L'homélie du dimanche (prochain)

6 octobre 2024

L’orthopraxie, c’est bien triste !

Classé sous Communauté spirituelle — lhomeliedudimanche @ 12 h 30 min

L’orthopraxie, c’est bien triste !

 

Homélie pour le 28° Dimanche du Temps ordinaire / Année B
13/10/24

Cf. également :

Questions d’héritage
Comme une épée à deux tranchants
Chameau et trou d’aiguille
À quoi servent les riches ?
Plus on possède, moins on est libre
Où est la bénédiction ? Où est le scandale ? dans la richesse, ou la pauvreté ?
Les sans-dents, pierre angulaire
Donne-moi la sagesse, assise près de toi
Les bonheurs de Sophie
Une Loi, deux tables, 10 paroles

 

Les ambiguïtés de l’humanitaire

Les ambiguïtes de l'humanitaire. De saint Vincent de Paul aux french doctorsNiger, Mali, Burkina Faso : ces trois pays se sont alliés récemment (Alliance des États du Sahel) pour défendre leurs intérêts contre à la fois les djihadistes à leurs frontières et l’ancienne puissance coloniale française. L’uniforme kaki a remplacé le costume-cravate ; les putschs successifs ont supplanté les élections ; les mercenaires russes de Wagner ont pris la place de l’armée française. L’économie de ces pays est en berne depuis des décennies. Les groupes islamistes armés progressent, sur fond de misère, d’autoritarisme et de corruption. Ayant vécu un peu en Afrique de l’Ouest dans les années 80, je me souviens que la mode en France était à l’époque à la compassion humanitaire. N’importe quel blanc visitant un village en brousse revenait bouleversé et créait une association de retour chez lui pour venir en aide. Les ONG. se sont multipliées, avec des élans de générosité admirables : pour un puits, une école, une PMI, un dispensaire etc. À tel point que le gouvernement de la Haute-Volta (futur Burkina Faso) avait institué un Bureau national de coordination des ONG, car ce flux humanitaire devenait anarchique. Chaque commune française voulait avoir son pauvre en la personne d’une commune africaine, chaque paroisse voulait avoir sa paroisse jumelle, avec cœur, mais avec incompétence, inefficacité et dispersion, suscitant même une concurrence entre villages pour obtenir les faveurs des bienfaiteurs les plus charitables…

L’humanitaire de cette époque – mais a-t-il changé ? – ne réfléchissait pas aux causes : il voulait seulement agir sur les symptômes, sous le coup de l’émotion.

Les faillites de ces élans du cœur sont multiples :

– économique, car la prolifération des ONG n’a jamais développé ces pays. Les anglo-saxons, plus réalistes, osèrent alors lancer un autre slogan pour contester cette générosité aveugle : « Trade, not aid » (le commerce, pas les aides CNUCED 1964), slogan qui a eu du succès et des résultats, ailleurs, et a inspiré la naissance du commerce équitable.

– politique, car ceux qui avaient la chance de connaître de riches blancs s’en tiraient moins mal que les autres, suscitant rivalités, jalousies, divisions. Les amitiés étaient intéressées, les projets communs dévoyés.

– religieuse, car les paroisses françaises se sont engagées à corps perdu dans ces jumelages et associations de solidarités. Combien de lotos, de repas paroissiaux, de  concerts, de quêtes « au profit de nos frères d’Afrique » ? Si bien que la religion également est devenue très intéressée : combien peut rapporter un évangélique à ma famille si je fréquente son église ? Comment une paroisse de France peut-elle contribuer au développement de mon village ?

À ce jeu-là, l’islamisme est aujourd’hui en train de tirer les marrons du feu auprès des populations rurales ballottées et abandonnées par les puissants : lui au moins apporte l’ordre, la stricte application de la loi, la pudeur, l’apparente soumission à Dieu et non à l’argent etc.

– néocoloniale : Jean-François Revel parlait en 2002 de « l’imposture humanitaire » en dénonçant l’instrumentalisation de l’aide occidentale, dissimulant la poursuite d’une domination néocoloniale et d’une politique ‘France à fric’…

 

Ces échecs multiples de l’humanitaire reposent largement sur une absence d’analyse des causes, sur la fascination de l’émotion et la séduction de l’action immédiate sur les symptômes.

 

Curieusement, il se pourrait que notre Évangile dit « du jeune homme riche »  (Mc 10,17-30) éclaire ce dilemme, en diagnostiquant une opposition fondamentale entre faire pour avoir et être-avec et aimer. L’humanitaire et l’homme riche sont dans la première logique, Jésus dans la seconde.

Voyons comment.

 

Pourquoi 6 commandements et pas 10 ?

L’élève Jésus n’aurait pas eu la moyenne à une interrogation écrite de catéchisme ! Il prétend en effet citer les commandements, mais il n’en mentionne que 5 en réalité, et il en rajoute même un sixième, inconnu de la liste officielle ! Cela mériterait une note de 4 sur 10 !…

Pourquoi 6 commandements et pas 10 ?

Décalogue 2 tablesÀ y regarder de plus près, on constate que les 5 commandements cités à partir d’Exode 20 sont ceux de la seconde table du Décalogue (meurtre, adultère, vol, faux témoignage, parents, dans un ordre bizarre puisque le commandement sur les parents apparaît ci en dernier alors qu’il est n° 5 en Ex 20), la table qui concerne la relation avec autrui. Nulle mention des 4  premiers qui concernent la relation à Dieu (YHWH libérateur, adorer Dieu seul, respecter son Nom, mémorial du shabbat). Pourquoi ? Cette amputation du Décalogue est sûrement voulue…

Pas facile de répondre. Tentons une interprétation.

L’homme pose une question sur le faire : « que dois-je faire… ? » Jésus lui répond à ce niveau-là : ces 5 commandements sont ce qu’il faut faire pour mettre la Loi en pratique. Les premiers commandements ne relèvent pas du faire, mais du croire, de la relation à Dieu. Or cet homme semble exclure de lui-même Dieu de sa quête. Un indice de cela : il passe de « bon maître » à « maître » quand Jésus lui rappelle que « Dieu seul est bon ». Appeler  Jésus « maître » tout court montre qu’il n’est pas intéressé par son côté divin. Il ne voit en Jésus qu’un Garde des Sceaux, un maître de la Loi, validant ou non telle pratique. Seul compte pour lui l’orthopraxie (l’agir droit) ; peu lui importe l’orthodoxie (croire droit). Jésus essaie par deux fois de l’éveiller à l’importance de la foi plus que de la pratique : en l’invitant à le considérer comme Dieu, puisqu’il l’appelle « bon maître » et que seul Dieu est bon ; en l’appelant à le suivre, à lui faire confiance, ce qui ouvre un ensemble de possibles non-déterminés à l’avance par quelque loi que ce soit.

 

L’homme refuse de se détourner du faire, et de se tourner vers la suite du Christ. En cela, il manifeste un attachement incomplet à la Loi, qui comprend les deux volets, les deux tables : l’amour de Dieu et le respect du prochain.

Le chiffre 6 auquel Jésus parvient artificiellement en rajoutant un commandement fantôme (« ne fait de tort à personne ») au lieu du dernier commandement (« tu ne convoiteras pas ») pourrait bien être la trace de cette incomplétude dont Jésus révèle la tragique conséquence. Car 6 est le chiffre de l’inachèvement par excellence : le 6° jour, la Création est en attente du shabbat, sans lequel la semaine et le monde sont inachevés. Et l’on sait que 666 est le nombre de la Bête de l’Apocalypse (Ap 13,18), symbole du pouvoir politique qui se clôt sur lui-même (Néron) sans accorder à Dieu sa juste place.

 

L’homme riche persiste à s’enfermer dans une Loi incomplète, où seul compte le faire.

 

Faire pour avoir vs être-avec et aimer

Le dialogue entre cet homme riche et Jésus pourrait alors signifier : ‘tu accordes trop d’importance à ce qu’il faut faire. Et en plus tu n’es intéressé à faire que pour avoir (la vie éternelle). Ton attachement religieux est incomplet et inachevé. Au lieu de faire pour avoir, cherche plutôt à être-avec (suivre Jésus) dans l’amour (avec le Christ qui le premier nous aime : « et il l’aima »).

 

L’orthopraxie, c’est bien triste ! dans Communauté spirituelleQue faire pour avoir ? : c’est la version de Matthieu. Que faire pour hériter ? : c’est la version de Marc et Luc. La nuance est intéressante. Matthieu est dans la logique juive de l’orthopraxie. L’observance scrupuleuse des préceptes juridiques permet d’obtenir la récompense promise. Marc et Luc sont déjà dans un régime plus gratuit, puisqu’ils parlent d’héritage, qui par définition ne repose pas sur le mérite. Un enfant n’hérite pas de son père parce qu’il aurait fait tout ce qu’il faut pour cela. Il hérite parce que c’est son père, par nature, par naissance, un point c’est tout. « Faire pour hériter » est paradoxal, et même antinomique. Car l’héritage ne dépend pas du faire, répétons-le ! Donc même chez Marc et Luc, l’homme riche est en pleine contradiction intérieure : il pressent bien que la vie éternelle est un héritage (donc gratuit) qui vient de Dieu, mais il cherche à l’obtenir par ses propres forces, grâce à sa seule action…

 

Faire pour avoir : avouons que c’est la grande tentation de toute démarche religieuse. On fait des processions pour avoir la pluie, on fait des sacrifices pour avoir le pardon, on fait de l’humanitaire pour avoir bonne conscience, on multiplie les gestes de dévotion pour avoir bonne réputation etc. Comme raillait Maître Eckhart en son temps : beaucoup aiment Dieu comme on aime une vache : pour son lait, sa viande, son cuir, pas pour elle-même…

 

Déjà, l’enfant placé au milieu du cercle des disciples dimanche dernier les avait invités à changer pour accueillir au lieu de prendre, pour recevoir au lieu de convoiter, pour être avant d’avoir. L’auto-exclusion de l’homme riche renforce le trait : c’est être-avec qui sauve (suivre Jésus), pas avoir. C’est recevoir puis donner (« va, vends, donne ») qui rend capable d’aimer, et non faire pour avoir, qui n’est jamais qu’une recherche intéressée de soi et non une quête amoureuse de Dieu.

 

L’amour, plénitude de la loi

9782372410267_LaPlenitudeDeDieu-COUV-200x300 amour dans Communauté spirituelleL’homme riche souffre donc d’incomplétude, d’inachèvement (chiffre 6). Il est focalisé sur le faire. En posant son regard sur lui, Jésus l’invite à découvrir pourquoi il est incomplet, ce qui lui manque : « Jésus posa son regard sur lui, et il l’aima ». Voilà tout simplement ce qui manque à cet homme : l’amour. Et l’amour de Dieu en premier.

