?

Ensauvagement, incivilités, faits divers sanglants, procès Charlie Hebdo… : la fin de l’été a été marquée en France par une résurgence de la question sécuritaire, qui vient juste après les inquiétudes autour du Covid et de l’explosion du chômage annoncée. Comme souvent, la proximité d’élections explique en partie cette surenchère sécuritaire que les médias amplifient avec délices. Car, si l’on compare notre début de siècle avec le siècle précédent et ses 231 millions de morts violentes [1], nous vivons une période presque paisible… Jean-François Dortier, sociologue et directeur de la publication du magazine Sciences Humaines, distingue cinq formes de violence sociale [2] : la guerre / la violence d’État / la criminalité / la violence domestique / la violence verbale. Les trois premières formes de violence sont manifestement en régression au XXI° siècle jusqu’à présent. Les deux dernières formes de violence – verbale et domestique – sont maintenant mises en lumière et mieux mesurées qu’auparavant, mais on ne sait pas ce qu’elles représentaient quantitativement au siècle précédent. Le bilan est donc clair : notre société est beaucoup moins marquée par la violence qu’avant, mais certains ont intérêt à faire croire le contraire.

L’instrumentalisation du sentiment d’insécurité n’est pas nouvelle. Elle nourrit dans l’opinion des avis de plus en plus durs au sujet de la condamnation des coupables. Ainsi, un récent sondage indique que 55% des français sont pour le rétablissement de la peine de mort ! Or l’Évangile de ce dimanche (Mt 21, 28-32) prend à rebrousse-poil ces jugements à l’emporte-pièce : le premier fils apparemment rebelle sera finalement plus obéissant que son frère, les publicains et les prostituées précéderont les gens très religieux dans le royaume de Dieu, et « le méchant qui se détourne de sa méchanceté sauvera sa vie » (comme l’écrit Ézéchiel dans la première lecture : Ez 18, 25–28).

 

Punir et haïr les coupables ?

L’évangile de la seconde chance dans Communauté spirituelle 41Dab6544KL._SX313_BO1,204,203,200_Michel Foucault a bien montré que les sociétés modernes s’organisent pour « surveiller et punir ». Pratiquant une mauvaise lecture de la loi du talion, beaucoup voudraient faire souffrir les coupables à hauteur de ce qu’ils ont infligé à leurs victimes. Comme c’est impossible, même en tuant des assassins (cf. le procès des attentats contre Charlie Hebdo), il ne reste que la haine envers les criminels, et la volonté farouche de les punir, de se venger, de les voir souffrir autant qu’ils ont fait souffrir. « Criminels un jour, criminels toujours » : cette conviction si populaire est inhumaine et dangereuse…

Pourtant, un père de famille touché dans la chair de sa chair par les attentats a su montrer un autre chemin : « vous n’aurez pas ma haine » (Antoine Leiris). Tant qu’on demeure dans la haine, impossible d’accorder une seconde chance à l’agresseur. La prison ne sert alors qu’à punir, ou soi-disant protéger la société le temps de l’emprisonnement. Sauf que toutes les études montrent que la récidive se nourrit du passage en prison, qui ne protège alors qu’un temps, préparant hélas un ‘après’ encore plus violent [3]. La justice punitive peut être utile pour faire prendre conscience aux coupables de la gravité de leurs actes, mais elle ne peut suffire à retrouver la paix. Il faut la conjuguer avec une justice restauratrice du lien social entre agresseurs, victimes et société.

La justice de Dieu dans la Bible est dite salvifique justement à cause de cela : elle vise la transformation du non en oui, du méchant en juste, des collabos en résistants, des prostituées en dames de cœur.

 

La lettre écarlate

Ne pas accorder de seconde chance à ces coupables revient à reproduire les vieilles pratiques par lesquelles on clouait littéralement les criminels au pilori en place publique. Ainsi la flétrissure, châtiment royal qui marquait au fer rouge le coupable devant le village réuni pour l’occasion. En France, ce fer chauffé au rouge avait la forme d’une fleur de lys, puis au XVIII° siècle d’une lettre : V pour voleur, M pour marchand, GAL pour galérien. Napoléon y rajoutera le T pour travaux forcés, D pour déporté, F pour faussaire. Nul doute que l’étoile juive imposée par les nazis s’inscrit dans ce droit-fil du mépris public dû aux supposés coupables, réduits à leur flétrissure.

