La grâce étonne ; c’est détonant !
La grâce étonne ; c’est détonant !
Homélie du 4° dimanche de l’année C
03/02/2013
Étonnements
Il y a deux étonnements dans cet évangile de Jésus à la synagogue de Nazareth (Lc 4, 21-30) :
- l’étonnement devant la nouvelle identité que revendique cet enfant du pays. En prophétisant : « aujourd’hui, cette parole de l’Écriture s'accomplit » Jésus s’identifie au prophète annoncé par Isaïe, le Messie de Dieu. Et cela étonne les habitants de Nazareth, qui croyait bien connaître Jésus et sa famille.
- l’étonnement devant « le message de grâce » qui sort de sa bouche.
Ce deuxième étonnement est encore plus… étonnant !
C’est comme si les auditeurs à la synagogue s’attendaient à un autre discours : plus raide, plus tranchant. Visiblement, selon leur conception religieuse, un homme de Dieu ne pourrait que rétablir l’ordre moral lié à la loi divine. Un peu comme les islamistes au Mali veulent imposer la charia au nom de leur foi musulmane, les compatriotes de Jésus attendaient de lui qu’il rétablisse les « droits de Dieu » sur la société. Avec le Messie, on va voir ce qu’on va voir : la société va être remise sur le droit chemin et enfin correspondre à la volonté divine. Or le message de Jésus est quasiment à l’opposé, et en cela les surprend, les étonne, les déçoit profondément.
Qu’annonce Jésus en effet ? Il va, selon les paroles d'Isaïe :
« porter la bonne nouvelle aux pauvres ;
annoncer aux captifs la délivrance
et aux aveugles le retour à la vue,
renvoyer en liberté les opprimés,
proclamer une année de grâce du Seigneur. » (Is 61, 1-2)
Une vraie remise de dettes !
Et c’est en effet l’annonce du jubilé que Jésus accomplit ainsi : tous les 50 ans, la loi juive prévoit de libérer les esclaves, de redistribuer les terres pour éviter l’accumulation entre les mains de quelques-uns, de remettre les dettes pour éviter la paupérisation cumulative etc. Un vrai message de grâce donc, qui dans un premier temps heurte l'exigence de justice des auditeurs de Jésus. Comment ? Le Messie ne viendrait pas punir les blasphémateurs mais leur pardonner ? Il ne viendrait pas remplir les prisons mais les vider ? Il n’exigerait pas le remboursement intégral mais l’annulation des dettes ? Ce renversement de l’ordre moral apparemment juste étonne. Il ne correspond pas à l’attente religieuse immédiate. Il heurte l’espérance sincère de ceux qui ont tenu bon dans la fidélité à leur foi au milieu d’une société occupée et corrompue. Tous ceux-là auraient pu à bon droit revendiqué une « revanche de Dieu ». Et voilà que ce Jésus proclame la grâce et pas la condamnation ! De quoi les étonner…
Après l’étonnant, le détonant
Cet étonnement aurait pu les conduire à découvrir la vraie identité du Jésus de Nazareth. À l’instar des mages se laissant étonner par une étoile, ils auraient pu être conduits à voir autrement cet enfant du pays. Mais ils refusent que leur étonnement que les amène à changer. Ils se raidissent sur leur ancienne conception de la justice de Dieu et ne supportent pas que la grâce soit au coeur de la révélation du Messie. Alors cet étonnement devient le détonateur d’une violence sociale qui va les pousser à exclure celui qui incarne la grâce.
Surtout, lorsque Jésus leur cite en exemple des étrangers (la veuve de Sarepta, le syrien Naaman) comme des témoins privilégiés de cette grâce divine, leur colère explose. Que la grâce soit au coeur du message de Jésus est déjà choquant pour eux, mais qu’en plus Jésus leur dise que les étrangers savent mieux recevoir cette grâce qu'eux les exaspère et déchaîne leur violence.
S’amorce ici à Nazareth le même processus qu’au Golgotha : la non-violence paradoxalement révèle la haine ; la miséricorde démasque l’intransigeance ; la douceur déclenche la violence. Isaïe l’annonçait déjà dans les chapitres appelés ?du serviteur souffrant' (Is 43-53) :
« Maltraité, il s’humiliait, il n’ouvrait pas la bouche;
comme l’agneau qui se laisse mener à l’abattoir,
comme devant les tondeurs une brebis muette,
il n’ouvrait pas la bouche. Par contrainte et jugement il a été saisi.
Parmi ses contemporains, qui s’est inquiété
qu’il ait été retranché de la terre des vivants,
qu’il ait été frappé pour le crime de son peuple ? ».