Il est juste, droit, il est en règle avec la Loi, mais aime-t-il vraiment ? En l’aimant le premier, Jésus lui fait ce cadeau d’entrer s’il le veut dans une relation basée sur l’être et non le faire, le vivre-avec (suivre) et non l’avoir.

Autrement dit : la loi ne suffit pas si l’amour ne vient pas lui donner tout son sens. Paul le dira avec justesse : l’amour accomplit la loi. « N’ayez de dette envers personne, sauf celle de l’amour mutuel, car celui qui aime les autres a pleinement accompli (πληρω = plēroō) la Loi. La Loi dit : Tu ne commettras pas d’adultère, tu ne commettras pas de meurtre, tu ne commettras pas de vol, tu ne convoiteras pas. Ces commandements et tous les autres se résument dans cette parole : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. L’amour ne fait rien de mal au prochain. Donc, le plein accomplissement (πλρωμα = plērōma) de la Loi, c’est l’amour » (Rm 13,8-10). Le terme que Paul utilise est plērōma, plérôme = remplir, plénitude. La loi est comme un vase d’argile : tant qu’elle n’est pas remplie par l’amour, elle n’est qu’un vase creux. La plénitude (plérôme) de la Loi, c’est l’amour, qui l’accomplit sans l’abolir.

 

L’homme riche a refusé cette plénitude, dans un éloignement suicidaire et triste : « il s’en alla tout triste, car il avait de grands biens ». Ce qui n’empêche pas Jésus de proclamer que même cette action suicidaire n’est pas le dernier mot de l’histoire de cet homme : « pour les hommes, c’est impossible d’être sauvé, mais pas pour Dieu ». On ne peut être plus clair : Dieu seul sauve. L’Esprit de sagesse nous met sur ce chemin, en compagnie du Christ, en nous faisant désirer la sagesse plus que tous les trésors humains, comme le dit notre première lecture (Sg 7,7-11) : « Je l’ai préférée aux trônes et aux sceptres ; à côté d’elle, j’ai tenu pour rien la richesse ; je ne l’ai pas comparée à la pierre la plus précieuse ; tout l’or du monde auprès d’elle n’est qu’un peu de sable, et, en face d’elle, l’argent sera regardé comme de la boue. Plus que la santé et la beauté, je l’ai aimée ; je l’ai choisie de préférence à la lumière, parce que sa clarté ne s’éteint pas. Tous les biens me sont venus avec elle et, par ses mains, une richesse incalculable ».

 

Cette semaine, faisons tourner dans notre tête, notre cœur, notre méditation, notre prière, cette opposition radicale révélée par le Christ : faire pour avoir, ou être et aimer ?

 

 

LECTURES DE LA MESSE

Première lecture
« À côté de la sagesse, j’ai tenu pour rien la richesse » (Sg 7, 7-11)

Lecture du livre de la Sagesse
J’ai prié, et le discernement m’a été donné. J’ai supplié, et l’esprit de la Sagesse est venu en moi. Je l’ai préférée aux trônes et aux sceptres ; à côté d’elle, j’ai tenu pour rien la richesse ; je ne l’ai pas comparée à la pierre la plus précieuse ; tout l’or du monde auprès d’elle n’est qu’un peu de sable, et, en face d’elle, l’argent sera regardé comme de la boue. Plus que la santé et la beauté, je l’ai aimée ; je l’ai choisie de préférence à la lumière, parce que sa clarté ne s’éteint pas. Tous les biens me sont venus avec elle et, par ses mains, une richesse incalculable.

Psaume
(Ps 89 (90), 12-13, 14-15, 16-17)
R/ Rassasie-nous de ton amour, Seigneur : nous serons dans la joie.
 (cf. Ps 89, 14)

Apprends-nous la vraie mesure de nos jours :
que nos cœurs pénètrent la sagesse.
Reviens, Seigneur, pourquoi tarder ?
Ravise-toi par égard pour tes serviteurs.

Rassasie-nous de ton amour au matin,
que nous passions nos jours dans la joie et les chants.
Rends-nous en joies tes jours de châtiment
et les années où nous connaissions le malheur.

Fais connaître ton œuvre à tes serviteurs et ta splendeur à leurs fils.
Que vienne sur nous la douceur du Seigneur notre Dieu !
Consolide pour nous l’ouvrage de nos mains ; oui, consolide l’ouvrage de nos mains.

Deuxième lecture
« La parole de Dieu juge des intentions et des pensées du cœur » (He 4, 12-13)

Lecture de la lettre aux Hébreux
Frères, elle est vivante, la parole de Dieu, énergique et plus coupante qu’une épée à deux tranchants ; elle va jusqu’au point de partage de l’âme et de l’esprit, des jointures et des moelles ; elle juge des intentions et des pensées du cœur. Pas une créature n’échappe à ses yeux, tout est nu devant elle, soumis à son regard ; nous aurons à lui rendre des comptes.

Évangile
« Vends ce que tu as et suis-moi » (Mc 10, 17-30) Alléluia. Alléluia. 
Heureux les pauvres de cœur, car le royaume des Cieux est à eux ! Alléluia. (Mt 5, 3)

Évangile de Jésus Christ selon saint Marc
En ce temps-là, Jésus se mettait en route quand un homme accourut et, tombant à ses genoux, lui demanda : « Bon Maître, que dois-je faire pour avoir la vie éternelle en héritage ? » Jésus lui dit : « Pourquoi dire que je suis bon ? Personne n’est bon, sinon Dieu seul. Tu connais les commandements : Ne commets pas de meurtre, ne commets pas d’adultère, ne commets pas de vol, ne porte pas de faux témoignage, ne fais de tort à personne, honore ton père et ta mère. » L’homme répondit : « Maître, tout cela, je l’ai observé depuis ma jeunesse. » Jésus posa son regard sur lui, et il l’aima. Il lui dit : « Une seule chose te manque : va, vends ce que tu as et donne-le aux pauvres ; alors tu auras un trésor au ciel. Puis viens, suis-moi. » Mais lui, à ces mots, devint sombre et s’en alla tout triste, car il avait de grands biens.

Alors Jésus regarda autour de lui et dit à ses disciples : « Comme il sera difficile à ceux qui possèdent des richesses d’entrer dans le royaume de Dieu ! » Les disciples étaient stupéfaits de ces paroles. Jésus reprenant la parole leur dit: « Mes enfants, comme il est difficile d’entrer dans le royaume de Dieu ! Il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume de Dieu. » De plus en plus déconcertés, les disciples se demandaient entre eux : « Mais alors, qui peut être sauvé ? » Jésus les regarde et dit: « Pour les hommes, c’est impossible, mais pas pour Dieu ; car tout est possible à Dieu. »
Pierre se mit à dire à Jésus : « Voici que nous avons tout quitté pour te suivre. » Jésus déclara : « Amen, je vous le dis : nul n’aura quitté, à cause de moi et de l’Évangile, une maison, des frères, des sœurs, une mère, un père, des enfants ou une terre sans qu’il reçoive, en ce temps déjà, le centuple : maisons, frères, sœurs, mères, enfants et terres, avec des persécutions, et, dans le monde à venir, la vie éternelle. »
Patrick Braud

 

Mots-clés : , , ,

29 septembre 2024

Le Royaume, l’enfant, et l’accueil

Classé sous Communauté spirituelle — lhomeliedudimanche @ 12 h 30 min

Le Royaume, l’enfant, et l’accueil

 

Homélie pour le 27° Dimanche du Temps ordinaire / Année B
06/10/24

Cf. également :
À deux ne faire qu’Un
Le semblable par le semblable
L’adultère, la Loi et nous
L’homme, la femme, et Dieu au milieu
Le mariage et l’enfant : recevoir de se recevoir
L’Esprit, vérité graduelle
Qu’as-tu que tu n’aies reçu ?
 

 

Vers un hiver démographique en Europe

Les statistiques sont formelles : l’Europe ne renouvelle plus ses générations. Depuis 1975, la baisse du taux de fécondité touche tous les pays du continent, même la catholique Irlande autrefois championne des naissances. Si bien que le taux de renouvellement des générations, estimée à 2,1 enfant/femme, n’est plus atteint en France depuis longtemps.

Avec 1,67 enfant/femme, même en rajoutant le solde migratoire, la population française va inexorablement décliner d’ici la fin du siècle : 650 000 naissances environ pour 800 000 décès, soit un déficit annuel de 150 000 habitants.

Évolution du taux de fécondité en France

Évolution du taux de fécondité en France

Solde annuel naissances/décès en France

Solde annuel naissances/décès en France

 

 

À ce rythme-là, les prévisions annoncent sans coup férir ce que certains appellent un hiver démographique européen : le continent passera de 750 millions à 590 millions d’ici 2100. Les autres continents seront relativement stables, à la différence notable de l’Afrique qui gagnera 2,3 milliards d’habitants d’ici la fin du siècle ! 

Évolution de la population mondiale par continent

Évolution de la population mondiale par continent

Une étude de la revue The Lancet du 20/03/2024 donne une claire direction pour la population mondiale… Que l’on applique des politiques natalistes ou non. L’étude, clairement intitulée « La baisse spectaculaire des taux de natalité va transformer la planète d’ici à 2100 » entreprend la tâche de définir, pays par pays, région du monde par région du monde, comment les taux de fécondité vont évoluer. Et le tableau dressé s’énonce simplement : en 2100, il n’est pas un continent dont le taux de fertilité suffira à assurer le renouvellement des générations. Autrement dit, la décroissance démographique s’annonce, pour tous.

Évolution du taux de fertilité par continent

Évolution du taux de fertilité par continent

Devant ce constat inquiétant, le Président Emmanuel Macron a parlé de « réarmement démographique » dans sa conférence de presse télévisée du début d’année (16/01/2024). Évidemment, l’expression a fait bondir les féministes ! Non sans raison, car instrumentaliser la démographie comme une « arme » nous rappelle de mauvais souvenirs de « chair à canon » ou de « chair à usine ». Les États guerriers encouragent les naissances  pour grossir leurs armées, et hélas leurs cimetières.

L’enfant ne peut être une arme. Il ne peut être un objet d’exploitation comme autrefois auprès des machines dangereuses des usines du XIX° siècle, ou aujourd’hui dans les mines d’extraction du cobalt ou du lithium en Afrique et ailleurs.

 

Dans ce contexte démographique, la seconde partie de l’Évangile de ce dimanche (Mc 10,2‑16) résonne comme un appel solennel à réfléchir à l’accueil que nous réservons ou non à nos enfants, en famille, en société : « Laissez les enfants venir à moi, ne les empêchez pas, car le royaume de Dieu est à ceux qui leur ressemblent. Amen, je vous le dis : celui qui n’accueille pas le royaume de Dieu à la manière d’un enfant n’y entrera pas ».

