L'homélie du dimanche (prochain)

26 décembre 2024

Sainte Famille : pourquoi nous as-tu fait cela ?

Classé sous Communauté spirituelle — lhomeliedudimanche @ 4 h 00 min

Sainte Famille : pourquoi nous as-tu fait cela ?

 

Homélie pour la fête de la Sainte Famille / Année C
29/12/24


Cf. également :

Qu’as-tu que tu n’aies reçu ?
Une sainte famille « ruminante »
Fêter la famille, multiforme et changeante
La vieillesse est un naufrage ? Honore la !
La Sainte Famille : le mariage homosexuel en débat
Une famille réfugiée politique
Familles, je vous aime ?
Anne, la 8ème femme prophète : discerner le moment présent
Le vieux couple et l’enfant
Aimer nos familles « à partir de la fin »

 

1. L’angoisse des parents d’enfants fugueurs

Fugues statsImaginez : vous êtes le père, la mère d’un enfant de 12 ans, et ce soir il n’est pas revenu de l’école alors qu’il est plus de 20 heures. Ou bien ce matin sa chambre est vide alors que c’était l’heure de prendre le bus. Un début de panique vous saisit. Vous lui téléphonez, mais vous tombez à chaque fois sur son répondeur. Vous interrogez ses copains, ses professeurs, mais personne ne l’a vu aujourd’hui. L’angoisse monte et vous voulez vous empêcher de penser au pire : accident, enlèvement, mauvaise rencontre…

Eh bien, cette angoisse-là étreint plus de 100 familles par jour en France ! En effet, plus de 40 000 mineurs ont été signalés disparus en 2023 en France, soit plus de 110 enfants par jour. 96 % des disparitions sont des fugues, faites par des enfants de plus en plus jeunes.

 

Le mot angoisse (δυνωodunao) utilisé ici par Luc n’apparaît que 4 fois dans le Nouveau Testament, et uniquement sous la plume de Luc. En Lc 2,48 dans l’épisode au Temple de notre dimanche (« Mon enfant, pourquoi as-tu agi de la sorte avec nous ? Voici, ton père et moi, nous te cherchions avec angoisse ») ; deux fois en Lc 16,24‑25 pour décrire les souffrances du riche séparé du pauvre Lazare par un gouffre infranchissable (« Je souffre terriblement (δυνμαι) dans cette fournaise. – Mon enfant, répondit Abraham, rappelle-toi : tu as reçu le bonheur pendant ta vie, et Lazare, le malheur pendant la sienne. Maintenant, lui, il trouve ici la consolation, et toi, tu souffres (δυνσαι) » ; et en Ac 20,38 lorsque les chrétiens de la ville de Milet voient Paul embarquer sur un navire et prennent conscience qu’ils ne le reverront plus (il leur annonce son martyre proche) : « ils étaient affligés (ὀδυνώμενοι) surtout de la parole qu’il avait dite : “Vous ne verrez plus mon visage” ».

Luc parle donc d’une angoisse devant l’absence d’un être cher, devant le gouffre qui se creuse entre lui et nous.

Marie ose dire Jésus qu’elle a souffert avec Joseph de cette angoisse-là : l’angoisse des parents devant l’absence inexpliquée d’un enfant fugueur.

 

Nul doute qu’en écrivant cela vers l’an 80, Luc pense aux chrétiens qu’il connaît, en situation très difficile à cause des persécutions multiples de la part des juifs et des Romains. Les Églises locales souffrent de n’avoir plus le Christ à leurs côtés, alors qu’elles croyaient sa venue dans la gloire imminente et éclatante. Jean comparera ces persécutions à un déchaînement de violence bestiale contre les nouveau-nés de la femme, c’est-à-dire contre les baptisés de l’Église figurée par Marie : « Alors le Dragon se mit en colère contre la Femme, il partit faire la guerre au reste de sa descendance, ceux qui observent les commandements de Dieu et gardent le témoignage de Jésus » (Ap 12,17).

Marie, figure de l’Église, permet à Luc de dire à ces communautés : vous avez l’impression d’être abandonnés, qu’on vous fait la guerre ; vous cherchez le Christ sans le trouver, vous souffrez à cause de lui, et  lui semble si loin ? Regardez Marie cherchant Jésus dans le convoi des pèlerins (figurant l’Église) sans le trouver, suivez ses parents qui remontent à la source pour comprendre enfin ce qui leur arrive.

 

2. Comprendre ce qui nous arrive

« Pourquoi nous as-tu fait cela ? »

Sainte Famille : pourquoi nous as-tu fait cela ? dans Communauté spirituelle marie_meditantChercher à comprendre les raisons d’une fugue, d’un départ, d’une absence, est bien notre premier réflexe : pourquoi es-tu parti ? Dans le cas d’une fugue d’un mineur, les causes les plus courantes sont bien connues. Le service d’accueil téléphonique SOS Enfants disparus, créé par la Fondation pour l’enfance afin d’accompagner, entre autres, les familles des jeunes fugueurs dans leurs recherches relève toutes ces raisons : l’adolescent(e) part à la suite d’un conflit avec sa famille, quelquefois mineur : c’est une manière de tester le lien qui l’unit à ses parents, et l’affection qu’on lui porte. Ou bien il réagit à des événements qui se sont déroulés parfois longtemps auparavant, qu’il ou elle ne peut d’un coup plus supporter. « Ainsi, note une intervenante, de cette adolescente victime de violences familiales, deux ans auparavant. Ou bien au contraire, le jeune part parce qu’il lui est impossible de vider un conflit, comme ce fils de 14 ans d’une mère si déprimée qu’elle pleurait sans cesse, et ne lui laissait pas la possibilité d’exprimer ses propres difficultés. La fugue peut être une réaction à des conflits et des difficultés graves, mais il y a aussi des adolescents n’ayant jamais connu de limites, qui fuguent parce qu’ils sont incapables de supporter la moindre frustration, qu’ils prennent pour des privations, comme cette jeune fille de 13 ans, partie au motif qu’on lui interdisait de sortir en boîte de nuit tous les soirs, ou cet autre, à qui on refusait un téléphone portable ».

Quelle que soit la raison, les parents auront tendance à culpabiliser : qu’est-ce que j’ai loupé pour que cela arrive ? Que faut-il que je change ?

 

Dans le récit de Luc, aucune des raisons habituelles n’explique la fugue de Jésus. Il n’a rien à reprocher à ses parents. Aucun événement familial ne l’a traumatisé. Les psychologues de tous poils ne pourraient lui arracher aucun souvenir nocif concernant ses parents. Les tenants de la culture de l’excuse ne pourraient invoquer aucun déterminisme de classe sociale, de pauvreté ou d’éducation. En cela, l’absence de Jésus trois jours au Temple n’est pas une fugue classique.

 

jesus%2Ba%2B12%2Bans%2Bau%2Btemple%2B%25284%2529 avenir dans Communauté spirituelleLe symbolisme de ses 12 ans devrait nous mettre sur la piste : c’est de la plénitude d’Israël (les 12 tribus), de l’Église (les 12 apôtres) qu’il est question. Cette Église–Israël vit comme son maître la Passion-Résurrection (d’où les 3 jours comme pour Jésus au tombeau). Elle est en pèlerinage, comme en exil dans ce monde, vers la maison du Père. Le récit de Luc est éminemment pascal. Le texte est marqué par le vocabulaire de la Résurrection et notamment celui du récit des pèlerins d’Emmaüs (Lc 24,13-35). Ainsi, la scène se déroule à Jérusalem (24,33) et Luc fait référence à la fête de Pâque (22,15), on cherche Jésus (24,5) sur le chemin (24.32.35), et on le retrouve (24,33) au bout de trois jours (24.21). Dans le récit d’Emmaüs, nous entendrons aussi les verbes retourner (24.32), monter (24.38) et comprendre (24,45). Et comme, Jésus se tient au milieu des docteurs de la Loi, Jésus se tiendra au milieu des disciples (24,36). De même, l’annonce de la résurrection extasie les disciples d’Emmaüs, comme les paroles de l’enfant au sein du Temple. Le parallèle est frappant : la « fugue » de Jésus est pour Luc l’anticipation de la Résurrection et de la glorification auprès du Père.

 

La Résurrection est donc la clé pour comprendre - a posteriori - les absences du Christ qui nous ont déroutés tout au long de notre pèlerinage. Marie devine intuitivement qu’il lui faut stocker toutes ces informations sur son disque dur intérieur, jusqu’à ce qu’elle puisse les déchiffrer, les interpréter, grâce à la clé de déchiffrement que sera la Pâque de son fils.

 

Nous avons le privilège sur Marie d’avoir déjà reçu cette clé pascale qui nous permet de déchiffrer les angoisses, les absences qui jalonnent notre parcours sur terre. Il « suffit »  pour cela de s’asseoir, de méditer comme Marie afin de relire tous ces événements à la lumière de la Résurrection du Christ…

 

3. Transformer nos pourquoi en pour-quoi 

C’est la réponse de Jésus qui met Marie sur la voie. Elle arrive avec son paquet d’introspection angoissée et douloureuse, en regardant en arrière, vers le passé : ‘qu’est-ce qui dans le vécu de notre famille justifierait cette distance que tu mets entre nous ?’ Aujourd’hui, on mettrait en place une cellule psychologique pour l’accompagner. On convoquerait des sociologues pour expliquer les milliers de fugues adolescentes. On proposerait une thérapie à Jésus pour qu’il découvre ce dont il souffrait pour agir ainsi.