La lettre écarlate - couverture livre occasionUn roman américain a rendu célèbre cette lettre écarlate qui marquait à jamais les pécheurs aux yeux de tous. Vers 1642, Hester Pryne se voit condamnée à porter toujours sur son corsage une lettre rouge : A, pour l’adultère qui a donné naissance à Pearl, dont elle persiste à cacher le nom du père. Cela se passe dans la communauté très puritaine de Boston, où les premiers colons veulent imposer une morale biblique fondamentaliste et hypocrite. Or le père de Pearl n’est autre que… le pasteur de la communauté, celui-là même qui prêche la rigueur morale au nom de Dieu ! Nathaniel Hawthorne, l’auteur du roman, est né en 1804 à Salem, dont la tristement célèbre chasse aux sorcières de 1694 l’avait marqué par son intransigeance soi-disant religieuse, devenue folle et meurtrière.

La lettre écarlate condamne à jamais Esther à vivre en rebut de la communauté. Aucune rédemption. Aucune possibilité de réintégration. Un châtiment à perpétuité en somme, sans remise de peine. Alors, elle coud un fil d’or autour de cette lettre A qui l’expose au mépris public, comme si elle pressentait l’Évangile de ce jour : les adultères précéderont les époux fidèles dans le royaume de Dieu (mais qui peut se prétendre toujours fidèle ?)…

Marquer au fer rouge, stigmatiser par une lettre écarlate infamante, ne pas offrir de seconde chance, c’est faire mentir Dieu qui désire la conversion du méchant, le oui du fils rebelle, la réintégration de tous « ceux qui suivent une autre route », comme le chantait Brassens.

 

Méchant, fils rebelle, putains et collabos

Entendons bien nos lectures de ce Dimanche : ce n’est pas la méchanceté que loue Dieu dans Ézéchiel, c’est la capacité du méchant à se détourner du mal commis. Et qui n’en commet jamais ? Ce n’est pas le « non » adolescent et rebelle du premier fils que Jésus propose en exemple, mais sa capacité à réfléchir, à revenir sur une mauvaise décision pour finalement aller travailler à la vigne. Ce n’est pas la collaboration avec l’occupant romain que Jésus fait entrer en premier dans le royaume de Dieu, mais la capacité de Zachée à l’accueillir et à changer sa pratique professionnelle à cause de lui. Ce n’est pas la prostitution que Jésus valide faisant entrer les prostituées en premier, c’est la capacité de cette « femme de la ville, une pécheresse » (Luc 7,36–50) à mouiller ses pieds de ses larmes en les embrassant et en y versant du parfum.

41KE8PVH6BL._SX286_BO1,204,203,200_ chance dans Communauté spirituelleOn retrouve là la distinction si fondamentale entre le péché et le pécheur : le péché est à condamner, le pécheur à sauver.

Les plus grands pécheurs sentent bien au fond d’eux-mêmes qu’ils se détruisent. Parce qu’ils ont plus à gagner que les autres, ils écoutent le Christ avec plus d’intensité, car leur enjeu est plus important que les gens bien soi-disant impeccables. Voilà pourquoi les premiers à suivre Jésus sont souvent des candidats à la deuxième chance : esclaves de Rome, dockers de Corinthe, prostituées de Capharnaüm, des Lévy et des Zachée, des Marie de Magdala et des possédées, bref une fange pas très reluisante aux yeux des juifs pieux et religieux.

Aujourd’hui encore, un criminel comme Jacques Fesch se convertit avant de monter sur l’échafaud ; une institutrice pour école dorée d’enfants riches en Inde part avec un sari et un seau recueillir les mourants de Calcutta ; le sensuel et sectaire Augustin change de vie en lisant l’Évangile ; l’ex khmer rouge Duch (Kang Kek Iew) ayant dirigé le camp d’extermination S 21 (13 000 détenus torturés puis exécutés) lit la Bible et se convertit en prison ; Léo le tortionnaire nazi de Maïti Girtanner lui téléphone 40 ans après pour lui demander pardon. « Même les bourreaux ont une âme », écrira-t-elle.

Ce n’est pas par hasard si Jésus est mort sur le bois de la croix – l’équivalent de la lettre écarlate à son époque – entouré de deux bandits assez criminels pour mériter cette sentence romaine infamante. La prophétie de Jésus : « les publicains et les prostituées vous précéderont dans le royaume des cieux » se réalise le soir du Vendredi Saint, avec l’entrée en premier d’un des deux criminels en croix : « aujourd’hui, tu seras avec moi on paradis ».

 

Seconde chance à tous les étages

Qui serions-nous alors pour refuser aux autres ce que Dieu lui-même accorde aux méchants, aux rebelles, aux putains et aux collabos ?