 

Pourquoi ne pas avoir d’enfant ?

Pourquoi le nombre de naissances est-il tombé aussi bas chez nous (678 000) ? Rappelons que dans le même temps, il y a environ 220 000 avortements chaque année en France : une grossesse sur 4 se termine par un IVG…

Le Royaume, l'enfant, et l'accueil dans Communauté spirituelle image-ne-pas-avoir-denfants-un-choix-qui-se-normalise-1000x1260La revues Parents a mené une enquête sur les raisons qui poussent les couples, les femmes tout particulièrement, à ne pas avoir d’enfant. Sans surprise, les raisons économiques sont déterminantes : 39 % des femmes invoquent le coût de la vie comme raison principale pour ne pas avoir d’enfant. Loin des idéologies libérales qui prétendent que l’individu fait des choix libres indépendamment de l’État, loin des philosophies féministes affirmant que chacune dispose de son corps à sa guise, force est de reconnaître que les conditions de vie matérielles priment sur les désirs individuels. Au lieu de s’en plaindre, il est plus intéressant d’y repérer un possible levier d’action : améliorer le pouvoir d’achat des familles avec enfants, les aides sociales (congés maternité, allocations, crèches, garderies  d’entreprises etc.) peuvent lever beaucoup de freins. C’est ce qu’exprimait – maladroitement ‑ le « réarmement démographique » prôné par Emmanuel Macon : l’État peut et doit agir. La France n’était-elle pas réputée au XX° siècle pour sa politique vigoureusement nataliste qui faisait d’elle (avec l’Irlande) une exception européenne en matière de fécondité ?

 

Dans une interview au magazine Elle le chef de l’État se disait interpellé par l’écart entre le taux de fécondité (1,7) et celui du désir d’enfants (2,3). « Il y a donc de nombreux couples qui souhaitent devenir parents et ne réalisent pas ce souhait. Il ne faut pas culpabiliser celles qui ne veulent pas avoir d’enfant, mais il ne faut pas que la mauvaise organisation de notre société empêche des femmes, des familles d’en avoir si elles le souhaitent », a-t-il résumé. Et il disait alors vouloir réformer les congés maternité, mais aussi lutter contre l’infertilité grandissante (check-up, PMA, conservation d’ovocytes etc.).

Agir sur les difficultés financières qui découragent d’avoir un enfant est donc un devoir d’État. Accueillir nos enfants ne relève pas que du libre arbitre de chacune.

 

La deuxième raison pour rester sans enfant qui apparaît dans l’enquête de la revue Parents est la peur de l’avenir, pour 37 % de femmes interrogées. Lorsque cette peur de l’avenir paralyse au point de ne plus vouloir inviter d’autres êtres humains à partager l’aventure de la vie, une désespérance généralisée s’installe qui conduit en pratique à un quasi suicide collectif. Par peur de vivre mal, on choisit – pour d’autres – de ne pas vivre ! La vieille Europe est ici son propre bourreau, alors que l’Afrique on l’a vu passera de 1,5 à 3,8 milliards d’habitants. Contraste étonnant : la désespérance européenne est le fait d’une population riche, éduquée, avec une espérance de vie record ; à la différence de celle du continent africain. Les raisons de cette peur de l’avenir européenne sont multiples : crainte de la précarité financière, du déclassement social, coût de l’éducation trop élevé etc.

 

À côté de ces raisons financières, nombre de femmes met également en avant des causes culturelles, philosophiques, personnelles. 28% expliquent préférer côtoyer les enfants en tant que tante plutôt que parent, 27% évoquent la surpopulation, 26% estiment qu’avoir des enfants peut rentrer en conflit avec leurs désirs ou objectifs de vie, 24% assument prioriser leur carrière professionnelle, 23% évoquent les changements climatiques (éco-anxiété), 21% un manque d’intérêt et 20% justifient leur choix par le fait de ne pas apprécier les enfants. Certaines répondantes évoquent aussi un aspect “égoïste”, une “peur d’être une mauvaise mère”, une peur des “changements dans le corps” ou de l’accouchement.

 

Faire un enfant ou l’accueillir ?

Le point commun entre toutes ces causes de la baisse de la fécondité est la volonté de maîtriser le destin de l’enfant à naître. Combien de fois n’avons-nous pas entendu cet argument apparemment généreux : pourquoi faire un enfant s’il va être malheureux ensuite ? (en raison de toutes les causes évoquées ci-dessus). Argument redoutable, qui frise l’eugénisme sans le savoir : pourquoi laisser se développer un enfant handicapé alors que son existence va être un calvaire ? Mieux vaudrait la non-vie plutôt que la douleur prévisible…

Gabrielzinho, triple médaillé paralympique

Gabrielzinho, triple médaillé paralympique

Mais qui peut prétendre maîtriser absolument le destin d’un petit être humain ? Qui peut prédire ce qu’il va devenir ? Beethoven était fils d’un alcoolique, brute notoire, et d’une mère tuberculeuse. Steve Jobs a été abandonné à sa naissance par un père syrien et une mère célibataire. Plus près de nous, les Jeux paralympiques de Paris 2024 nous ont montré des athlètes étonnants, comme ce nageur brésilien Gabrielzinho né sans bras, mesurant 1,22m, avec deux petites jambes difformes, devenu pourtant triple médaillé or paralympique à Paris…

Depuis Descartes, la culture européenne a pour projet de nous faire devenir « maître et possesseur de la nature ». Cela déteint sur l’enfant, qui devient un « projet parental » et non un être à accueillir, une réussite à programmer et non la confiance en une potentialité propre. Une certaine mentalité contraceptive nous a déjà habitué à « faire » un enfant quand nous le voulons, comme on commande sur Amazon . Si ce n’est pas le bon moment, mieux vaut l’éliminer… La peur de l’avenir nous pousse à fabriquer l’enfant à venir : il doit être à l’abri de tout risque, sa voie doit être tracée par le désir parental, la société doit répondre à certains critères pour qu’il s’y insère etc.

 

Or dans la foi chrétienne, l’enfant n’est pas à faire, mais à accueillir. Le rituel du sacrement de mariage le dit avec discrétion :

« Êtes-vous prêts à accueillir les enfants que Dieu vous donnera et à les éduquer selon l’Évangile du Christ et dans la foi de l’Église ? » (dialogue initial avec les futurs mariés).

 

Accueillir un enfant, c’est le laisser venir à la vie même lorsque les parents ne l’ont pas programmé, même s’il est handicapé, même s’il naît en milieu pauvre ou difficile. Faire un enfant, c’est le soumettre à un rêve parental, aux critères de réussite et de survie imposés  par la mère et/ou le père.

Dans notre Évangile, Jésus demande d’accueillir le Royaume de Dieu comme on accueille un enfant. Il est alors logique une culture qui accueille peu d’enfants s’éloigne d’elle-même de cet Évangile. Si nous ne savons pas accueillir, mais seulement faire, fabriquer, programmer, ne nous étonnons pas d’être très éloignés du Royaume de Dieu !

 

Comme un enfant sait accueillir

La phrase de Jésus peut également se comprendre ainsi : accueillez le Royaume comme un enfant sait accueillir ce qui lui est donné, avec joie et gratitude, sans chercher à mériter le cadeau qui lui est fait, heureux d’être aimé pour lui-même et non pour ce qu’il a fait. Ce que Jésus loue dans cet enfant placé au milieu du cercle des disciples n’est pas sa soi-disant innocence ou sa soi-disant pureté. Jésus sait bien que « le cœur de l’homme est compliqué et malade » (Jr 17,9-10), dès sa naissance. Il n’idéalise pas la condition enfantine. Il sait  bien avant Freud que l’enfant a une « prédisposition perverse polymorphe », parce qu’il est  en voie de construction de lui-même. Le Christ dit que le Royaume de Dieu est ouvert aux pécheurs, que lui-même est venu non pas pour les bien-portants, mais pour les malades. Il n’y a pas besoin d’être pur pour entrer dans les Royaume, juste d’accepter la grâce.

 

COPY_istock-1209620037-1713972362 accueil dans Communauté spirituelleAccueillir un enfant, c’est accueillir une promesse. Un enfant croît et se développe. C’est ainsi que le règne de Dieu n’est jamais sur terre une réalité achevée, mais une promesse, une dynamique et une croissance inachevée. Et les enfants sont imprévisibles. Dans le récit d’Évangile, ils arrivent quand ils arrivent, et de toute évidence ce n’est pas au bon moment selon les disciples qui les rabrouent. Mais Jésus insiste qu’il faut les accueillir puisqu’ils sont là. C’est ainsi qu’il nous faut accueillir la présence de Dieu quand elle se présente, que ce soit au bon ou au mauvais moment. Il faut jouer le jeu. Accueillir le règne de Dieu comme on accueille un enfant, c’est veiller et prier pour l’accueillir quand il vient, toujours à l’improviste, à temps ou à contretemps.

L’enfant n’est pas aimé pour ce qu’il parvient à faire, mais parce qu’il est. Notre amour pour nos enfants démontre l’absurdité de la théologie des œuvres. L’accueil que Dieu nous réserve n’est pas conditionné par ce que nous avons fait ou ce que nous faisons.

 

Voilà pourquoi il nous faut « changer pour devenir comme des petits enfants », comme l’écrira Mathieu (Mt 18,3-5). Changer pour devenir, et non pas régresser pour reproduire un état initial. Enfantin n’est pas infantile. L’enfance spirituelle est devant nous, pas derrière. Elle est cette capacité à accueillir sans chercher pourquoi, sans vouloir être à la hauteur, simplement pour la joie d’être aimé inconditionnellement.

Marie est l’archétype de cet enfance-là : elle se laisse appeler alors qu’elle ne demandait rien, elle se laisse choisir alors que rien ne la distingue des autres, elle devient mère sans effort, sinon dire oui.

Cette petite voie de l’enfance spirituelle chère à Thérèse de Lisieux a de quoi révolutionner nos approches de la fécondité ! Devenir fécond n’est pas d’abord une construction, un travail, un mérite, un projet. C’est une réussite qui nous est donnée gratuitement, « par-dessus le marché » (Mt 6,33), lorsque nous savons accueillir le don qui nous a fait.

 

Le self-made-man s’enrichit, mais s’éloigne du Royaume.

Une morale vertueuse faite d’efforts, de sacrifices, d’ascèse rapproche d’un idéal mais éloigne du Royaume.

Une boulimie d’actions en tous genres (même humanitaires, associatives ou ecclésiales !) trahit l’angoisse de qui veut faire son salut au lieu de le recevoir.