 

Jésus retourne radicalement cette perspective : ne cherchez pas en arrière, mais regardez devant. Ne t’épuise pas à faire la liste des occasions manquées, des oublis, des conflits. Crois seulement qu’un avenir t’est offert, t’est ouvert. Car cet avenir vient vers toi, il t’ad-vient, sans commune mesure avec ce qui a précédé. N’est-ce pas le sens de l’Avent qui t’a préparé à Noël ?

Au lieu de sombrer dans la dépression des « pourquoi ?’, mobilise-toi dans la réalisation des « pour-quoi » : en vue de quoi cela est-il arrivé ? Que peux-tu faire de ce qui est là ?

Pourquoi Pour quoi

 

Il y a quelques années, une amie m’avait demandé  de participer à une neuvaine de prière mariale pour que son mari guérisse de son cancer. Je lui avais dit : « tu sais, un cancer du pancréas à ce stade avancé, Marie n’y pourra rien. Mais je prierai pour lui afin qu’il soit entouré d’amour pour partir en paix et qu’il ait la force de mener ce combat sans désespérer ». Cette amie a mobilisé tout un réseau ‘très catho’ de groupe de prières demandant à Marie la guérison de son mari. Évidemment, le cancer du pancréas l’a emporté en quelques mois, comme c’est la règle hélas. Mon amie m’a écrit : « je réfléchis sur la prière du Christ à Gethsémani : que ta volonté soit faite, et non la mienne. J’ai demandé la guérison pour mon mari, et c’est la mort qui est venue. Mon défi est maintenant de comprendre pour-quoi, en vue de quoi c’est arrivé. Je suis sûr qu’avec Dieu et Marie, quelque chose sortira de cette catastrophe ».

 

500_F_29954860_0cv2Xj8FeEWv6U0dq6BBot5CTRbzAMo1 MarieToujours la question du pour-quoi : à quoi peut mener cet écroulement complet ? Plutôt que de perdre son énergie à faire des théories sur l’inexplicable (d’où vient le malheur innocent ?), mieux vaut se concentrer sur ce qui peut advenir à partir de cette tabula rasa.

Et c’est bien ce que fait Marie : elle va laisser décanter tous ces événements en son cœur, mais acceptera que Jésus soit désormais entièrement consacré à sa mission, même si cela va la transpercer. Puisque « être chez son Père » est sa raison de vivre, Marie le laissera vivre ainsi, en l’accompagnant avec amour jusqu’au bout, jusqu’au bout de sa tendresse maternelle pleurant sur son fils flagellé, humilié, dégradé, crucifié. Après Pâques, elle comprendra…

 

L’enjeu est bien cela pour nous qui nous situons après Pâques : transformer nos pourquoi en pour-quoi, découvrir où l’Esprit du Christ nous mène à travers les angoisses, les souffrances, les amours, les absences qui jalonnent notre pèlerinage, et y collaborer de toutes nos forces.

 



LECTURES DE LA MESSE

Première lecture
« Samuel demeurera à la disposition du Seigneur tous les jours de sa vie » (1 S 1, 20-22.24-28)

Lecture du premier livre de Samuel
Elcana s’unit à Anne sa femme, et le Seigneur se souvint d’elle. Anne conçut et, le temps venu, elle enfanta un fils ; elle lui donna le nom de Samuel (c’est-à-dire : Dieu exauce) car, disait-elle, « Je l’ai demandé au Seigneur. » Elcana, son mari, monta au sanctuaire avec toute sa famille pour offrir au Seigneur le sacrifice annuel et s’acquitter du vœu pour la naissance de l’enfant. Mais Anne n’y monta pas. Elle dit à son mari : « Quand l’enfant sera sevré, je l’emmènerai : il sera présenté au Seigneur, et il restera là pour toujours. » Lorsque Samuel fut sevré, Anne, sa mère, le conduisit à la maison du Seigneur, à Silo ; l’enfant était encore tout jeune. Anne avait pris avec elle un taureau de trois ans, un sac de farine et une outre de vin. On offrit le taureau en sacrifice, et on amena l’enfant au prêtre Éli. Anne lui dit alors : « Écoute-moi, mon seigneur, je t’en prie ! Aussi vrai que tu es vivant, je suis cette femme qui se tenait ici près de toi pour prier le Seigneur. C’est pour obtenir cet enfant que je priais, et le Seigneur me l’a donné en réponse à ma demande. À mon tour je le donne au Seigneur pour qu’il en dispose. Il demeurera à la disposition du Seigneur tous les jours de sa vie. » Alors ils se prosternèrent devant le Seigneur.

Psaume
(Ps 83 (84), 2-3, 5-6, 9-10)
R/ Heureux les habitants de ta maison, Seigneur !
 (Ps 83, 5a)

De quel amour sont aimées tes demeures,
Seigneur, Dieu de l’univers.
Mon âme s’épuise à désirer les parvis du Seigneur ;
mon cœur et ma chair sont un cri vers le Dieu vivant !

Heureux les habitants de ta maison :
ils pourront te chanter encore !
Heureux les hommes dont tu es la force :
des chemins s’ouvrent dans leur cœur !

Seigneur, Dieu de l’univers, entends ma prière ;
écoute, Dieu de Jacob.
Dieu, vois notre bouclier,
regarde le visage de ton messie.

Deuxième lecture
« Nous sommes appelés enfants de Dieu – et nous le sommes » (1 Jn 3, 1-2.21-24)

Lecture de la première lettre de saint Jean
Bien-aimés, voyez quel grand amour nous a donné le Père pour que nous soyons appelés enfants de Dieu – et nous le sommes. Voici pourquoi le monde ne nous connaît pas : c’est qu’il n’a pas connu Dieu. Bien-aimés, dès maintenant, nous sommes enfants de Dieu, mais ce que nous serons n’a pas encore été manifesté. Nous le savons : quand cela sera manifesté, nous lui serons semblables car nous le verrons tel qu’il est.
Bien-aimés, si notre cœur ne nous accuse pas, nous avons de l’assurance devant Dieu. Quoi que nous demandions à Dieu, nous le recevons de lui, parce que nous gardons ses commandements, et que nous faisons ce qui est agréable à ses yeux.
Or, voici son commandement : mettre notre foi dans le nom de son Fils Jésus Christ, et nous aimer les uns les autres comme il nous l’a commandé. Celui qui garde ses commandements demeure en Dieu, et Dieu en lui ; et voilà comment nous reconnaissons qu’il demeure en nous, puisqu’il nous a donné part à son Esprit.

Évangile
« Les parents de Jésus le trouvèrent au milieu des docteurs de la Loi » (Lc 2, 41-52)
Alléluia. Alléluia. 
Seigneur, ouvre notre cœur pour nous rendre attentifs aux paroles de ton Fils. Alléluia. (cf. Ac 16, 14b)

Évangile de Jésus Christ selon saint Luc
Chaque année, les parents de Jésus se rendaient à Jérusalem pour la fête de la Pâque. Quand il eut douze ans, ils montèrent en pèlerinage suivant la coutume. À la fin de la fête, comme ils s’en retournaient, le jeune Jésus resta à Jérusalem à l’insu de ses parents. Pensant qu’il était dans le convoi des pèlerins, ils firent une journée de chemin avant de le chercher parmi leurs parents et connaissances. Ne le trouvant pas, ils retournèrent à Jérusalem, en continuant à le chercher.
C’est au bout de trois jours qu’ils le trouvèrent dans le Temple, assis au milieu des docteurs de la Loi : il les écoutait et leur posait des questions, et tous ceux qui l’entendaient s’extasiaient sur son intelligence et sur ses réponses. En le voyant, ses parents furent frappés d’étonnement, et sa mère lui dit : « Mon enfant, pourquoi nous as-tu fait cela ? Vois comme ton père et moi, nous avons souffert en te cherchant ! » Il leur dit : « Comment se fait-il que vous m’ayez cherché ? Ne saviez-vous pas qu’il me faut être chez mon Père ? » Mais ils ne comprirent pas ce qu’il leur disait.
Il descendit avec eux pour se rendre à Nazareth, et il leur était soumis. Sa mère gardait dans son cœur tous ces événements. Quant à Jésus, il grandissait en sagesse, en taille et en grâce, devant Dieu et devant les hommes.
Patrick BRAUD

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22 décembre 2024

Noël, qu’est-ce que ça change ?

Classé sous Communauté spirituelle — lhomeliedudimanche @ 12 h 30 min

Noël, qu’est-ce que ça change ?