Accorder une deuxième chance à ceux qui nous ont fait mal n’est pas de la faiblesse, ni même un calcul social : c’est de notre ressemblance avec Dieu qu’il s’agit, car c’est l’image de Dieu en nous qui nous fait voir le bourreau autrement que sous l’angle de la punition et de la vengeance.

Dans un couple, accorder une seconde chance à l’autre – à son couple – peut devenir une bouleversante expérience de pardon après une infidélité, un éloignement, une blessure. Brel ne chantait-il pas : « on a vu souvent rejaillir le feu d’un ancien volcan qu’on croyait trop vieux » ? Tant de couples volent en éclats à la première incompréhension grave ! Mais tant d’autres peuvent témoigner que leur relation est plus forte et plus vraie après avoir traversé l’orage. À condition de ne pas enfermer l’autre dans ce qu’il a un jour commis. À condition de se remettre en question pour comprendre. Faire la vérité, chercher une issue, proposer de repartir sur d’autres bases : la relation amoureuse n’en finit pas de se réinventer en reconstruisant patiemment le lien fragile.

winFail écarlateAu travail, la deuxième chance évangélique se traduira notamment par ce que le management appelle le droit à l’erreur. Si une entreprise veut favoriser l’initiative, la créativité, et finalement la performance de ses employés, elle a intérêt à leur laisser carte blanche au maximum, quitte à ce qu’il y ait beaucoup d’erreurs et d’échecs. Ainsi Google laisse régulièrement une journée libre à ses salariés, sans charge de travail précise, pour qu’ils puissent poursuivre des études, des projets, des chantiers qui les passionnent. La seule exigence de ce « Fedex Day » est de rendre compte (Fedex) à l’équipe de ce que chacun a essayé, cherché, expérimenté, trouvé ou non. Nombre d’innovations de Google viennent de là, car les passionnés explorent des pistes inédites, originales, que l’encadrement n’aurait jamais pu produire. Se tromper est alors le chemin normal pour inventer : le droit à l’erreur est écrit noir sur blanc, pour que chacun puisse risquer des chemins nouveaux sans avoir peur. Bien sûr, persévérer dans l’erreur là comme ailleurs ne sera pas admis à la longue ! Mais savoir qu’on aura une seconde chance est une condition de réussite de l’apprentissage et de l’innovation. Et Jésus parlera même d’accorder 77×7 fois cette nouvelle chance… !

Entre nations également, la seconde chance évangélique a prouvé sa pertinence. Tant que le vainqueur d’une guerre veut humilier le vaincu, l’infernal cercle des vengeances-représailles se reproduit sans fin. C’est la victoire de Napoléon à Iéna en 1806 qui prépare la revanche prussienne de 1870, puis celle allemande de 1914, puis celle de 1939. Il a fallu De Gaulle-Adenauer, avec l’aide du plan Marshall, pour qu’enfin cette spirale infernale soit brisée et que le couple franco-allemand devienne un des moteurs de l’Europe. De même au Rwanda, après l’épouvantable génocide ayant fait 800 000 morts en 1994, la commission nationale de réconciliation entre Hutus et Tutsis, dans laquelle les Églises participent activement, offre une seconde chance à la coexistence ethnique, pour que ne revienne jamais la folie raciste.

 

L’évangile de la seconde chance

La promesse de Jésus sur les publicains et prostituées est donc une bonne nouvelle (= évangile en grec) pour tous (car qui ne l’est jamais ?). Si l’on revient à l’Évangile, la figure la plus aboutie de la deuxième chance est bien le bon larron. L’anti-type en est sans doute Judas : ayant cru à une révolution politique (façon Khmer rouge), ayant trahi, il n’a pas cru que le Christ pourrait à nouveau lui proposer son amitié. Là où Pierre par trois fois confessait aimer Jésus malgré son triple reniement, Judas désespère d’avoir une seconde chance. Son suicide traduit sa conviction que la porte du royaume des cieux lui est fermée, alors qu’elle est pourtant promise à des renégats comme lui par Jésus lui-même.

Puisque les lectures de ce dimanche mettent à l’honneur les méchants, les rebelles, les putains et les collabos lorsqu’ils accueillent le royaume de Dieu, changeons de regard sur ceux qui aujourd’hui sont marqués d’une lettre écarlate aux yeux de tous.

À l’image du Christ, offrons-leur une deuxième chance.
Ce qui revient d’ailleurs à nous l’offrir à nous-même…

 


[3]. En France, 80 000 personnes sortent de prison tous les ans. Après plusieurs années passées derrière les barreaux, beaucoup ont du mal à retrouver un logement, un emploi ou simplement une vie normale. Livrés à eux-mêmes, ces ex-détenus sont trop souvent menés vers la récidive. 63% d’entre eux ont été recondamnés dans les 5 ans après leur première sortie de prison.