Apprendre à accueillir comme un enfant remet en cause bien des courses au succès, à la réputation, au palmarès… Rien ne sert de remplir ses greniers à ras-bords (Lc 12,16-28)  pour être content de sa réussite.

Rappelez-vous : « Dieu comble son bien-aimé quand il dort » (Ps 126,2) …

 

Cette semaine, faites cette expérience de pensée : placez visuellement dans votre tête un enfant au milieu du cercle de vos collègues (pendant une réunion, une discussion autour d’un café etc.), de votre famille, de vos amis. Laissez alors cet enfant vous questionner et interroger vos pratiques : que peut accueillir cet enfant de son entourage ? Qu’est-ce que cela va produire en lui ?

 

 

Lectures de la messe


Première lecture
« Tous deux ne feront plus qu’un » (Gn 2, 18-24)


Lecture du livre de la Genèse

Le Seigneur Dieu dit : « Il n’est pas bon que l’homme soit seul. Je vais lui faire une aide qui lui correspondra. » Avec de la terre, le Seigneur Dieu modela toutes les bêtes des champs et tous les oiseaux du ciel, et il les amena vers l’homme pour voir quels noms il leur donnerait. C’étaient des êtres vivants, et l’homme donna un nom à chacun. L’homme donna donc leurs noms à tous les animaux, aux oiseaux du ciel et à toutes les bêtes des champs. Mais il ne trouva aucune aide qui lui corresponde. Alors le Seigneur Dieu fit tomber sur lui un sommeil mystérieux, et l’homme s’endormit. Le Seigneur Dieu prit une de ses côtes, puis il referma la chair à sa place. Avec la côte qu’il avait prise à l’homme, il façonna une femme et il l’amena vers l’homme. L’homme dit alors : « Cette fois-ci, voilà l’os de mes os et la chair de ma chair ! On l’appellera femme – Ishsha –, elle qui fut tirée de l’homme – Ish. » À cause de cela, l’homme quittera son père et sa mère, il s’attachera à sa femme, et tous deux ne feront plus qu’un.


Psaume
(Ps 127 (128), 1-2, 3, 4-6)
R/ Que le Seigneur nous bénisse tous les jours de notre vie !
 (cf. Ps 127, 5ac)


Heureux qui craint le Seigneur
et marche selon ses voies !
Tu te nourriras du travail de tes mains :
Heureux es-tu ! À toi, le bonheur !


Ta femme sera dans ta maison
comme une vigne généreuse,
et tes fils, autour de la table,
comme des plants d’olivier.


Voilà comment sera béni l’homme qui craint le Seigneur.
De Sion, que le Seigneur te bénisse !
Tu verras le bonheur de Jérusalem tous les jours de ta vie,
et tu verras les fils de tes fils. Paix sur Israël.


Deuxième lecture
« Celui qui sanctifie et ceux qui sont sanctifiés doivent tous avoir même origine » (He 2, 9-11)


Lecture de la lettre aux Hébreux

Frères, Jésus, qui a été abaissé un peu au-dessous des anges, nous le voyons couronné de gloire et d’honneur à cause de sa Passion et de sa mort. Si donc il a fait l’expérience de la mort, c’est, par grâce de Dieu, au profit de tous. Celui pour qui et par qui tout existe voulait conduire une multitude de fils jusqu’à la gloire ; c’est pourquoi il convenait qu’il mène à sa perfection, par des souffrances, celui qui est à l’origine de leur salut. Car celui qui sanctifie et ceux qui sont sanctifiés doivent tous avoir même origine ; pour cette raison, Jésus n’a pas honte de les appeler ses frères.


Évangile
« Ce que Dieu a uni, que l’homme ne le sépare pas ! » (Mc 10, 2-16) Alléluia. Alléluia.
Si nous nous aimons les uns les autres, Dieu demeure en nous ; en nous, son amour atteint la perfection. Alléluia. (1 Jn 4, 12)


Évangile de Jésus Christ selon saint Marc

En ce temps-là, des pharisiens abordèrent Jésus et, pour le mettre à l’épreuve, ils lui demandaient : « Est-il permis à un mari de renvoyer sa femme ? » Jésus leur répondit : « Que vous a prescrit Moïse ? » Ils lui dirent : « Moïse a permis de renvoyer sa femme à condition d’établir un acte de répudiation. » Jésus répliqua : « C’est en raison de la dureté de vos cœurs qu’il a formulé pour vous cette règle. Mais, au commencement de la création, Dieu les fit homme et femme. À cause de cela, l’homme quittera son père et sa mère, il s’attachera à sa femme, et tous deux deviendront une seule chair. Ainsi, ils ne sont plus deux, mais une seule chair. Donc, ce que Dieu a uni, que l’homme ne le sépare pas ! » De retour à la maison, les disciples l’interrogeaient de nouveau sur cette question. Il leur déclara : « Celui qui renvoie sa femme et en épouse une autre devient adultère envers elle. Si une femme qui a renvoyé son mari en épouse un autre, elle devient adultère. »
Des gens présentaient à Jésus des enfants pour qu’il pose la main sur eux ; mais les disciples les écartèrent vivement. Voyant cela, Jésus se fâcha et leur dit : « Laissez les enfants venir à moi, ne les empêchez pas, car le royaume de Dieu est à ceux qui leur ressemblent. Amen, je vous le dis : celui qui n’accueille pas le royaume de Dieu à la manière d’un enfant n’y entrera pas. » Il les embrassait et les bénissait en leur imposant les mains.
Patrick BRAUD

 

 

 

Mots-clés : , , , ,

22 septembre 2024

Chrétiens sans Église

Classé sous Communauté spirituelle — lhomeliedudimanche @ 12 h 30 min

Chrétiens sans Église

 

Homélie pour le 26° Dimanche du Temps ordinaire / Année B
29/09/24

Cf. également :
Ma main à couper !
Scandale ! Vous avez dit scandale ?
Contre tout sectarisme
La jalousie entre nature et culture
« J’ai renoncé au comparatif »
La nécessaire radicalité chrétienne
Le coup de gueule de saint Jacques
La bande des vautrés n’existera plus
Où est la bénédiction ? Où est le scandale ? dans la richesse, ou la pauvreté ?

 

Cathos non-pratiquants

Tous les sondages le disent : les Français « catholiques pratiquants » – c’est-à-dire allant à la messe au moins une fois par mois – sont de moins en moins nombreux : 7 % environ en 2021 selon l’IFOP. Et ce pourcentage continue à baisser régulièrement. 

Messalisants 1952-2006

Appartenance relgieuse 2022 (Statista)

Reste que l’empreinte catholique sur l’ensemble de la société est forte. En témoigne le nombre de Français se déclarant catholiques, quelle que soit leur pratique religieuse : 32 % en 2018  (enquête Arval). Certes, la chute est vertigineuse par rapport à 1980 (70 %). Les sociologues parlent de désaffiliation pour caractériser cette indépendance grandissante vis-à-vis de l’Église (alors que les musulmans passent de 1 % à 6 %). Même désaffiliés, les Français sont encore, souvent sans le savoir, pétris de tout ce que le catholicisme a charrié avec lui pendant des siècles, pour le meilleur et pour le pire. Si l’on fait la soustraction, il y a quand même environ 25 % de nos citoyens qui se déclarent chrétiens sans Église. Phénomène massif qui doit interroger.

Ne répondons pas trop vite que l’individualisme ou l’hédonisme seraient les seuls facteurs explicatifs. Les chrétiens sans Église sont sans doute influencés par la culture européenne mettant le plaisir et la liberté de l’individu au-dessus de tout. Mais l’absence de pratique dominicale pointe également vers une autre critique : celle de l’institution ecclésiale en tant que telle, jugée trop lourde, trop conservatrice, trop masculine, trop hiérarchique et cléricale, trop peu démocratique, bref : obsolète.

 

Au risque d’en choquer beaucoup, force est de constater que les lectures de ce dimanche semblent donner quelques arguments à cette critique de l’institutionnel et du cléricalisme !

Examinons de plus près comment ces textes bibliques assument une tradition d’un rapport critique à l’institution ecclésiale.

 

Contre le cléricalisme

Notre première lecture (Nb 11,25-29) montre Moïse choisissant 70 anciens pour l’aider à gouverner le peuple en exode dans le désert. Solution très cléricale : le mot ancien a donné en grec le mot presbytéros, et le mot prêtre en français. Moïse institue donc une caste de prêtres munis d’un privilège spécial – le don de l’Esprit de Dieu – seuls habilités à interpréter pour le peuple ce que Dieu voudrait pour lui. Car être prophète (en grec : pro- phesein) c’est cela : parler (phesein = dire) au nom de Dieu devant (pro = devant) le peuple, lui annoncer sa parole. On devine que ces les anciens/prophètes obtenaient ainsi un réel pouvoir sur le peuple, pour encadrer leur conduite et leur culte.

Or pourtant, notre texte de Nb 11 précise avec ironie qu’aussitôt l’effusion de l’esprit accomplie « ils se mettent à prophétiser, mais cela ne dura pas »

Le caractère prophétique des 70 anciens ne dura pas. Quelle critique redoutable du cléricalisme ! Dès que les prêtres (les anciens) croient détenir pour toujours le monopole de la Parole de Dieu, leur charisme s’évanouit de lui-même… D’ailleurs on ne connaît pas les noms de ces 68, alors que ceux des dissidents Eldad et Médad nous sont parvenus. Pire : ils ne sont pas entrés en Terre promise (comme Moïse). Leur caractère d’anciens ne les a pas préservés.

Voilà donc un récit qui conteste radicalement la prétention des clercs à détenir pour toujours l’exclusivité de la Parole de Dieu !

 

Chrétiens sans Église dans Communauté spirituelle 42794_largeLe pape François a déjà tonné plusieurs fois contre cette maladie institutionnelle qu’est le cléricalisme, transformant les prêtres en petit chefs autoritaires, imposant leurs  conceptions au peuple de Dieu sous prétexte d’avoir reçu l’ordination :

Je voudrais cependant m’arrêter sur un aspect de cette mondanité. Lorsqu’elle entre dans le cœur des pasteurs, elle prend une forme spécifique, celle du cléricalisme. Pardonnez-moi de le répéter […], en tant qu’homme âgé et de cœur, je veux vous dire que cela me préoccupe lorsque nous tombons dans des formes de cléricalisme ; lorsque, peut-être sans nous en rendre compte, nous laissons voir que nous sommes supérieurs, privilégiés, placés « au-dessus » et donc séparés du reste du peuple saint de Dieu. Comme me l’a écrit un jour un bon prêtre, « le cléricalisme est le symptôme d’une vie sacerdotale et laïque tentée de vivre le rôle et non le lien réel avec Dieu et les frères ». En bref, il s’agit d’une maladie qui nous fait perdre la mémoire du baptême que nous avons reçu, en laissant à l’arrière-plan notre appartenance au même peuple saint et en nous conduisant à vivre l’autorité dans les différentes formes de pouvoir, sans nous rendre compte de la duplicité, sans humilité mais avec des attitudes détachées et hautaines.