 

Homélie pour la fête de Noël / Année C
25/12/24

Cf. également :

Le Noël du Prince de la paix 

Noël, l’anti kodokushi
Noël : assumer notre généalogie
Noël : La contagion du Verbe
Y aura-t-il du neuf à Noël ?
Noël : évangéliser le païen en nous
Tenir conte de Noël
Noël : solstices en tous genres
Noël : Il n’y avait pas de place pour eux dans la salle commune…
Noël : la trêve des braves
Noël : croyance dure ou croyance molle ?
Le potlatch de Noël
La bienveillance de Noël
Noël « numérique », version réseaux sociaux…
Noël : « On vous écrira… »
Enfanter le Verbe en nous…
Justice et Paix s’embrassent
Lier Pâques et paix
La Trinité en actes : le geste de paix
La paix soit avec vous

 

1. C’est quand l’an 1 ?

À la suite de savants calculs bibliques alambiqués, les juifs pensent que l’an 1 – le jour de la Création du monde selon eux – se situe en -3761. Les musulmans prennent comme repère la fuite de Mohamed de la Mecque à Médine (l’Hégire), et calent leur an 1 en +622. Les hindous du calendrier Vikram commencent à compter à partir du règne du roi Vikramaditya, soit en -57. Les bouddhistes du Theravāda partent de la mort du Bouddha, datée vers ‑544. Les shintoïstes du Japon font remonter l’an 1 à la fondation mythique du Japon par l’empereur Jimmu en -660. Les confucianistes chinois prennent souvent -2697 comme point de repère, au début du règne de l’empereur mythique Huangdi.

On le voit : chaque tradition philosophique ou religieuse a tendance à sacraliser un point zéro de l’histoire humaine, liée à un événement ou un personnage fondateur. L’idée est d’ancrer dans les esprits qu’il y a un avant et un après, et qu’après plus rien n’est comme avant, grâce à la naissance, la mort, le règne ou la victoire du personnage central.

 

Noël, qu’est-ce que ça change ? dans Communauté spirituelle 1200x680_gettyimages-919829768Souvenez-vous : la Révolution française avait cru pouvoir faire table rase du passé chrétien de la France en inventant un nouveau calendrier – très païen, en ce sens qu’il se calait sur la nature – basé sur les phénomènes des saisons (Pluviôse, Ventôse, Brumaire etc.). Ce calendrier partait symboliquement du 22 septembre 1792, au lendemain de l’abolition de la monarchie par la Convention nationale. Le premier Vendémiaire de l’an 1 était proclamé « le premier jour de l’ère des Français ». Il fallait marquer les esprits : un homme nouveau était né avec la Révolution, dans une société nouvelle libérée des anciennes tyrannies.

 

Dater les événements par rapport à la naissance de Jésus (date supposée, car Jésus n’est pas né un 25 décembre ni en l’an 1 !) n’est donc pas neutre ! À tel point que ceux que cela gêne disent pudiquement : « de notre ère » ou « avant notre ère » au lieu de « avant J.-C. »  ou « après J.-C. ». Car dire que la naissance du Christ est le centre de l’histoire humaine tout entière peut choquer les 2/3 de l’humanité qui ne se reconnaissent pas du christianisme !

C’est l’Empire romain qui a imposé cet usage, pour des raisons à la fois pratiques et religieuses. Pratiques, car il est bien utile d’avoir un calendrier commun. Sinon, c’est très compliqué de faire du commerce, de se comparer, de se donner rendez-vous etc. Religieuses, car Constantin devenu chrétien voulait ainsi proclamer la royauté du Christ au-dessus des empires et de leur système politique, tout en unifiant cet empire.

 

Mesurons cette nuit de Noël l’importance qu’a pour nous la datation de l’histoire humaine en se référant à cette naissance. Si je suis né 1970 ou 2000 ans après ce premier Noël, c’est que mon histoire prend ses racines, ses repères, son sens par rapport à la naissance du fils de Marie. Ni la nature (calendrier révolutionnaire), ni la Création (calendrier juif), ni la mort, la naissance où les hauts faits d’un héros mythique (autres calendriers) ne me permettraient de me situer dans l’histoire du salut. C’est le Christ, le frère aîné, qui est l’étalon de mesure de ma place dans le monde. Voilà ce que nous rappelle toute célébration de Noël !

 

2. La transformation sociale opérée depuis Noël

Les chrétiens ont donc la prétention – légèrement orgueilleuse ! – d’affirmer que le premier Noël marque un tournant irréversible dans l’histoire collective des peuples, ainsi que dans l’histoire personnelle de chacun. Après Noël, plus rien n’est comme avant.

Est-ce si sûr ? Si on vous demande à brûle pourpoint de décrire l’apport décisif de la foi chrétienne à l’humanité, que répondriez-vous ?

Les juifs en prennent argument pour nier la messianité de Jésus : le monde n’est pas meilleur depuis Noël ! Voire pire : la Shoah, la loi du plus fort, le règne de l’injustice… Si Jésus était le Messie, ce monde serait transformé. Or il ne l’est pas vraiment. Donc Jésus n’est pas le Messie.

Les sceptiques ou les critiques rajouteront à ce constat amer la litanie des reproches habituels fait à l’Église (aux Églises) : compromission avec les puissants, intérêt pour l’argent, Inquisition, croisades, mainmise sur la vie sociale, et actuellement : abus sexuels, pensée magique, gouvernance obsolète etc.

 

maxresdefault calendrier dans Communauté spirituelleÉvidemment, ceux qui aiment les cantates de Bach, les vitraux de Chartres, l’intimité des églises romanes ou la démesure des cathédrales gothiques, la lumière des icônes byzantines ou la beauté de la fresque de la Chapelle Sixtine, ceux-là mettront un bémol : tant de beauté émanant d’une croyance, ça a du poids ! D’autres leur emboîteront le pas au nom de la culture scientifique : les universités (la Sorbonne, Oxford, Bologne etc.), les pionniers de la science moderne, les recherches en biologie, en physique, en astrophysique, en paléontologie etc. : tant de savants étaient chrétiens aux tout premiers développements des sciences modernes ! Max Weber a bien montré « l’affinité élective » qui existe entre le christianisme et la science moderne, née en Occident chrétien  et nulle part ailleurs.

À cela il faudra rajouter l’alphabétisation systématiquement liée à l’évangélisation, l’idée neuve de distinguer le spirituel du temporel, les droits civiques, les réformes sociales, l’œuvre civilisationnelle des monastères, la charité en actes des ordres religieux, les hospices, orphelinats, hôpitaux et autres œuvres caritatives préfigurant l’humanitaire d’aujourd’hui etc. [1]

 

Emmanuel Mounier faisait remarquer que cette efficacité sociale du christianisme n’avait pas été voulue pour elle-même. Transformer la société n’a pas été le but politique de Jésus, ni de ses disciples (« Mon Royaume n’est pas de ce monde ») : c’est plutôt une conséquence, « par-dessus le marché », une résultante de la conversion de chaque baptisé.

L’influence importante du christianisme sur la civilisation européenne était davantage un « effet secondaire » du témoignage des premiers chrétiens qu’un plan préétabli ; plus la conséquence gratuite d’une foi simplement vécue que le résultat d’un programme politico-culturel élaboré autour d’une table : « Il y a toujours une sorte de chemin oblique entre le début et les effets, il semble toujours que le christianisme produit des effets sur la réalité temporelle comme par surplus, presque parfois par distraction » (Feu la Chrétienté, 1951).

0251581-image-xcgzbqmbjsu5siznr14vnwn0kn4on2iifbzmahxgg2awkdjpnovifg-cover-full NoëlLe pape François, dans un texte trop peu connu de 2020, allait dans ce sens : 

« C’est lorsque le christianisme s’enracine dans l’Évangile qu’il donne le meilleur de lui-même à la civilisation », tandis qu’il « perd le meilleur de lui-même lorsqu’il finit par se corrompre et par s’identifier aux logiques et aux structures du monde ». Dans ce texte inédit, le Pape souligne le « pouvoir transformateur du christianisme » au cours des siècles, à partir de la considération de la valeur de chaque personne. Un monde nouveau, plus juste et plus fraternel, est né comme « conséquence gratuite d’une foi vécue simplement ». Le christianisme, observe-t-il, n’a pas transformé le monde ancien « par des tactiques mondaines ou des volontarismes éthiques, mais seulement par la puissance de l’Esprit de Jésus ressuscité. Tout le fleuve des petites ou grandes œuvres de charité, un courant de solidarité qui traverse l’histoire depuis deux mille ans, a cette source unique. La charité naît de l’émotion, de l’étonnement et de la grâce ».

(Aimer et servir pour transformer le monde, Pape François, 2020)

 

À la liste ci-dessus déjà impressionnante des apports du christianisme, ajoutons trois points fondamentaux qui sont majeurs dans la transformation sociale opérée depuis Noël.