 

 

LECTURES DE LA MESSE

PREMIÈRE LECTURE
« Si le méchant se détourne de sa méchanceté, il sauvera sa vie » (Ez 18, 25-28)

Lecture du livre du prophète Ézékiel

Ainsi parle le Seigneur : « Vous dites : ‘La conduite du Seigneur n’est pas la bonne’. Écoutez donc, fils d’Israël : est-ce ma conduite qui n’est pas la bonne ? N’est-ce pas plutôt la vôtre ? Si le juste se détourne de sa justice, commet le mal, et meurt dans cet état, c’est à cause de son mal qu’il mourra. Si le méchant se détourne de sa méchanceté pour pratiquer le droit et la justice, il sauvera sa vie. Il a ouvert les yeux et s’est détourné de ses crimes. C’est certain, il vivra, il ne mourra pas. »

 

PSAUME
(Ps 24 (25), 4-5ab, 6-7, 8-9)
R/ Rappelle-toi, Seigneur, ta tendresse. (Ps 24, 6a)

Seigneur, enseigne-moi tes voies,
fais-moi connaître ta route.
Dirige-moi par ta vérité, enseigne-moi,
car tu es le Dieu qui me sauve.

Rappelle-toi, Seigneur, ta tendresse,
ton amour qui est de toujours.
Oublie les révoltes, les péchés de ma jeunesse ;
dans ton amour, ne m’oublie pas.

Il est droit, il est bon, le Seigneur,
lui qui montre aux pécheurs le chemin.
Sa justice dirige les humbles,
il enseigne aux humbles son chemin.

 

DEUXIÈME LECTURE
« Ayez en vous les dispositions qui sont dans le Christ Jésus » (Ph 2, 1-11)

Lecture de la lettre de saint Paul apôtre aux Philippiens

Frères, s’il est vrai que, dans le Christ, on se réconforte les uns les autres, si l’on s’encourage avec amour, si l’on est en communion dans l’Esprit, si l’on a de la tendresse et de la compassion, alors, pour que ma joie soit complète, ayez les mêmes dispositions, le même amour, les mêmes sentiments ; recherchez l’unité. Ne soyez jamais intrigants ni vaniteux, mais ayez assez d’humilité pour estimer les autres supérieurs à vous-mêmes. Que chacun de vous ne soit pas préoccupé de ses propres intérêts ; pensez aussi à ceux des autres.
Ayez en vous les dispositions qui sont dans le Christ Jésus : ayant la condition de Dieu, il ne retint pas jalousement le rang qui l’égalait à Dieu. Mais il s’est anéanti, prenant la condition de serviteur, devenant semblable aux hommes. Reconnu homme à son aspect, il s’est abaissé, devenant obéissant jusqu’à la mort, et la mort de la croix.
C’est pourquoi Dieu l’a exalté : il l’a doté du Nom qui est au-dessus de tout nom, afin qu’au nom de Jésus tout genou fléchisse au ciel, sur terre et aux enfers, et que toute langue proclame : « Jésus Christ est Seigneur » à la gloire de Dieu le Père.

 

ÉVANGILE
« S’étant repenti, il y alla » (Mt 21, 28-32)
Alléluia. Alléluia.Mes brebis écoutent ma voix, dit le Seigneur ; moi, je les connais, et elles me suivent. Alléluia. (Jn 10, 27)

Évangile de Jésus Christ selon saint Matthieu

En ce temps-là, Jésus disait aux grands prêtres et aux anciens du peuple : « Quel est votre avis ? Un homme avait deux fils. Il vint trouver le premier et lui dit : ‘Mon enfant, va travailler aujourd’hui à la vigne.’ Celui-ci répondit : ‘Je ne veux pas.’ Mais ensuite, s’étant repenti, il y alla. Puis le père alla trouver le second et lui parla de la même manière. Celui-ci répondit : ‘Oui, Seigneur !’ et il n’y alla pas. Lequel des deux a fait la volonté du père ? » Ils lui répondent : « Le premier. »
Jésus leur dit : « Amen, je vous le déclare : les publicains et les prostituées vous précèdent dans le royaume de Dieu. Car Jean le Baptiste est venu à vous sur le chemin de la justice, et vous n’avez pas cru à sa parole ; mais les publicains et les prostituées y ont cru. Tandis que vous, après avoir vu cela, vous ne vous êtes même pas repentis plus tard pour croire à sa parole. »
Patrick BRAUD

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