(Lettre adressée aux prêtres du diocèse de Rome, lundi 7 août 2023)

Le Pape a enfoncé le clou au début de la congrégation du Synode du mercredi 25 octobre 2023 :

« Lorsque les ministres dépassent leur service et maltraitent le peuple de Dieu, ils défigurent le visage de l’Église, ils l’abîment avec des attitudes machistes et dictatoriales ». « Il est douloureux, ajoute-t-il, de trouver dans certains bureaux paroissiaux la liste des prix » des services sacramentels comme dans un supermarché.

Le Pape exprime une égale amertume, voire une « douleur », pour ces « jeunes prêtres » que l’on voit dans les ateliers des tailleurs ecclésiastiques « essayant des soutanes et des chapeaux ou des robes et des bobines avec de la dentelle ». « Assez, dit-il, c’est vraiment un scandale. Le cléricalisme est un fouet, un fléau, une forme de mondanité qui salit et abîme le visage de l’épouse du Seigneur, qui asservit le peuple saint et fidèle de Dieu ».

 

Contre l’institution, lorsqu’elle oublie l’amour et la sagesse

Numbers 11:26 - "But there remained two of the men in the camp, the name of the one was Eldad, and the name of the other Medad: and the spirit rested upon them; and they were of them that were written, but went not out unto the tabernacle: and they prophesied in the camp."Imagine a biblical scene based on Numbers 11:26. There are two men, Eldad and Medad, in an ancient camp setting. Their countenance reflects divine inspiration as the spirit rests upon them. Despite being within the confines of the camp and not outside near the sacred tabernacle, they are seen prophesying. Note the ancient attire, simple yet historically authentic. The whole scene is instilled with a spiritual glow that characterizes their divine interaction. The overarching visual style should be reminiscent of digital art with crisp lines, vivid colors, and elements of pixelization.Eldad et Médad ne vont pas à la Tente de la rencontre. Ils osent désobéir à la convocation de Moïse. On les classerait aujourd’hui parmi les non-pratiquants ! Ils relativisent la convocation formelle du collège des anciens par Moïse. On ne sait pas pourquoi ils désobéissent ainsi en ne venant pas à cette assemblée, et c’est heureux. Car cela laisse ouvert le champ des critères permettant de ne pas venir. Ainsi certains midrashs tentent d’expliquer leur absence par leur humilité : ils n’y vont pas parce qu’ils ne se croyaient pas dignes d’y participer.

De même on ne sait pas pourquoi celui qui chassait les esprits mauvais au nom de Jésus dans notre Évangile (Mc 9,38–43) ne fait pas partie de ceux qui le suivent. Et c’est heureux : car quelqu’un peut très bien ne pas faire partie de la bande à Jésus et pourtant répandre le bien autour de lui au nom du Christ !

 

Ni Moïse ni Jésus ne revendiquent de posséder leurs disciples, leurs ministres. L’Esprit est libre de souffler où il veut. Une institution qui prétendrait être le seul canal divin serait un véritable « péché contre l’Esprit » (Mt 12,31). La Bible nous transmet la tradition d’une critique radicale de toute institution, fût-elle ecclésiale, car toujours tentée par le totalitarisme.

 

Une deuxième critique affleure dans notre texte de Nb 11 : celle du manque d’amour chez les anciens (les prêtres). En effet, être 70, ce n’est pas si nombreux. Ils devaient tous se connaître. Et quand on se rassemble sous la tente, on vérifie rapidement d’un seul coup d’œil qu’il ne manque personne. Or ici à la Tente de la Rencontre, ils ne sont que 68 et aucun ancien ne s’en rend compte, ni ne demande d’attendre un peu les retardataires, ou d’aller les chercher etc. Ils ne sont que 68 et cela leur suffit. Il en manque 2 et cela ne les inquiète pas.

Quel manque d’attention à la personne !

D’autant plus que ceux qu’ils ont oubliés s’appellent en hébreu אֶלְדָּד Eldad (El-dad = Dieu-amour)  et מֵידָד Médad (Me-dad = pour l’amour). Ces deux-là, au milieu du camp, témoignent que tous sont aimés de Dieu, afin d’aimer en retour. Être aimé pour aimer : voilà qui devrait orienter toute la Loi ! Sans eux, l’institution des anciens se dessèche, et leur prophétie se meurt. L’institution sans l’amour ne dure pas, ou elle ne devient plus qu’une coquille vide. Elle tombe sous le coup de la condamnation de Paul : « J’aurais beau parler toutes les langues des hommes et des anges, si je n’ai pas la charité, s’il me manque l’amour, je ne suis qu’un cuivre qui résonne, une cymbale retentissante » (1Co 13,1).

 

9172z2UfciL._SL1500_ amour dans Communauté spirituelleLorsqu’une institution oublie l’amour, en se fixant sur des fonctionnements du passé, en se raidissant sur des positions insupportables, elle se disqualifie elle-même. Au point qu’il devient légitime de ne plus lui obéir, en n’allant pas à la Tente de la Rencontre ou autre convocation ecclésiale… Eugen Drewermann avait dénoncé autrefois le système autoritaire réduisant les prêtres à devenir des fonctionnaires de Dieu (Kläriker, 1989). Moïse et Jésus approuvent dans nos deux lectures la désobéissance à une institution devenue sans amour : mieux vaut ne pas aller à l’assemblée des anciens et continuer à prophétiser au milieu du peuple ; mieux vaut ne pas suivre Jésus sur la route si c’est pour libérer les hommes de leurs esprits mauvais en son nom. 

Incroyable subversion biblique, qui semble scier la branche sur laquelle sa prédication est assise !

Un midrash précise même que Dieu a volontairement court-circuité Moïse afin de faire d’Eldad et Médad des prophètes ‘durables’ !

L’esprit de prophétie qui reposait sur les Anciens venait de Moïse, tandis que l’esprit de prophétie qui reposait sur Eldad et Médad venait directement de l’Éternel comme il est écrit : Et l’esprit reposa sur eux (Nb 11,26).

(Midrash Tanhuma)

L’Esprit de YHWH leur est donné en direct, sans la médiation de Moïse. Peut-être parce que Moïse était tellement obsédé par le fonctionnement de son autorité pour gouverner un tel ramassis d’esclaves qu’il voulait avec les 70 répartir les tâches, organiser, systématiser et encadrer, bref créer une administration efficace. Alors que YHWH voulait avec Eldad et Médad inspirer, incarner, communier avec

 

Une institution qui ne fait pas attention aux personnes, qui ne se soucie plus de ceux et celles qui lui manquent, qui fait passer son fonctionnement avant l’amour… : il vous sera facile de décliner les situations où notre Église se comporte hélas ainsi.


Autre critique institutionnelle de Nb 11 : oublier la sagesse.

La traduction liturgique de notre première lecture dit qu’Eldad et Médad « comptent parmi les anciens qui avaient été choisis ». Mais le texte hébreu dit davantage : « ils étaient dans les écrits (והמה בכתבים ולא) ». Certes cela signifie qu’ils étaient sur les listes des noms des 70. Cependant le mot ketouvim (venant de כָּתַב, ka.tav = écrire) signifie « les Écritures », et par extension la Bible elle-même ! Alors que les 68 se noient dans la liturgie de la tente, les deux dissidents s’enracinent dans les Écritures…

Plus exactement, dans les écrits de sagesse. Car pour les juifs, la Bible se répartit en trois  bibliothèques bien distinctes : la Torah (les 5 livres de la Loi), les Nevi’im (Prophètes), les Ketouvim (autres écrits), d’où l’acronyme Tanakh désignant la Bible hébraïque. Ce troisième ensemble des Ketouvim est constitué des livres de sagesse qui puisent leur inspiration dans l’immersion du peuple juif au milieu des autres cultures environnantes : les Psaumes, les Proverbes, Qohélet, Siracide, Job, le Cantique des cantiques, Ruth etc. Ce troisième courant biblique part de l’expérience commune à tous les peuples pour en tirer une sagesse compatible avec le monothéisme juif. Comme Eldad et Médad, cette sagesse « reste dans le camp », et ne s’extraie pas de la condition ordinaire pour prophétiser à l’écart, dans des extravagances d’une liturgie hors-sol.

 

Une institution qui – en plus d’oublier l’amour – oublierait de pratiquer cette sagesse accessible à tous se condamnerait elle-même à une parole verbeuse, et à disparaître rapidement.

 

 

Excursus sur la symbolique des nombres 70, 2 et 68

 EldadLes amateurs de symbolisme pourront se régaler en comparant les nombres 70, 2 et 68 qui traversent notre première lecture.

 

a) 70 = 7 x 10 

Ce nombre évoque la Loi (10 commandements) étendue à toute la Création (les 7 jours de la semaine dans la Genèse). Dans la tête de Moïse, établir 70 anciens relève d’une volonté de quadriller l’ensemble de la société par les préceptes de la Loi juive.

 

b) 2 est le chiffre du couple humain, dont l’unité amoureuse tend vers l’unité divine (chiffre 1). La paire Eldad et Médad figure ainsi la prophétie humaine accordée à tous, féconde et durable, par opposition à la prophétie institutionnelle de quelques-uns (les 68), éphémère et stérile.

 

c) 68 = 70 – 2 

Ce nombre évoque la Loi (10) pratiquée sans l’amour humain (2), le règne de l’interdit religieux déshumanisé. Ce qu’on retrouve encore en faisant 4 x (10 + 7) : 4 est le nombre de l’universel (les 4 points cardinaux) ; 10 celui de la Loi et 7 celui de la Création comme pour 70. Le nombre 68 symboliserait alors une volonté folle d’imposer la Loi (10) à toute la Création (7), dans toutes les sociétés humaines (4), alors qu’elle devrait rester au service de l’Alliance d’amour entre YHWH et le seul peuple juif. 

 

 

Peuple de prophètes, peuple de prêtres

2015888_univ_cnt_1_xl EspritMoïse approuve le comportement d’Eldad et Médad : « Ah ! Si le Seigneur pouvait mettre son esprit sur eux, pour faire de tout son peuple un peuple de prophètes ! »

Plus tard, le prophète Joël nous garantira que ce vœu de Moïse s’exaucera un jour : « Alors, après cela, je répandrai mon esprit sur tout être de chair, vos fils et vos filles prophétiseront, vos anciens seront instruits par des songes, et vos jeunes gens par des visions. Même sur les serviteurs et sur les servantes je répandrai mon esprit en ces jours-là » (Jl 3,1-2).