 

– L’être humain comme personne

Individu-1200x800Ce sont les conciles des cinq premiers siècles qui ont forgé le concept de personne humaine (hypostase en grec, persona en latin). Pour décrire le mystère insondable de Jésus vrai homme et vrai Dieu, les Pères conciliaires ont utilisé la notion grecque d’hypostase (= ‘ce qui se tient en-dessous’) pour lui faire porter la double nature du Christ. Une personne en deux  natures, c’était complètement inédit ! La personne humaine définie par le christianisme n’est ni l’individu libéral, coupé des autres et ne cherchant que son intérêt propre, ni la collectivité communiste, pour le bonheur de laquelle tous les sacrifices humains sont autorisés. L’être humain créé à l’image du Verbe a comme Jésus cette immense valeur illimitée d’être appelé à assumer la nature divine, à être divinisé. La personne humaine est à la fois sujet singulier, et sujet en relation avec d’autres. D’où tous les développements sur la dignité, la valeur, le respect, les droits de toute personne humaine, quel que soit son rang social. C’était nouveau dans l’Antiquité romaine où l’esclavage était légitimé pour la sale besogne, où les femmes étaient soigneusement encadrées, où l’avortement était chose communément admise, de même que les jeux du cirque où les exactions militaires… Paul résume la nouveauté du christianisme en cette déclaration inouïe : « il n’y a plus ni juif ni grec, il n’y a plus ni esclave ni homme libre, il n’y a plus l’homme et la femme, car tous, vous ne faites plus qu’un dans le Christ Jésus » (Ga 3,28). Les esclaves, les lépreux, les métèques, les moins-que-rien ne s’y sont pas trompés, qui adhérèrent massivement à la nouvelle foi chrétienne. Les femmes non plus, qui exerçaient des responsabilités et prenaient la parole dans les assemblées ecclésiales.
Valoriser l’être humain comme une personne conduit les chrétiens à critiquer radicalement l’individualisme moderne (capitalisme libéral) comme le collectivisme encore en vigueur en Chine, Corée du Nord ou Viêtnam etc.

 

 

- Le livre pour tous

L’histoire de Jésus a été mise par écrit, dans un langage compréhensible par tous, et largement diffusée dans les premières Églises. Alors que la littérature visait normalement l’élite de la société, avec les premiers écrits chrétiens, on assiste à l’élaboration d’une œuvre littéraire de qualité, mais accessible à tous et de portée universelle. Le « livre » (le codex) que les chrétiens seront les premiers à utiliser à grande échelle sera le support de cette littérature. On retrouvera le même phénomène lorsque les presses de Gutenberg seront mises en premier lieu au service de l’impression de la Bible, et quand les missionnaires de l’ère moderne apporteront dans diverses parties du monde les moyens de mettre par écrit les langues locales et de traduire l’Évangile. La Bible demeure le livre le plus imprimé, le plus diffusé, et le plus lu au monde.

 

- Le renversement des valeurs

b8c83994-phpwxctrrEn naissant dans une étable, en se disant petit parmi les petits, en affirmant que le plus grand est celui qui se met au service des autres, Jésus renverse une échelle de valeurs universelle qui ne cesse de revenir à la charge : le pouvoir, le statut, l’honneur viennent en premier. Jésus sait qu’il en est ainsi dans le monde (Mt 20,25), mais offre à ceux qui veulent le suivre une autre voie. Les chrétiens, lorsqu’ils ne se laisseront pas gagner par la hiérarchie humaine courante, s’inspireront de ce message de Jésus pour partir à la recherche de ceux qui sont méprisés, abandonnés, rejetés, faibles, notamment des enfants, des veuves, des malades, etc.

Les apôtres, ces témoins de Jésus, furent accusés d’avoir mis le monde entier sens dessus dessous (« Ceux qui ont semé le désordre dans le monde entier, voilà qu’ils sont ici », Ac 17,6). C’était en fait leur message qui était ainsi traité de « révolutionnaire » ; c’était le Jésus dont ils parlaient à tout l’Empire romain qui risquait de révolutionner le monde. Depuis Noël, l’histoire humaine, en tout cas dans sa chronologie, est coupée en deux : avant et après Jésus-Christ. Le Magnificat de Marie a une puissance de transformation inégalée : « Déployant la force de son bras, il disperse les superbes. Il renverse les puissants de leurs trônes, il élève les humbles. Il comble de biens les affamés, renvoie les riches les mains vides » (Lc 1,51-53).

 

3. Et pour moi ?

Qu’est-ce que Noël (le premier, ou celui de cette année) change dans ma vie ? La réponse sera bien sûr différente pour chacun. Je vous livre trois pistes qui me paraissent nourrissantes.

 

– La naissance intérieure

naissancedieuameMaître Eckhart aimait répéter que chacun peut engendrer le Verbe en lui, mieux que Marie ne l’a fait pour son fils ! Christ vit en moi : cette naissance intérieure prend forme à travers les coups de pieds, les roulades et autres messages que le Verbe m’envoie en prenant chair de ma chair. Plus intime à moi-même que moi-même, le Verbe de Dieu devient le souffle de mon souffle, la voix de ma voix, l’inspiration de mon intelligence. Rien de prétentieux en cela : c’est l’expérience de Paul qui laisse le Christ grandir en lui, dans ses choix, ses voyages, ses tribulations, son martyre… « Je vis, mais ce n’est plus moi, c’est le Christ qui vit en moi. Ce que je vis aujourd’hui dans la chair, je le vis dans la foi au Fils de Dieu qui m’a aimé et s’est livré lui-même pour moi » (Ga 2,20).

 

- L’espérance

C’est le rite discret de l’immixtion à la messe, lorsque le diacre verse un peu d’eau dans le vin du calice : « comme cette eau se mêle au vin pour le sacrement de l’Alliance, puissions-nous être unis à la divinité de celui qui a pris notre humanité ». Noël, c’est bien cela : Dieu met de l’eau dans son vin ! Il accueille notre humanité dans sa divinité. Il me donne de vivre dès maintenant en enfant de Dieu, réellement, vraiment. Cette communion au Christ génère une espérance invincible, que même le bon larron peut découvrir alors que tout est perdu.

Avec cette espérance-là chevillée au corps, qu’aurions-nous à craindre ?

 

– Vivre dans la reconnaissance

Le soir du premier Noël, les bergers – ces Roms de l’époque, asociaux stigmatisés par la population – sont tout étonnés d’avoir été choisis pour se réjouir les premiers de cette naissance. Ils acceptent ce don gratuit – et immérité – avec reconnaissance : « Les bergers repartirent ; ils glorifiaient et louaient Dieu pour tout ce qu’ils avaient entendu et vu, selon ce qui leur avait été annoncé » (Lc 2,20).

Voilà comment repartir de la messe de minuit ! En chantant et louant Dieu intérieurement pour cette naissance qui est également la nôtre…

 

Alors, finalement, que répondriez-vous ?

Au collègue qui vous demande, désabusé : ça a changé quoi Noël dans l’histoire humaine ?

À l’ami qui vous interroge, intéressé : ça change quoi Noël dans ta vie à toi ?

____________________________________


[1]
Cf. le dossier historique brillamment présenté par Christophe Dickès, Pour l’Église – Ce que le monde lui doit, Ed. Perrin, 2024.

 

 

 

Messe de la nuit

Première lecture (Is 9, 1-6)
Le peuple qui marchait dans les ténèbres a vu se lever une grande lumière ; et sur les habitants du pays de l’ombre, une lumière a resplendi. Tu as prodigué la joie, tu as fait grandir l’allégresse : ils se réjouissent devant toi, comme on se réjouit de la moisson, comme on exulte au partage du butin. Car le joug qui pesait sur lui, la barre qui meurtrissait son épaule, le bâton du tyran, tu les as brisés comme au jour de Madiane. Et les bottes qui frappaient le sol, et les manteaux couverts de sang, les voilà tous brûlés : le feu les a dévorés. Oui, un enfant nous est né, un fils nous a été donné ! Sur son épaule est le signe du pouvoir ; son nom est proclamé : « Conseiller-merveilleux, Dieu-Fort, Père-à-jamais, Prince-de-la-Paix. » Et le pouvoir s’étendra, et la paix sera sans fin pour le trône de David et pour son règne qu’il établira, qu’il affermira sur le droit et la justice dès maintenant et pour toujours. Il fera cela, l’amour jaloux du Seigneur de l’univers ! – Parole du Seigneur.

Psaume (Ps 95 (96), 1-2a, 2b-3, 11-12a, 12b-13a, 13bc)

Chantez au Seigneur un chant nouveau,
chantez au Seigneur, terre entière,
chantez au Seigneur et bénissez son nom !

De jour en jour, proclamez son salut,
racontez à tous les peuples sa gloire,
à toutes les nations ses merveilles !

Joie au ciel ! Exulte la terre !
Les masses de la mer mugissent,
la campagne tout entière est en fête.

Les arbres des forêts dansent de joie devant la face du Seigneur,
car il vient, car il vient pour juger la terre.
Il jugera le monde avec justice et les peuples selon sa vérité !

Deuxième lecture (Tt 2, 11-14)
Bien-aimé, la grâce de Dieu s’est manifestée pour le salut de tous les hommes. Elle nous apprend à renoncer à l’impiété et aux convoitises de ce monde, et à vivre dans le temps présent de manière raisonnable, avec justice et piété, attendant que se réalise la bienheureuse espérance : la manifestation de la gloire de notre grand Dieu et Sauveur, Jésus Christ. Car il s’est donné pour nous afin de nous racheter de toutes nos fautes, et de nous purifier pour faire de nous son peuple, un peuple ardent à faire le bien. – Parole du Seigneur.