Plus tard encore, lors de la Pentecôte après la résurrection de Jésus, ce vœu de Moïse confirmé par la prophétie de Joël s’est réalisé dans le petit groupe d’hommes et de femmes prophétisant devant la foule ébahie des pèlerins venus du monde entier à Jérusalem : « Non, ces gens-là ne sont pas ivres comme vous le supposez, car c’est seulement la troisième heure du jour. Mais ce qui arrive a été annoncé par le prophète Joël : Il arrivera dans les derniers jours, dit Dieu, que je répandrai mon Esprit sur toute créature : vos fils et vos filles prophétiseront, vos jeunes gens auront des visions, et vos anciens auront des songes. Même sur mes serviteurs et sur mes servantes, je répandrai mon Esprit en ces jours-là, et ils prophétiseront » (Ac 2,14-18).

 

Les 68 croyaient accaparer le charisme de prophétie, faisant d’eux des notables et des gens à part. Eldad et Médad ne veulent pas être « à part », mais « au milieu du peuple ». Et ils annoncent ainsi le moment où le peuple entier deviendra prophète. De même pour le culte : les ministres croient pouvoir être les seuls à offrir le culte à Dieu dans la Tente de l’Exode ou dans les liturgies du Temple. Mais Paul remet les choses à leur place : le véritable culte « dans l’Esprit », c’est offrir sa vie par amour. « Je vous exhorte donc, frères, par la tendresse de Dieu, à lui présenter votre corps – votre personne tout entière –, en sacrifice vivant, saint, capable de plaire à Dieu : c’est là, pour vous, la juste manière de lui rendre un culte » (Rm 12,1). À cela tous sont appelés. Voilà le sacerdoce commun des baptisés auxquels est ordonné le ministère des prêtres : faire de notre vie une offrande à Dieu et à nos frères, par amour et dans l’amour. En cela tous sont prêtres, et quelques-uns se consacrent à les y aider.

 

Cela demande de « ne pas quitter le camp » où le peuple fait halte. Rester au milieu de son peuple au lieu de se mettre à part dans les volutes d’encens et les délices d’une parole inspirée tellement coupée des autres qu’elle en devient éphémère et inconsistante. Les vrais prophètes font corps avec leur peuple, et tous deviennent prophètes avec eux.

C’était par exemple l’intuition de départ des prêtres ouvriers en France dans les années 60 : être au milieu de ces masses en bleu de travail dont l’absence n’inquiétait guère les paroisses. Cette intuition s’est sans doute perdue en cours de route, confondant être-avec et être-comme, solidarité et complicité idéologique, critique de l’institution et séparatisme radical. Eldad et Médad nous redisent pourtant qu’être prophète implique de « rester dans le camp », de « partager les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des hommes de ce temps », selon la belle formule du concile Vatican II.

L’exorciste au nom de Jésus qui n’est pas dans le groupe de ses fidèles nous redit ainsi que l’Esprit de ce Jésus n’est pas enfermé dans les frontières visibles de l’Église.

 

Croyons-nous réellement que notre baptême fait de nous des prêtres, des prophètes et des rois ? Ou préférons nous déléguer cette vocation à des ‘spécialistes’ supposés agir à notre place ?

Revaloriser le prophétisme commun des baptisés n’est pas disqualifier le prophétisme spécifique des ministres ordonnés. C’est articuler les deux, en ordonnant le second au premier, et non l’inverse, ce qui ferait ressurgir le cléricalisme…

 

Un peuple de prophètes est composé d’acteurs bien enracinés dans les responsabilités  sociétales de leur époque, et qui n’ont pas peur de proclamer les exigences de la Parole de Dieu à temps et à contretemps. Prophétiser aujourd’hui, c’est annoncer par nos paroles et nos actes ce que la foi au Christ nous inspire en entreprise, en famille, en politique, en économie etc. pour faire grandir l’amour de Dieu et des autres.

Les 68 voulaient s’accaparer ce rôle. Heureusement, Eldad et Médad ne se sont pas séparés du peuple pour courir après un tel prestige éphémère. 

Pourquoi, en France, certains prêtres ne pourraient-il pas, comme les diacres permanents, faire l’expérience du ministère de la Parole de Dieu vécue et prêchée au milieu du peuple (ce qui suppose métier et famille), et non pas à l’écart ?

 

Conclusion

Si vous êtes de ces ‘chrétiens sans Église’ si nombreux en France, réjouissez-vous ! Car Eldad et Médad sont vos avocats. Continuez à être prophètes au milieu de vos proches ! Osez faire remonter à l’Église officielle ce que vous avez cru discerner des attentes de vos contemporains.


Si vous faites partie de la petite minorité des cathos pratiquants, ne désespérez pas ! Efforcez-vous de garder l’institution (paroisse, mouvement, communautés, diocèse) ouverte, soucieuse des personnes plus que de son fonctionnement, non exclusive. Plaidez pour que chacune des décisions prises soit inspirée par l’amour et pas seulement par la loi. Faites attention à chacun et pas seulement au remplissage de vos organigrammes. Alors vous verrez votre Église se renouveler peu à peu en accueillant ceux et celles qu’elle avait oubliés, et devenir ainsi un peuple prophétique, pour le bien de tous !

 

 

LECTURES DE LA MESSE

1ère lecture : L’Esprit de Dieu souffle où il veut (Nb 11, 25-29)

Lecture du livre des Nombres
Le Seigneur descendit dans la nuée pour s’entretenir avec Moïse. Il prit une part de l’esprit qui reposait sur celui-ci, et le mit sur les soixante-dix anciens du peuple. Dès que l’esprit reposa sur eux, ils se mirent à prophétiser, mais cela ne dura pas.
Or, deux hommes étaient restés dans le camp ; l’un s’appelait Eldad, et l’autre Médad. L’esprit reposa sur eux ; bien que n’étant pas venus à la tente de la Rencontre, ils comptaient parmi les anciens qui avaient été choisis, et c’est dans le camp qu’ils se mirent à prophétiser.
Un jeune homme courut annoncer à Moïse : « Eldad et Médad prophétisent dans le camp ! »
Josué, fils de Noun, serviteur de Moïse depuis sa jeunesse, prit la parole : « Moïse, mon maître, arrête-les ! »
Mais Moïse lui dit : « Serais-tu jaloux pour moi ? Ah ! Si le Seigneur pouvait mettre son esprit sur eux, pour faire de tout son peuple un peuple de prophètes ! »

Psaume : 18, 8, 10, 12-13, 14
R/ La loi du Seigneur est joie pour le cœur.

La loi du Seigneur est parfaite,
qui redonne vie ;
la charte du Seigneur est sûre,
qui rend sages les simples.

La crainte qu’il inspire est pure,
elle est là pour toujours ;
les décisions du Seigneur sont justes
et vraiment équitables.

Aussi ton serviteur en est illuminé ;
à les garder, il trouve son profit.
Qui peut discerner ses erreurs ?
Purifie-moi de celles qui m’échappent.

Préserve aussi ton serviteur de l’orgueil :
qu’il n’ait sur moi aucune emprise.
Alors je serai sans reproche,
pur d’un grand péché.

2ème lecture : Contre la richesse (Jc 5, 1-6)

Lecture de la lettre de saint Jacques
Écoutez-moi, vous, les gens riches ! Pleurez, lamentez-vous, car des malheurs vous attendent.
Vos richesses sont pourries, vos vêtements sont mangés des mites, votre or et votre argent sont rouillés. Cette rouille vous accusera, elle dévorera vos chairs comme un feu. Vous avez amassé de l’argent, alors que nous sommes dans les derniers temps !
Des travailleurs ont moissonné vos terres, et vous ne les avez pas payés ; leur salaire crie vengeance, et les revendications des moissonneurs sont arrivées aux oreilles du Seigneur de l’univers.
Vous avez recherché sur terre le plaisir et le luxe, et vous avez fait bombance pendant qu’on massacrait des gens.
Vous avez condamné le juste et vous l’avez tué, sans qu’il vous résiste.

Evangile : Contre le sectarisme et contre le scandale (Mc 9, 38-43.45.47-48)
Acclamation : Alléluia. Alléluia. Ta parole, Seigneur, est vérité : dans cette vérité, consacre-nous. Alléluia. (cf. Jn 17, 17)

Évangile de Jésus Christ selon saint Marc
Jean, l’un des Douze, disait à Jésus : « Maître, nous avons vu quelqu’un chasser des esprits mauvais en ton nom ; nous avons voulu l’en empêcher, car il n’est pas de ceux qui nous suivent. »
Jésus répondit : « Ne l’empêchez pas, car celui qui fait un miracle en mon nom ne peut pas, aussitôt après, mal parler de moi ; celui qui n’est pas contre nous est pour nous.
Et celui qui vous donnera un verre d’eau au nom de votre appartenance au Christ, amen, je vous le dis, il ne restera pas sans récompense.
Celui qui entraînera la chute d’un seul de ces petits qui croient en moi, mieux vaudrait pour lui qu’on lui attache au cou une de ces meules que tournent les ânes, et qu’on le jette à la mer.
Et si ta main t’entraîne au péché, coupe-la. Il vaut mieux entrer manchot dans la vie éternelle que d’être jeté avec tes deux mains dans la géhenne, là où le feu ne s’éteint pas.
Si ton pied t’entraîne au péché, coupe-le. Il vaut mieux entrer estropié dans la vie éternelle que d’être jeté avec tes deux pieds dans la géhenne.
Si ton œil t’entraîne au péché, arrache-le. Il vaut mieux entrer borgne dans le royaume de Dieu que d’être jeté avec tes deux yeux dans la géhenne, là où le ver ne meurt pas et où le feu ne s’éteint pas. »
Patrick Braud

 

Mots-clés : , , , , ,

15 septembre 2024

Apprendre à battre la chamade

Classé sous Communauté spirituelle — lhomeliedudimanche @ 12 h 30 min

Apprendre à battre la chamade


Homélie pour le 25° Dimanche du Temps ordinaire / Année B
22/09/24

Cf. également :

Agir sans comprendre, interroger sans contraindre
Dieu s’est fait infâme
La jalousie entre nature et culture
Jesus as a servant leader
« J’ai renoncé au comparatif »
C’est l’outrage et non pas la douleur
Vendredi Saint : La vilaine mort du Christ
Un roi pour les pires
Boire d’abord, vivre après, comprendre ensuite

 

Il faut sauver la poule aux yeux d’or !

Apprendre à battre la chamade dans Communauté spirituelle« Toujours plus ! » : le titre d’un best-seller (1984) de François de Closets convient bien à la deuxième lecture de ce dimanche (Jc 3,16–4,3) : « Vous êtes pleins de convoitises et vous n’obtenez rien, alors vous tuez ; vous êtes jaloux et vous n’arrivez pas à vos fins, alors vous entrez en conflit et vous faites la guerre ».

La convoitise ici dénoncée par Jacques semble par nature insatiable : le riche veut être toujours plus riche, le puissant veut toujours plus de puissance, le leader toujours plus de gloire etc. Poutine veut avaler l’Ukraine, puis ce sera Kaliningrad, les Balkans… La Chine a  digéré Hong Kong et veut se repaître de Taiwan. Les multinationales rachètent leurs concurrents pour maintenir leur quasi-monopole. Avec un peu de lucidité, chacun peut reconnaître qu’il n’échappe pas à cette course au « toujours plus » : plus d’argent, de reconnaissance, de consommation ou d’épargne, d’amour ou d’étourdissement etc. « Plus on obtient, plus on désire », écrivait Jean-Jacques Rousseau au XVIII° siècle.

Quitte d’ailleurs à se brûler les ailes en plein vol ! La Fontaine avait bien croqué le côté suicidaire de la convoitise effrénée, en reprenant (en 1668) la vieille fable d’Ésope sur la poule aux œufs d’or :

la poule aux oeufs d'orL’avarice perd tout en voulant tout gagner.

Je ne veux, pour le témoigner,

Que celui dont la Poule, à ce que dit la Fable,

Pondait tous les jours un œuf d’or.

Il crut que dans son corps elle avait un trésor.

Il la tua, l’ouvrit, et la trouva semblable

À celles dont les œufs ne lui rapportaient rien,

S’étant lui-même ôté le plus beau de son bien.

Belle leçon pour les gens chiches :

Pendant ces derniers temps, combien en a-t-on vus

Qui du soir au matin sont pauvres devenus

Pour vouloir trop tôt être riches ? 

 

Tuer la poule aux œufs d’or est pourtant une conduite absurde suivie aveuglément de par le monde. À trop produire, et mal, les industries vont tuer l’équilibre climatique nécessaire à notre survie ; à trop convoiter le territoire de l’autre, l’Europe s’est déjà autodétruite dans trois guerres dévastatrices aux millions de morts ; à trop vouloir le pouvoir, les partis politiques se sabordent eux-mêmes et préparent le chaos. Etc.

Jacques a raison : les guerres naissent de la convoitise, les conflits se nourrissent de la jalousie, l’injustice émerge du désordre et des rivalités.

 

Pourtant, il nous est impossible de vivre sans désirer ! Sommes-nous alors condamnés à périr de ce qui nous fait vivre ? Comment sauver la convoitise du piège qu’elle se tend à elle-même ?

 

La convoitise biblique

Le terme grec utilisé par Jacques est πιθυμω (epithumeo). Il est employé 16 fois dans la Bible grecque (LXX + NT). En hébreu, l’équivalent est le mot חָמַד (chamad). On le trouve 21 fois dans l’Ancien Testament hébreu. Quand on examine ces usages en grec ou en hébreu, on s’aperçoit qu’ils ne sont pas toujours connotés négativement.

 

a) La convoitise heureuse, ou le désir du bien

tableau-le-jardin-des-delices-detail-du-panneau-de-gauche- chamade dans Communauté spirituelleIl y a une sainte convoitise biblique. Dès la Genèse, la création est désirable, un vrai jardin des délices : « Le Seigneur Dieu fit pousser du sol toutes sortes d’arbres à l’aspect désirable (chamad) et aux fruits savoureux » (Gn 2,9).
Ensuite, la Loi et ses 613 commandements sont pour les juifs un trésor à convoiter plus que toutes les richesses matérielles, « plus désirables (chamad) que l’or, qu’une masse d’or fin, plus savoureuses que le miel qui coule des rayons » (Ps 18,11). Symétriquement, YHWH est pris de désir pour Jérusalem et convoite d’y établir avec le Temple le signe de sa présence : « Pourquoi, montagnes aux cimes nombreuses, avez-vous de l’envie contre la montagne que Dieu a voulue (chamad) pour résidence ? » (Ps 67,16-17). C’est à cette passion amoureuse de Dieu pour son peuple que fait écho le chant d’amour de la bien-aimée du Cantiques des cantiques : « Comme un pommier entre les arbres de la forêt, ainsi mon bien-aimé entre les jeunes hommes. J’ai désiré (chamad) son ombre et je m’y suis assise : son fruit est doux à mon palais » (Ct 2,3).

La convoitise amoureuse – à distinguer de la concupiscence charnelle – peut donc nous révéler le désir de Dieu pour son peuple (toujours féminin en hébreu) : « ma fille, le roi sera séduit (chamad) par ta beauté. Il est ton Seigneur : prosterne-toi devant lui » (Ps 44,12).

 

Les traductions remplacent d’ailleurs convoitise par désir lorsque Dieu en est l’auteur, ou lorsqu’elle vise un but noble et beau. Ainsi le Christ lui-même désire ardemment manger la Pâque avec ses amis avant de souffrir sa Passion : « j’ai désiré d’un grand désir (epithumeo) manger cette Pâque avec vous avant de souffrir » (Lc 22,15). La convoitise est ici cette tension de tout l’être où nous nous engageons pour communier à l’autre, dans l’amour et le service. Avec humour, on peut relever que cette volonté de servir peut aller jusqu’à convoiter… une élection épiscopale : « si quelqu’un aspire à la charge d’évêque, c’est une belle tâche qu’il désire (epithumeo) » (1Tm 3,1) ! Il ne s’agit plus alors de faire carrière dans l’Église, mais d’aller au bout du don de soi. Confier de hautes responsabilités à quelqu’un qui n’aurait pas cette soif de servir serait extrêmement dangereux (en politique ou en entreprise comme en Église !).

 

Cette convoitise vaut également pour souhaiter et favoriser la réussite de l’autre indépendamment de la mienne : « Notre désir (epithumeo) est que chacun d’entre vous manifeste le même empressement jusqu’à la fin, pour que votre espérance se réalise pleinement » (He 6,11). Convoiter le succès d’autrui, c’est désirer qu’il aille jusqu’au bout de son désir le plus vrai. La convoitise heureuse est orientée vers la fin, vers l’accomplissement de toutes choses, ce qui lui évitera de s’enfermer dans des réalités avant-dernières : « Amen, je vous le dis : beaucoup de prophètes et de justes ont désiré (epithumeo) voir ce que vous voyez, et ne l’ont pas vu, entendre ce que vous entendez, et ne l’ont pas entendu. » (Mt 13,17). Même les anges partagent cette envie irrésistible de voir le dévoilement ultime : « même des anges désirent (epithumeo) se pencher pour scruter ce message » (1P 1,12).

 

Saint+Augustin+-+Dieu+fait+attendre+pour+%25C3%25A9tendre+notre+d%25C3%25A9sir concupiscenceVoilà donc un premier inventaire étonnant : lorsqu’elle vise le bien, lorsqu’elle émane de Dieu ou de l’homme droit, la convoitise devient heureuse, et elle se mue en « un saint désir », comme nous y appelait Saint-Augustin :

Toute la vie du vrai chrétien est un saint désir. Sans doute, ce que tu désires, tu ne le vois pas encore : mais le désir te rend capable, quand viendra ce que tu dois voir, d’être comblé.

Il prenait l’image d’un sac à agrandir pour y accueillir le plus possible des dons de Dieu :

Supposons que tu veuilles remplir quelque objet en forme de poche et que tu saches la surabondance de ce que tu as à recevoir ; tu étends cette poche, sac, outre, ou tout autre objet de ce genre ; tu sais combien grand est ce que tu as à y mettre, et tu vois que la poche est étroite : en l’étendant, tu en augmentes la capacité. De même, Dieu, en faisant attendre, étend le désir ; en faisant désirer, il étend l’âme ; en étendant l’âme, il la rend capable de recevoir.

Désirons donc, mes frères, parce que nous devons être comblés

Augustin : Sermon sur la 1ère Lettre de Jean, 4, 6

Apprenons à élargir l’espace de notre « saint désir » le plus vrai…

 

b) La convoitise mortifère, ou le désordre des désirs

Les autres usages bibliques du mot convoitise (epithumeo, chamad) sont plutôt négatifs, comme en français. Convoiter le fruit de l’arbre interdit (de la connaissance du bien et du mal) va pousser Ève et Adam à se couper de la communion d’avec YHWH. Mettre la main sur le fruit désiré, se l’approprier au lieu de le recevoir de la main du Tout-Autre, c’est remplacer le don par la prédation violente. L’humanité prédatrice est celle qui convoite au lieu de recevoir. C’est même devenu proverbial : « Le méchant convoite (chamad) ce que prennent les méchants » (Pr 12,12). Le mimétisme répand la prédation comme une tâche d’huile dans la société humaine.

 

-careme2012-lapinbleu-19dimanche3.-1Artiste convoitiseD’où l’interdiction fondatrice qui est répétée maintes et maintes fois dans l’Ancien Testament : « tu ne convoiteras pas (chamad) ni les biens de quelqu’un, ni sa femme ». (Ex 20,17 ; Dt 5,21). Car convoiter une chose, c’est déjà l’avilir. Mais convoiter quelqu’un, c’est l’avilir deux fois : en le réduisant au rang d’un objet, et un objet pris de force : « S’ils convoitent (chamad) des champs, ils s’en emparent ; des maisons, ils les prennent ; ils saisissent le maître et sa maison, l’homme et son héritage » (Mi 2,2).

 

La convoitise conduit à l’adultère, qu’elle soit conjugale ou spirituelle, et cette infamie devient un feu dévorant pour ceux qui s’y adonnent : « Si mon cœur a été séduit par une femme et si j’ai guetté à la porte du voisin, que ma femme tourne la meule pour autrui et que d’autres la possèdent ! Car c’est une infamie, une faute relevant des juges ; oui, c’est un feu qui dévore jusqu’à l’abîme, capable de détruire à la racine toute ma récolte »  (Jb 31,9–12). Jésus lui-même sera intransigeant sur la convoitise masculine qui réduit les femmes un objet de plaisir : « Eh bien ! moi, je vous dis : Tout homme qui regarde une femme avec convoitise (epithumeo) a déjà commis l’adultère avec elle dans son cœur »  (Mt 5,28). Et Paul appelle « chair » tout ce qui contredit l’Esprit : « Car les convoitises (epithumeo) de la chair s’opposent à l’Esprit, et les tendances de l’Esprit s’opposent à la chair. En effet, il y a là un affrontement qui vous empêche de faire tout ce que vous voudriez » (Ga 5,17). Parce qu’elle veut annexer l’autre ou ses biens, la convoitise de la « chair » est contre le contraire d’une relation de communion, œuvre de l’Esprit..