Évangile (Lc 2, 1-14)
En ces jours-là, parut un édit de l’empereur Auguste, ordonnant de recenser toute la terre – ce premier recensement eut lieu lorsque Quirinius était gouverneur de Syrie. Et tous allaient se faire recenser, chacun dans sa ville d’origine. Joseph, lui aussi, monta de Galilée, depuis la ville de Nazareth, vers la Judée, jusqu’à la ville de David appelée Bethléem. Il était en effet de la maison et de la lignée de David. Il venait se faire recenser avec Marie, qui lui avait été accordée en mariage et qui était enceinte. Or, pendant qu’ils étaient là, le temps où elle devait enfanter fut accompli. Et elle mit au monde son fils premier-né ; elle l’emmaillota et le coucha dans une mangeoire, car il n’y avait pas de place pour eux dans la salle commune. Dans la même région, il y avait des bergers qui vivaient dehors et passaient la nuit dans les champs pour garder leurs troupeaux. L’ange du Seigneur se présenta devant eux, et la gloire du Seigneur les enveloppa de sa lumière. Ils furent saisis d’une grande crainte. Alors l’ange leur dit : « Ne craignez pas, car voici que je vous annonce une bonne nouvelle, qui sera une grande joie pour tout le peuple : Aujourd’hui, dans la ville de David, vous est né un Sauveur qui est le Christ, le Seigneur. Et voici le signe qui vous est donné : vous trouverez un nouveau-né emmailloté et couché dans une mangeoire. » Et soudain, il y eut avec l’ange une troupe céleste innombrable, qui louait Dieu en disant : « Gloire à Dieu au plus haut des cieux, et paix sur la terre aux hommes, qu’Il aime. »

Patrick BRAUD

 

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15 décembre 2024

Qu’est-ce qui nous fait tressaillir ?

Classé sous Communauté spirituelle — lhomeliedudimanche @ 10 h 30 min

Qu’est-ce qui nous fait tressaillir ?

 

Homélie pour le 4° Dimanche de l’Avent / Année C
22/12/24


Cf. également :

Bethléem : le pain et la fécondité

Marie, vierge et mère
Just visiting
Visiter l’autre
Enfanter le Verbe en nous…
Maigrir pour la porte étroite

 

1. Quand bébé donne des coups de pieds in utero

Toutes les femmes enceintes vous le raconteront : vient un temps de la grossesse ou le bébé se manifeste physiquement dans le ventre de sa mère ! Il donne des coups de pieds, effectuent des roulades d’un côté puis de l’autre, est pris d’une sorte de hoquet convulsif etc. Si le père est attentif, il suivra ces mouvements intra-utérins en posant la main sur le ventre maternel, et sera même surpris de constater que l’intonation de sa voix plus grave peut également mettre son enfant en mouvement. Une étude récente publiée dans le Journal of the Royal Society Interface en 2018 affirme que les forces mécaniques générées par les coups et les mouvements du fœtus « contribueraient au développement prénatal musculo-squelettique », et participeraient ainsi au renforcement de ses membres, de ses os et de ses articulations. Pourquoi ? Sans doute parce que « la force qui résulte de ces coups génère du stress et des tensions dans le squelette du fœtus, ce qui stimule les tissus squelettiques en développement », expliquent les chercheurs de l’Impérial Collège de Londres. À 20 semaines de grossesse, le bébé donne des coups d’une force estimée à 29 newtons, soit trois fois plus que la force nécessaire pour porter une bouteille d’eau d’un litre. Une force impressionnante pour un être de quelques centaines de grammes !

Ce qui plaide au passage pour une véritable identité personnelle du fœtus, distincte du corps de sa mère bien qu’immergé en elle : sa vie relationnelle commence très tôt, très très tôt, au grand dam de ceux qui voudraient n’y voir qu’un amas de cellules appartenant en propre à la mère (qui serait libre d’en disposer à son gré). Le roi David reconnaît même dans les psaumes : « j’étais pécheur dès le sein de ma mère » (Ps 50,7).


 

Dans l’Évangile de ce dimanche (Lc 1,39-45), Élisabeth fait l’expérience de ce bondissement en elle : « Quand Élisabeth entendit la salutation de Marie, l’enfant tressaillit en elle. […] Lorsque j’ai entendu tes paroles de salutation, l’enfant a tressailli d’allégresse au-dedans de moi ».

Luc – médecin de son état – emploie deux fois le verbe tressaillir pour décrire les mouvements du fœtus Jean-Baptiste à cause de la visite de son cousin Jésus déjà présent dans le ventre de Marie. Élisabeth en est alors à son 6° mois de grossesse, et on imagine facilement son bébé manifester physiquement ses émotions dans son ventre. Marie n’en est - elle - qu’au tout début, et l’enfant en elle n’a que quelques jours ou semaines (Lc 1,39). Pourtant, Jésus semble être « reconnu » par son cousin, comme si les deux maternités établissaient une connexion à distance entre les deux cousines, mieux que notre Wi-Fi ou notre Bluetooth !

Et voilà la bonne nouvelle de ce dimanche : nous pouvons nous aussi tressaillir d’allégresse comme Jean-Baptiste, alors que notre véritable naissance se rapproche !

 

2. Un bond en avant

Mais que veut dire tressaillir ?

Qu’est-ce qui nous fait tressaillir ? dans Communauté spirituelleL’étymologie comme à chaque fois est précieuse. Le verbe vient du latin salire : sauter, bondir, qui a donné saillir ensuite dans le langage hippique (l’étalon doit sauter, faire un bond pour saillir la jument), dont la grossièreté vulgaire garde la trace… Par extension, conjugué au préfixe tres (trans en latin = ‘au-delà de’), le verbe tressaillir (tres-salire) signifie : franchir d’un bond, sauter au-delà, déclencher un mouvement musculaire sous l’effet d’une émotion, en réaction à un événement, une sensation qui surprennent.

 

Tressaillir, c’est donc faire un grand bond en avant, mieux que celui décrété par Mao en 1958-60 !

La visite de Jésus en Marie é-meut littéralement (ex-movere = mouvoir hors de) Jean-Baptiste, c’est-à-dire le met en mouvement pour le faire aller de l’avant ! Il en est ainsi des visites du Christ dans notre histoire personnelle : tel événement, telle lecture, telle rencontre, telle parole nous font tressaillir, c’est-à-dire nous mettent en mouvement pour aller de l’avant, au lieu de nous recroqueviller au creux de l’enceinte protectrice de nos certitudes.

Même enveloppé d’un placenta opaque nous cachant la réalité vraie, nous pouvons comme Jean-Baptiste pressentir une présence autre, et laisser l’allégresse de cette rencontre nous émouvoir jusqu’à bondir au-delà de toutes nos limites actuelles.

 

3. Qu’est-ce qui nous fait tressaillir ?

Comment ce bond s’opère-t-il ? Par quoi est-il déclenché ? Regardons dans la Bible l’usage du verbe grec tressaillir (σκιρτω, skirtaō).

 

Dans l’Ancien Testament

Il n’y a que 4 usages.

 allégresse dans Communauté spirituelle– Le langage poétique du psaume 114 l’emploie en lien avec l’Exode : « Quand Israël sortit d’Égypte… les montagnes bondissaient comme des béliers, et les collines, comme des agneaux. [...] Montagnes, pourquoi bondir comme des béliers, collines, comme des agneaux ? » (Ps 114,4.6). Réflexion quasi écologique : la nature se réjouit de la libération des esclaves ! Comme si notre propre avancée vers la Terre promise faisait la joie de la Création ! Nul doute que, lorsque nous faisons un bond en avant vers la justice et la liberté, notre lien avec notre environnement s’en trouve assaini, pour le bonheur des vivants qui nous accompagnent dans cet exode. Nous avons raison d’être particulièrement soucieux en notre siècle des cris de détresse de notre planète Terre ; nous devons également repérer ses frémissements d’allégresse, ces moments où elle nous indique que la direction prise est la bonne pour le créé dans son ensemble.

 

– Le prophète Jérémie annonce la ruine de Babylone qui a déporté le peuple d’Israël et détruit son Temple à Jérusalem. Ceux qui pilleront la Chaldée et feront tomber Babylone éprouveront une joie (malsaine ?) à exercer ainsi la revanche de Dieu sur le tyran et son empire : « Oui, vous vous réjouissez, oui, vous bondissez de joie, vous qui dépouillez mon héritage ; oui, vous gambadez comme génisses dans les prés, vous hennissez comme des étalons » (Jr 50,11). Cette violence archaïque est aujourd’hui encore incontournable dans nos confrontations avec le mal, puissant et armé. Pensez aux combats pour éliminer Hitler ou Pol Pot ! Bondir de joie pendant l’accomplissement de ces victoires n’est pas canoniser leur violence inévitable mais leur donner un but.
Avons-nous à notre époque ce courage joyeux des libérateurs renversant enfin la domination du mal et de l’injustice ?

 

– Le prophète Malachie enfonce le clou en parlant de tressaillir d’allégresse « lorsque le Soleil de justice paraîtra », c’est-à-dire le Messie, le Christ de YHWH : « Mais pour vous qui craignez mon nom, le Soleil de justice se lèvera : il apportera la guérison dans son rayonnement. Vous sortirez en bondissant comme de jeunes veaux à la pâture » (Ml 3,20). Le Nouveau Testament reprendra ce thème de la joie accompagnant la venue ultime du Christ : « Dans la mesure où vous communiez aux souffrances du Christ, réjouissez-vous, afin d’être dans la joie et l’allégresse quand sa gloire se révélera » (1P 4,13) ; « Soyons dans la joie, exultons, et rendons gloire à Dieu ! Car elles sont venues, les Noces de l’Agneau, et pour lui son épouse a revêtu sa parure » (Ap 19,7).

Le jour ultime nous paraît bien loin ! Si nous savons l’anticiper, si nous savons accueillir  aujourd’hui la venue du Christ en nous, nous tressaillirons dès maintenant de cette allégresse promise en plénitude à la fin des temps.

 

Dans le Nouveau Testament

Il n’y a que 3 emplois du verbe tressaillir (σκιρτω, skirtaō), et c’est dans l’Évangile de Luc.

Les deux premiers usages sont dans le récit de la Visitation de ce dimanche.

- La première fois, le texte lie la salutation faite par Marie, le tressaillement de Jean-Baptiste en Élisabeth et la plénitude de l’Esprit Saint : « Or, quand 660c6-icoon_kleur_2-768x1001 ElisabethÉlisabeth entendit la salutation de Marie, l’enfant tressaillit en elle. Alors, Élisabeth fut remplie d’Esprit Saint » (Lc 1,41).

Le mot allégresse n’est pas prononcé ici : c’est d’abord la plénitude de l’Esprit Saint qui est rendue manifeste par le bond intérieur de Jean-Baptiste. Tiens ! La salutation d’un proche (Marie ici) peut nous faire faire un bond en avant, comme pour Jean-Baptiste, si nous savons l’entendre, la percevoir même confusément à travers ce qui nous sépare. Ou bien, comme pour Élisabeth, cette salutation fera office d’échographie spirituelle pour repérer ce qui bouge en nous : nos projets, nos désirs, nos attentes.

Être visité devient pour nous une expérience spirituelle : laisser bondir notre enfant intérieur, se laisser remplir de l’Esprit Saint…

 

- Le deuxième usage du verbe tressaillir chez Luc lie explicitement le bond et l’allégresse : « Lorsque tes paroles de salutation sont parvenues à mes oreilles, l’enfant a tressailli d’allégresse en moi » (Lc 1,44).

L’allégresse, c’est encore plus fort, plus transportant, plus émouvant que la joie : elle déborde, elle entraîne, elle dynamise. Tressaillir d’allégresse, pour Jean-Baptiste comme pour nous, c’est nous hâter vers notre naissance, vers l’accomplissement de notre vocation : être la voix qui servira de support à la Parole.

 

- Le troisième et dernier usage du verbe tressaillir va doucher nos représentations naïves de cette allégresse, car Luc évoque alors le lien entre le martyre et ces frémissements de joie : « Heureux êtes-vous quand les hommes vous haïssent et vous excluent, quand ils insultent et rejettent votre nom comme méprisable, à cause du Fils de l’homme. Ce jour-là, réjouissez-vous, tressaillez de joie, car alors votre récompense est grande dans le ciel » (Lc 6,22–23).

Impossible de confondre cette joie-là avec la nôtre : elle nous est donnée d’ailleurs et non produite par nous ; elle nous vient dans l’épreuve et non dans le succès mondain ; elle nous pousse à épouser la condition du crucifié et non celle de Barabbas (s’en tirer à bon compte) ou de Pilate (s’en laver les mains). Les Actes des martyrs de Lyon, de l’Ouganda ou de Corée racontent ces frémissements intérieurs de l’âme des condamnés au supplice à cause de leur fidélité à la Croix. Sans aller jusqu’au martyre physique (quoique…), nous pouvons éprouver ce tressaillement lorsque notre engagement pour le Christ, ou pour une cause juste, nous dépouille et nous livre aux violents et aux injustes. L’intensité du combat nous remplit alors d’une allégresse paradoxale, par laquelle l’Esprit Saint nous fait bondir vers le don de soi, par amour.

 

Et nous, qu’est-ce qui nous fait tressaillir ?

L’échographie est le moyen très sûr de surveiller une grossesse. Nos tressaillements intérieurs sont les échographies spirituelles où il nous est donné de discerner ce qui grandit en nous, ce qui nous anime, afin de nous hâter vers l’accomplissement de ce que nous portons en nous de plus vrai. Ces tressaillements-là n’ont rien à voir avec les exaltations empressées suscitées par la convoitise ou la langueur illusoire des paradis artificiels.

 

visit5 joieTressaillir, c’est goûter avec étonnement mon profond accord avec tel paysage, telle vue, avec la Création.

C’est pleurer inexplicablement à la lecture d’un passage qui résonne en moi.

C’est ne faire qu’un avec une musique, stupéfait d’y entendre la vérité de mon être.

C’est éprouver la justesse de mon combat pour la justice, surtout lorsqu’il devient âpre, compromettant, dangereux.

C’est savourer la communion avec l’être aimé.

C’est déborder de gratitude pour l’ami qui m’écoute ou se confie.

C’est découvrir violemment que « ça c’est moi », et « ça ce n’est pas moi ».

C’est se mettre à chanter sans raison dans l’exécution de tâches banales.

C’est s’arrêter, bouleversé, devant un tableau inconnu.

C’est entendre une lecture à la messe comme si elle m’était adressée à moi personnellement, précisément.

C’est…

 

Vous avez deviné : à vous d’écrire votre propre liste des tressaillements intérieurs où  l’allégresse ruisselle en vous, signe du travail de l’Esprit de Dieu vous envahissant « mieux que l’eau ne couvre les mers » (hymne : ‘Dieu est à l’œuvre en cet âge’).

Si vous êtes attentifs à ces échographies spirituelles, la naissance à vous-même – le vrai Noël en somme – ne sera plus très loin…

 

 

LECTURES DE LA MESSE


1ère lecture : Le Messie viendra de Bethléem (Mi 5, 1-4)

 

Lecture du livre de Michée

Parole du Seigneur :
Toi, Bethléem Ephrata, le plus petit des clans de Juda, c’est de toi que je ferai sortir celui qui doit gouverner Israël. Ses origines remontent aux temps anciens, à l’aube des siècles.
Après un temps de délaissement, viendra un jour où enfantera celle qui doit enfanter, et ceux de ses frères qui resteront rejoindront les enfants d’Israël.
Il se dressera et il sera leur berger par la puissance du Seigneur, par la majesté du nom de son Dieu. Ils vivront en sécurité, car désormais sa puissance s’étendra jusqu’aux extrémités de la terre, et lui-même, il sera la paix !

 

Psaume : Ps 79, 2.3bc, 15-16a, 18-19

R/ Dieu, fais-nous revenir ; que ton visage s’éclaire, et nous serons sauvés !

 

Berger d’Israël, écoute,
toi qui conduis ton troupeau, resplendis !
Réveille ta vaillance
et viens nous sauver.

 

Dieu de l’univers, reviens !
Du haut des cieux, regarde et vois :
visite cette vigne, protège-la,
celle qu’a plantée ta main puissante.

 

Que ta main soutienne ton protégé,
le fils de l’homme qui te doit sa force.
Jamais plus nous n’irons loin de toi :
fais-nous vivre et invoquer ton nom !

 

2ème lecture : « Je suis venu pour faire ta volonté » (He 10, 5-10)

 

Lecture de la lettre aux Hébreux

Frères, en entrant dans le monde, le Christ dit, d’après le Psaume : Tu n’as pas voulu de sacrifices ni d’offrandes, mais tu m’as fait un corps. Tu n’as pas accepté les holocaustes ni les expiations pour le péché ; alors, je t’ai dit : Me voici, mon Dieu, je suis venu pour faire ta volonté, car c’est bien de moi que parle l’Écriture.
Le Christ commence donc par dire : Tu n’as pas voulu ni accepté les sacrifices et les offrandes, les holocaustes et les expiations pour le péché que la Loi prescrit d’offrir. Puis il déclare : Me voici, je suis venu pour faire ta volonté. Ainsi, il supprime l’ancien culte pour établir le nouveau. Et c’est par cette volonté de Dieu que nous sommes sanctifiés, grâce à l’offrande que Jésus Christ a faite de son corps, une fois pour toutes.

 

Évangile : La Visitation (Lc 1, 39-45)
Acclamation : Alléluia. Alléluia. Chante et réjouis-toi, Vierge Marie : celui que l’univers ne peut contenir demeure en toi. Alléluia. (cf. So 3, 14.17)

 

Évangile de Jésus Christ selon saint Luc

En ces jours-là, Marie se mit en route rapidement vers une ville de la montagne de Judée.
Elle entra dans la maison de Zacharie et salua Élisabeth.
Or, quand Élisabeth entendit la salutation de Marie, l’enfant tressaillit en elle. Alors, Élisabeth fut remplie de l’Esprit Saint,
et s’écria d’une voix forte : « Tu es bénie entre toutes les femmes, et le fruit de tes entrailles est béni.
Comment ai-je ce bonheur que la mère de mon Seigneur vienne jusqu’à moi ?
Car, lorsque j’ai entendu tes paroles de salutation, l’enfant a tressailli d’allégresse au-dedans de moi.
Heureuse celle qui a cru à l’accomplissement des paroles qui lui furent dites de la part du Seigneur. »
Patrick BRAUD

 

 

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8 décembre 2024

Les dignes et les indignes

Classé sous Communauté spirituelle — lhomeliedudimanche @ 12 h 30 min

Les dignes et les indignes

 

Homélie pour le 3° Dimanche de l’Avent / Année C
15/12/24

Cf. également :
Anticiper la joie promise
La joie parfaite, et pérenne
Un baptême du feu de Dieu ?
Faites votre métier… autrement
Éloge de la déontologie
Du feu de Dieu !
Le Verbe et la voix
Gaudete : je vois la vie en rose
Le baptême du Christ : une histoire « sandaleuse »
Qu’est-ce qui peut nous réjouir ?
Laissez le présent ad-venir
Tauler, le métro et « Non sum »

 

1. Les indignes de nos sociétés

Les dignes et les indignes dans Communauté spirituelleEn Inde, naître dans la caste des Dalits reste encore une marque d’infamie sociale : les ‘Intouchables’ subissent des discriminations que de récentes lois plus favorables peinent à éliminer. Ils sont affectés aux métiers impurs (ramassage de cadavres, d’ordures etc.) et en deviennent impurs eux-mêmes. Ils sont jugés indignes d’entrer dans un temple, de fréquenter une école normale, d’habiter dans un quartier non dalit, de boire au puits commun, de se marier avec quelqu’un d’une autre caste etc. Ce groupe représente environ 200 millions de personnes, soit 20 % de la population indienne !