 

On se souvient qu’au désert, la relation d’Alliance avec YHWH fut rompue par l’avidité gloutonne des mangeurs de cailles (Nb 11,31-34). Ils en ramassèrent tant – au lieu de recevoir leur ration quotidienne – et se goinfrèrent tant qu’ils en moururent. Car ces ‘cailles tueuses’ avaient avalé des graines de ciguë, inoffensives pour elles, mais mortelles pour les gros mangeurs cédant à leur convoitise : « On appela ce lieu Qibroth-ha-Taawa (c’est-à-dire : Tombeaux-de-la-convoitise) car c’est là qu’on enterra la foule de ceux qui avaient été pris de convoitise » (Nb 11,34). Voilà ce que constate Moïse, et Jésus à sa suite : la convoitise conduit au tombeau lorsque qu’elle ne vise plus le bien, le beau ou le vrai.

 

Jacques dans notre deuxième lecture parle du « désordre engendré par les rivalités et les jalousies ». Avec la concupiscence, le désir fait désordre ; et c’est le désordre des désirs qui égare l’être humain en quête de bonheur.

Ainsi dans notre Évangile  (Mc 9,30-37), les disciples discutent entre eux pour savoir qui est le plus grand. La concupiscence du pouvoir exerce sa fascination sur tous, même dans l’Église, depuis le début ! Renoncer à ce savoir (« qui est le plus grand ? ») est la condition préalable pour devenir « le serviteur de tous ». La confession de non-savoir mène à la grandeur illucide, c’est-à-dire non consciente d’elle-même. Jésus nous ne nous invite pas à renoncer à la grandeur, mais à renoncer à savoir si nous sommes grands ou pas…

Ne pas convoiter titres, médailles, honneurs, décorations etc. mais vouloir servir jusqu’au bout, jusqu’à l’extrême : voilà le chemin choisi par le Christ, sur lequel il nous accompagne aujourd’hui par la force de son Esprit.

 

3. Apprendre à battre la chamade

Mon coeur bat la chamade...Le jeu de mots est tentant, puisque la convoitise se dit חָמַד = chamad en hébreu !

Certes, l’expression « battre la chamade » est d’origine militaire. Venue du persan shimata (qui signifie « fièvre » ou « vacarme ») par l’italien chiamata (« appel », « clameur »), la chamade est un puissant roulement de tambour joué pour signaler une reddition ou une demande de trêve, de négociation, accompagné parfois du célèbre drapeau blanc car le tumulte de la guerre couvrait les tambours de la chamade…

Mais rien n’empêche de forcer le jeu de mots : vaincre la (mauvaise) convoitise, c’est battre la chamad ! C’est discerner ce pour quoi/pour qui mon cœur bat vraiment, authentiquement.

 

L’histoire vraie suivante nous invite à écouter battre le meilleur de notre cœur, même et surtout dans la vie professionnelle :

Un jeune diplômé d’une prestigieuse école de commerce vient trouver son ancien professeur de marketing qu’il aimait bien :

– Je viens vous demander conseil. Ma boîte me propose un poste prestigieux, bien payé, et prometteur. C’est à Singapour : il faut-il partir au moins 3 ans et cravacher pour mériter la suite. Dois-je accepter ?

- Quels serait pour toi les avantages et les inconvénients de dire oui ?

- Les avantages : la paye, la promesse d’évolution, le dépaysement, les responsabilités. Les inconvénients : je ne suis pas sûr de vouloir faire carrière dans cette boîte, et c’est beaucoup de sacrifices pour de l’argent.

- Qu’est-ce qui pourrait te faire choisir autre chose ?

- Si je trouvais plus intéressant ailleurs ?

- Réfléchis à ton parcours depuis ta sortie d’école : quand ton cœur s’est-il dilaté lors d’une activité professionnelle ?

Désarçonné par la question, le jeune homme demeure un long moment en silence, le front plissé, interdit, puis cherche dans sa mémoire. Son visage s’éclaire enfin : 

- « Je sais. Je n’ai jamais été si bien avec moi-même que lorsque je conduisais des chantiers de développement pendant mes deux années de coopération militaire en Afrique Noire ». Il avait même une larme discrète lorsqu’il ajouta : « Là, c’était moi. J’étais pleinement en accord avec ce que je faisais ».

Le professeur, ému, n’a pas eu besoin d’en dire plus, et encore moins de lui donner un conseil. Le jeune homme avait pris conscience que son moteur le plus intime pour agir, c’était le sens humain de son action et la qualité des relations avec les équipes. Il déclina finalement l’offre pour Singapour, et chercha une entreprise qui permettrait à nouveau à son cœur de se « dilater » en exerçant son métier.

Ce qui a provoqué ce déclic fut la question du professeur après un échange confiant et ouvert : quand ton cœur s’est-il dilaté ? Cette question fut puissante par la prise de conscience qu’elle suscita, et l’énergie qu’elle libéra en même temps pour chercher autre chose.

 

Contrairement à ce que nous impose le discours médiatique et culturel ambiant, nous sommes responsables de nos coups de cœur, de nos chamades. Le désir, ça s’éduque. Nous pouvons apprendre à convoiter ce qui n’a ni éclat ni prestige aux yeux du monde : « Devant lui, le serviteur a poussé comme une plante chétive, une racine dans une terre aride ; il était sans apparence ni beauté qui attire nos regards, son aspect n’avait rien pour nous plaire (chamad) » (Is 53,2). Le cœur de Mère Teresa battait la chamade pour les mourants misérables des trottoirs de Calcutta. La convoitise du Père Damien était de vivre avec les lépreux de Molokaï. Dans la laideur du camp d’Auschwitz, le Père Kolbe a désiré prendre la place d’un père de famille pour aller mourir dans le bunker de la faim plutôt que de sauver sa peau.

 

Ces héros ne sont pas des gens extraordinaires : il est donné à chacun de convertir les désirs qui l’animent vers le service, l’amour fraternel, le don de soi. Des millions de martyrs ordinaires en témoignent depuis 20 siècles. Des millions de saints ordinaires ont appris à désirer Dieu dans leurs responsabilités quotidiennes.

Ils ont renoncé à la concupiscence, à « savoir qui est le plus grand ».

Ils ont mis de l’ordre dans leurs désirs pour qu’ils soient orientés vers le bien.

Ils ont appris à discerner la dignité de ceux qui sont méprisés, « sans beauté ni éclat pour attirer les regards ».

Leur cœur a appris à battre la chamade, c’est-à-dire à vaincre la convoitise, pour désirer ce qui le vaut vraiment.

Soyons de ceux-là…

 

 

LECTURES DE LA MESSE


Première lecture
« Condamnons-le à une mort infâme » (Sg 2, 12.17-20)


Lecture du livre de la Sagesse

Ceux qui méditent le mal se disent en eux-mêmes : « Attirons le juste dans un piège, car il nous contrarie, il s’oppose à nos entreprises, il nous reproche de désobéir à la loi de Dieu, et nous accuse d’infidélités à notre éducation. Voyons si ses paroles sont vraies, regardons comment il en sortira. Si le juste est fils de Dieu, Dieu l’assistera, et l’arrachera aux mains de ses adversaires. Soumettons-le à des outrages et à des tourments ; nous saurons ce que vaut sa douceur, nous éprouverons sa patience. Condamnons-le à une mort infâme, puisque, dit-il, quelqu’un interviendra pour lui. »


Psaume
(Ps 53 (54), 3-4, 5, 6.8)
R/ Le Seigneur est mon appui entre tous.
 (Ps 53, 6b)


Par ton nom, Dieu, sauve-moi,
par ta puissance rends-moi justice ;
Dieu, entends ma prière,
écoute les paroles de ma bouche.


Des étrangers se sont levés contre moi,
des puissants cherchent ma perte :
ils n’ont pas souci de Dieu.


Mais voici que Dieu vient à mon aide,
le Seigneur est mon appui entre tous.
De grand cœur, je t’offrirai le sacrifice,
je rendrai grâce à ton nom, car il est bon !


Deuxième lecture
« C’est dans la paix qu’est semée la justice, qui donne son fruit aux artisans de paix » (Jc 3, 16 – 4, 3)


Lecture de la lettre de saint Jacques

Bien-aimés, la jalousie et les rivalités mènent au désordre et à toutes sortes d’actions malfaisantes. Au contraire, la sagesse qui vient d’en haut est d’abord pure, puis pacifique, bienveillante, conciliante, pleine de miséricorde et féconde en bons fruits, sans parti pris, sans hypocrisie. C’est dans la paix qu’est semée la justice, qui donne son fruit aux artisans de la paix. D’où viennent les guerres, d’où viennent les conflits entre vous ? N’est-ce pas justement de tous ces désirs qui mènent leur combat en vous-mêmes ? Vous êtes pleins de convoitises et vous n’obtenez rien, alors vous tuez ; vous êtes jaloux et vous n’arrivez pas à vos fins, alors vous entrez en conflit et vous faites la guerre. Vous n’obtenez rien parce que vous ne demandez pas ; vous demandez, mais vous ne recevez rien ; en effet, vos demandes sont mauvaises, puisque c’est pour tout dépenser en plaisirs.


Évangile
« Le Fils de l’homme est livré…Si quelqu’un veut être le premier, qu’il soit le serviteur de tous » (Mc 9, 30-37)  Alléluia. Alléluia.
Par l’annonce de l’Évangile, Dieu nous appelle à partager la gloire de notre Seigneur Jésus Christ. Alléluia. (cf. 2 Th 2, 14)


Évangile de Jésus Christ selon saint Marc

En ce temps-là, Jésus traversait la Galilée avec ses disciples, et il ne voulait pas qu’on le sache, car il enseignait ses disciples en leur disant : « Le Fils de l’homme est livré aux mains des hommes ; ils le tueront et, trois jours après sa mort, il ressuscitera. » Mais les disciples ne comprenaient pas ces paroles et ils avaient peur de l’interroger. Ils arrivèrent à Capharnaüm, et, une fois à la maison, Jésus leur demanda : « De quoi discutiez-vous en chemin ? » Ils se taisaient, car, en chemin, ils avaient discuté entre eux pour savoir qui était le plus grand. S’étant assis, Jésus appela les Douze et leur dit : « Si quelqu’un veut être le premier, qu’il soit le dernier de tous et le serviteur de tous. » Prenant alors un enfant, il le plaça au milieu d’eux, l’embrassa, et leur dit : « Quiconque accueille en mon nom un enfant comme celui-ci, c’est moi qu’il accueille. Et celui qui m’accueille, ce n’est pas moi qu’il accueille, mais Celui qui m’a envoyé. »
Patrick BRAUD

 

Mots-clés : , , ,
12345...230