Chaque société a ses Dalits. Les élections américaines ont suscité maints documentaires où l’on nous montrait les laissés-pour-compte du rêve américain : SDF errant caddie en main avec leurs maigres affaires, drogués hagards prêts à tout pour un shoot, mères célibataires écumant les œuvres de charité pour survivre etc. Ces intouchables sont des loosers disqualifiés aux yeux de la théologie de la prospérité chère aux évangélistes ou autres Églises protestantes canonisant le succès comme bénédiction divine et la pauvreté comme châtiment dû à la responsabilité individuelle. En France, on les appelle les Invisibles, car ils sont transparents aux statistiques, et on ne les voit pas dans les débats politiques ou syndicaux. Une série policière leur est même consacrée, où des flics obstinés enquêtent sur la mort ou la disparition de ceux dont l’absence ne gêne personne…

N’oublions pas non plus que l’Europe a vu le génie allemand inventer ce terme épouvantable d’Untermenschen (sous-hommes), bricolage de Darwin et de Nietzsche mal digérés. Ces créatures-là (Juifs, handicapés, homosexuels, Tziganes…) étaient indignes de vivre et ne devaient prétendre à rien. 

 

L’Évangile de ce dimanche (Lc 3,10-18) fait-il la part belle à toutes ces indignités sociales ? « Je ne suis pas digne de délier la courroie de ses sandales » : en se rangeant dans le camp des indignes, Jean-Baptiste aurait-il intériorisé la division des humains en castes, en confréries, en races supérieures/inférieures ?

 

2. Les indignes de la Bible

Suis-je digne ou indigne ? de quoi ? de qui ? 

L'avorton de dieu. Une vie de Saint Paul - Label EmmaüsPour répondre à ces questions, relisons les autres passages où la dignité est enjeu. Le mot utilisé par Baptiste (κανς, hikanos) dans ce sens de dignité ne l’est que dans le Nouveau Testament en réalité. Ce qui est déjà un indice : la Loi juive parle de commandements à observer, elle est centrée sur le faire, pas sur l’être. Faire relève du devoir moral ou religieux. Être est le fondement de la dignité du vivant, de par sa nature même, en amont de ce que chacun en fait. 

Dans le Nouveau Testament, on lit avec étonnement que Pierre et Paul par exemple se proclamaient indignes du Christ : « À cette vue, Simon-Pierre tomba aux genoux de Jésus, en disant : “Éloigne-toi de moi, Seigneur, car je suis un homme pécheur” » (Lc 5,8).

« Car moi, je suis le plus petit des Apôtres, je ne suis pas digne d’être appelé Apôtre, puisque j’ai persécuté l’Église de Dieu » (1 Co 15,9).

Si ces deux colonnes de l’Église se rangent parmi les indignes, on devine qu’il sera difficile pour nous d’y échapper ! En y ajoutant Jean-Baptiste, on se dit que la conscience de notre indignité est peut-être la clé paradoxale pour entrer dans la cour des grands…

 

Je%20ne%20suis%20pas%20digne%204 dignité dans Communauté spirituelleEt puis il y a également le célèbre centurion qui nous fait frapper la poitrine lors de chaque eucharistie avant de communier : « Seigneur, je ne suis pas digne que tu entres sous mon toit, mais dis seulement une parole et mon serviteur sera guéri » (Mt 8, 8).

Le point commun à ces quatre indignités (Pierre, Paul, le centurion, Jean-Baptiste) est qu’elles ne sont pas imposées de l’extérieur comme une étoile jaune ou une caste. Ce n’est pas une arme utilisée par leurs amis pour les disqualifier. Non : Pierre, Paul, Jean-Baptiste et le centurion s’attribuent à eux-mêmes cette indignité. Ils reconnaissent avec courage, humilité et réalisme le décalage énorme entre ce que Dieu leur donne et ce qu’ils ont à offrir. Ils expérimentent la gratuité inouïe de l’action de Dieu à travers eux. De cet écart naît une confession négative : « non sum », « je ne suis pas », où ils font le deuil de leur prétention instinctive à marchander avec Dieu, à mériter sa grâce, à être à sa hauteur. Rien à voir avec l’indignité sociale imposée par les dominants rêvant de toute-puissance ! 

Ne supportez jamais qu’on traite quelqu’un d’indigne, mais cultivez pour vous-même le réalisme spirituel de votre distance avec le Très-Haut !

 

Quatre autres usages de l’expression « être digne de » viennent nuancer ce propos. En effet, c’est Jésus en personne qui déclare indigne de lui ceux qui mettent la famille au-dessus de tout (ce qui devrait nous étonner, voire nous scandaliser) : « Celui qui aime son père ou sa mère plus que moi n’est pas digne de moi ; celui qui aime son fils ou sa fille plus que moi n’est pas digne de moi ; celui qui ne prend pas sa croix et ne me suit pas n’est pas digne de moi » (Mt 10,37‑38). Prenons donc garde : il ne suffit pas de se reconnaître indigne pour ne plus l’être ! Car idolâtrer sa famille, ses intérêts, refuser de « prendre sa croix » nous coupe réellement de cette ambition la plus haute : être digne du Christ.

C’est le même jugement très sévère que le roi de la parabole formule à l’encontre des invités qui refusent de venir à sa noce : « Alors il dit à ses serviteurs : Le repas de noce est prêt, mais les invités n’en étaient pas dignes » (Mt 22, 8). On retrouve le paradoxe de la gratuité : ne pas la recevoir nous rend indigne, alors que l’accueillir sans condition nous ouvre l’accès au festin !

C’est le jugement encore de l’auteur de la lettre aux Hébreux sur les générations d’autrefois qui n’ont pas reconnu ni accueilli le témoignage des héros de YHWH et des martyrs préférant tout perdre plutôt que de renier l’Alliance : « Ils furent lapidés, sciés en deux, massacrés à coups d’épée. Ils allèrent çà et là, vêtus de peaux de moutons ou de toisons de chèvres, manquant de tout, harcelés et maltraités ; mais en fait, c’est le monde qui n’était pas digne d’eux ! » (He 11,37‑38). Renversement d’accusation : c’est le monde qui n’est pas digne de ces témoins lorsqu’il les méprise ou les élimine ! Ainsi Jésus invitera ses disciples à secouer la poussière de leurs sandales lorsqu’ils seront rejetés quelques part : « Si cette maison en est digne, que votre paix vienne sur elle. Si elle n’en est pas digne, que votre paix retourne vers vous » (Mt 10, 13).

 

Qui est digne, qui est indigne ?

À la lumière des usages bibliques, la question se révèle plus complexe qu’il n’y paraît…

 

Revenons à Jean-Baptiste et sa déclaration : « Je ne suis pas digne de délier les courroies de ses sandales ».

 

3. Indignons-nous de l’indignité de Jean-Baptiste !

Cette parole est commune aux 4 Évangiles et – chose rare – également aux Actes des Apôtres (Mt 3,11 ; Mc 1,7 ; Lc 3,16 ; Jn 1,27 ; Ac 13,25). Pour qu’elle soit répétée 5 fois au mot près, c’est qu’elle a fortement impressionné les témoins ou auditeurs de l’événement. Or elle devrait nous indigner, cette indignité !

7a-icone-jb-louvre-cretois eucharistieComment ! ? Voilà un homme, un prophète authentique choisi par Dieu, qui accumulait toutes les bonnes œuvres possibles : il ne s’est pas marié pour se consacrer à la Parole annoncée, il a renoncé au luxe et à la richesse pour vivre simplement au désert, il annonce la Parole à temps et à contretemps, fidèle serviteur jusqu’à payer de sa vie le rappel exigeant de l’éthique de la Loi juive (« tu n’as pas le droit d’épouser la femme de ton frère »). Franchement, difficile de faire mieux ! En plus, il est « de la famille », et aurait pu en tirer profit. Mais il s’efface derrière son cousin, son cadet, et lui donne même ses disciples, dépouillement suprême pour un rabbi juif. Jésus va couronner tout cela en faisant de lui « le plus grand des enfants des hommes » (Lc 7,28), rien moins que cela !

Si Jean-Baptiste avec tout cela n’est pas digne, alors qui le sera ? (à part Marie sans doute…)

 

Il y a quelque chose de scandaleux (de ‘sandaleux’) dans cette indignité autoproclamée de Jean-Baptiste : tout cela ne suffit donc pas ? Que te faut-il de plus Seigneur, pour être jugé digne de toi ?

Nous devrions nous en indigner ! En français, le verbe s’indigner exprime le refus et la colère devant ce qui n’est pas digne, ce qui n’est pas juste. Jean-Baptiste par exemple s’indigne de l’hypocrisie des pharisiens : « hypocrites, qui vous a appris à fuir la colère qui vient ? », Comme il s’indigne de l’union coupable d’Hérode avec la femme de son frère. Que Jean-Baptiste se déclare indigne aurait de quoi nous révolter : nous devrions éprouver cette colère pour justement mesurer l’ampleur du reversement inouï opéré en Christ. 

Quand l’intouchable se laisse toucher par Dieu, quand l’invisible se laisse regarder par le Christ, quand les sous-hommes se laissent rejoindre par le crucifié, alors les indignes sont revêtus de la robe blanche pendant que les dignitaires sont jetés hors de la salle des noces…

 

Si Jean-Baptiste n’est pas digne, qui le sera ? Personne, nous répond finalement Jésus : « pour les hommes c’est impossible ; mais à Dieu rien n’est impossible » (Mt 19,26). Lorsqu’avec Jean-Baptiste nous confessons notre radicale indignité, c’est là que tout devient possible pour Dieu. Il ne s’agit pas de devenir digne du Christ (c’est la quête vaine et orgueilleuse des ‘bonnes œuvres’), mais de recevoir de lui la capacité d’être en communion avec lui et avec les autres.

 

Cela a des conséquences sur notre aspiration à la sainteté (autre mot pour désigner la dignité d’être en Christ) : la sainteté n’est pas à construire, ni à mériter ou à poursuivre comme un objectif ; elle est une grâce à accueillir, à recevoir gratuitement, à mettre en œuvre passionnément…

 

4. Notre indignité eucharistique

4576-6~v~Pqt_de_25_-_Seigneur_je_ne_suis_pas_digne_de_te_recevoir___ Jean Baptiste« Je ne suis pas digne » : la parole de Jean-Baptiste rejoint celle du centurion que nous faisons nôtre en nous frappant la poitrine avant d’aller communier : « Seigneur, je ne suis pas digne de recevoir, mais dis seulement une parole je serai guéri », en fusionnant au passage le centurion et son serviteur dans une même demande (intéressant, car cela suggère que je suis à la fois le maître et le serviteur de moi-même…). Ce sentiment d’indignité était si exacerbé autrefois qu’il fallait être ‘en état de grâce’ pour communier (en s’étant confessé il y a peu, sans pécher entre-temps). Bizarrement, ce qui est une parole sur la gratuité du salut était devenu une recherche obsessionnelle d’une pureté impossible ! 

Or le but n’est pas de se débarrasser de notre indignité, mais de la reconnaître. 

Le centurion ne prétend pas justifier l’intervention de Jésus : il désire seulement accueillir ce qu’il fera pour son serviteur. De même le but de Jean-Baptiste n’est pas d’être séparé de son cousin, mais au contraire de le servir, jusqu’à délier la courroie de sa sandale.

 

Notre indignité eucharistique n’est pas une tache à éliminer à la force du poignet, mais l’acceptation de ce que nous sommes, afin de guérir (centurion), afin de servir (Jean-Baptiste).

Précisons au passage que l’indignité eucharistique n’a rien de sexuel dans le Nouveau Testament. Elle serait plutôt de l’ordre de l’idolâtrie (aimer ses parents ou enfants plus que le Christ) ou de l’égoïsme (ne pas prendre sa croix). 

Pour le centurion, c’est son métier qui peut être source d’indignité (force d’occupation injuste et violente, commandant en maître). 

Pour Paul, c’est ne pas remplir les critères normaux d’un apôtre, car il n’a pas connu Jésus selon la chair, et être coupable d’avoir persécuté son Église. 

Pour les esprits mondains, c’est ne pas reconnaître le témoignage des croyants et des prophètes d’aujourd’hui, et les mépriser, les marginaliser, les éliminer sans trembler. 

Pour Pierre, c’est tout simplement être pécheur.

 

Notre indignité eucharistique n’est pas morale, mais spirituelle : c’est la relation au Christ qui nous dévoile à nous-même ce que nous sommes en vérité. Alors, celui qui se reconnaît indigne du Christ en devient paradoxalement digne par ce mouvement même d’abandon à la miséricorde divine. C’est l’expérience du publicain se frappant la poitrine au fond du Temple derrière le pharisien vertueux (Lc 18,9-14) : « Seigneur, prends pitié du pécheur que je suis ». Lui descendit du temple justifié, digne d’être l’ami de YHWH. Le pharisien, moralement juste, en devient indigne. « L’un descendit justifié, l’autre non ».

 

Que la confession d’indignité de Jean-Baptiste nous inspire pour investir plus intensément la petite phrase machinale que nous marmonnons avant de prendre place dans la file de communion : « Seigneur, je ne suis pas digne… ».

 

Lectures de la messe

Première lecture
« Le Seigneur exultera pour toi et se réjouira » (So 3, 14-18a)

Lecture du livre du prophète Sophonie
Pousse des cris de joie, fille de Sion ! Éclate en ovations, Israël ! Réjouis-toi, de tout ton cœur bondis de joie, fille de Jérusalem ! Le Seigneur a levé les sentences qui pesaient sur toi, il a écarté tes ennemis. Le roi d’Israël, le Seigneur, est en toi. Tu n’as plus à craindre le malheur.
Ce jour-là, on dira à Jérusalem : « Ne crains pas, Sion ! Ne laisse pas tes mains défaillir ! Le Seigneur ton Dieu est en toi, c’est lui, le héros qui apporte le salut. Il aura en toi sa joie et son allégresse, il te renouvellera par son amour ; il exultera pour toi et se réjouira, comme aux jours de fête. »

Cantique (Is 12, 2-3, 4bcde, 5-6)
R/ Jubile, crie de joie, car il est grand au milieu de toi, le Saint d’Israël.
 (cf. Is 12, 6)

Voici le Dieu qui me sauve :
j’ai confiance, je n’ai plus de crainte.
Ma force et mon chant, c’est le Seigneur ;
il est pour moi le salut

Exultant de joie, vous puiserez les eaux
aux sources du salut.
« Rendez grâce au Seigneur,
proclamez son nom,
annoncez parmi les peuples ses hauts faits ! »
Redites-le : « Sublime est son nom ! »

Jouez pour le Seigneur, il montre sa magnificence,
et toute la terre le sait.
Jubilez, criez de joie, habitants de Sion,
car il est grand au milieu de toi, le Saint d’Israël.

Deuxième lecture
« Le Seigneur est proche » (Ph 4, 4-7)

Lecture de la lettre de saint Paul Apôtre aux Philippiens
Frères, soyez toujours dans la joie du Seigneur ; je le redis : soyez dans la joie. Que votre bienveillance soit connue de tous les hommes. Le Seigneur est proche. Ne soyez inquiets de rien, mais, en toute circonstance, priez et suppliez, tout en rendant grâce, pour faire connaître à Dieu vos demandes. Et la paix de Dieu, qui dépasse tout ce qu’on peut concevoir, gardera vos cœurs et vos pensées dans le Christ Jésus.

Évangile
« Que devons-nous faire ? » (Lc 3, 10-18)
Alléluia. Alléluia. 
L’Esprit du Seigneur est sur moi : il m’a envoyé porter la Bonne Nouvelle aux pauvres. Alléluia. (cf. Is 6,1)

Évangile de Jésus Christ selon saint Luc
En ce temps-là, les foules qui venaient se faire baptiser par Jean lui demandaient : « Que devons-nous faire ? » Jean leur répondait : « Celui qui a deux vêtements, qu’il partage avec celui qui n’en a pas ; et celui qui a de quoi manger, qu’il fasse de même ! » Des publicains (c’est-à-dire des collecteurs d’impôts) vinrent aussi pour être baptisés ; ils lui dirent : « Maître, que devons-nous faire ? » Il leur répondit : « N’exigez rien de plus que ce qui vous est fixé. » Des soldats lui demandèrent à leur tour : « Et nous, que devons-nous faire ? » Il leur répondit : « Ne faites violence à personne, n’accusez personne à tort ; et contentez-vous de votre solde. » Or le peuple était en attente, et tous se demandaient en eux-mêmes si Jean n’était pas le Christ. Jean s’adressa alors à tous : « Moi, je vous baptise avec de l’eau ; mais il vient, celui qui est plus fort que moi. Je ne suis pas digne de dénouer la courroie de ses sandales. Lui vous baptisera dans l’Esprit Saint et le feu. Il tient à la main la pelle à vanner pour nettoyer son aire à battre le blé, et il amassera le grain dans son grenier ; quant à la paille, il la brûlera au feu qui ne s’éteint pas. » Par beaucoup d’autres exhortations encore, il annonçait au peuple la Bonne Nouvelle.
Patrick BRAUD

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