Pour l’instant, à Nazareth, Jésus « passe au milieu et va son chemin » au coeur de cette violence sans en être affecté. Demain, dans sa passion, le même étonnement devant son message de grâce précipitera sa chute, ou plutôt son élévation sur la croix.
Qu'est donc la grâce ?
Qu’est-ce donc que la grâce pour susciter autant de réactions contraires et violentes ?
Le mot grec utilisé par Luc est le mot : charis (??????) qui a donné charisme, et qui signifie originellement : ce qui brille, ce qui réjouit. D'où le sens de charmant et plaisant pour ce qui est gracieux. D’où la qualité charismatique attribuée à celui qui séduit les foules.
En même temps la grâce désigne ce qui est offert gratuitement, au-delà de ce qu’il aurait pu être exigé. Gracieux rime alors avec gratuit, et désigne facilement la miséricorde de Dieu envers l’homme. Faire grâce est l’attitude royale de celui qui renonce à ses droits pour que l’autre puisse vivre à nouveau. C’est là le coeur du message de grâce de Jésus dont l’évangéliste Luc est sûrement le témoin le plus convaincu (cf. Luc 7,42).
Et enfin, le mot grâce renvoie au mot charisme, c’est-à-dire au don que Dieu fait à l’homme pour servir le bien commun. Le message de Jésus est charismatique au sens où il place l’existence humaine sous le signe du don reçu et non du mérite acquis.
Dans toutes ces acceptions du terme, Luc est vraiment l’évangéliste de la grâce. C’est dans son oeuvre (l’Évangile + les Actes des Apôtres) qu’on rencontre le plus d’emploi du mot, dans des expressions très fortes :
Actes 6,8 : Etienne, rempli de grâce et de puissance, opérait de grands prodiges et signes parmi le peuple.
Actes 11,23 : Lorsque Barnabé arriva et qu’il vit la grâce accordée par Dieu, il s’en réjouit
Actes 13,43 : Paul et Barnabé les engageaient à rester fidèles à la grâce de Dieu.
Actes 14,3 : le Seigneur rendait témoignage à la prédication de sa grâce en opérant signes et prodiges par leurs mains.
Actes 15,11 : D’ailleurs, c’est par la grâce du Seigneur Jésus que nous croyons être sauvés
Actes 18,28 : Arrivé là, Apollos fut, par l’effet de la grâce, d’un grand secours aux croyants, démontrant par les Écritures que Jésus est le Christ.
Actes 20,24 : le ministère que j’ai reçu du Seigneur Jésus: rendre témoignage à l’Évangile de la grâce de Dieu
Actes 20,32 : « Et à présent je vous confie à Dieu et à la parole de sa grâce
Luc 1,28 : Il entra et lui dit: « Réjouis-toi, comblée de grâce, le Seigneur est avec toi. » À cette parole elle fut toute troublée, et elle se demandait ce que signifiait cette salutation. Et l’ange lui dit: « Sois sans crainte, Marie; car tu as trouvé grâce auprès de Dieu. »
Luc 2,40 : Cependant l’enfant grandissait, se fortifiait et se remplissait de sagesse. Et la grâce de Dieu était sur lui.
Luc 2,52 : Quant à Jésus, il croissait en sagesse, en taille et en grâce devant Dieu et devant les hommes.
Luc 7,42 : Comme ils n’avaient pas de quoi rembourser, il fit grâce à tous deux. Lequel des deux l’en aimera le plus ? » Simon répondit: « Celui-là, je pense, auquel il a fait grâce de plus. »
La grâce fait tellement partie des salutations de Paul aux Églises locales dans ses épîtres qu’elle fait toujours partie, rapportée au Christ, de la salutation à l’ouverture de chaque messe :
« la grâce de Jésus-Christ notre Seigneur, l’amour de Dieu notre Père, et la communion de l’Esprit Saint soit toujours avec vous ».
La grâce est au coeur de l’identité de Jean le Baptiste = Johanan = Dieu fait grâce, comme de celle de Jésus = Yoshua = Dieu sauve, ainsi que de celle de Marie que Luc appelle « comblée de grâce » (kekaritomenê ; Luc 1,28).
Si nous voulons être fidèles au Christ, nous serons nous aussi des porte-parole de ce message de grâce qui sortait de sa bouche, quitte à susciter des étonnements parfois détonants…
1ère lecture : « Je fais de toi un prophète pour les peuples »(Jr 1, 4-5.17-19)
Lecture du livre de Jérémie
Le Seigneur m’adressa la parole et me dit :
« Avant même de te former dans le sein de ta mère,
je te connaissais ;
avant que tu viennes au jour,
je t’ai consacré ;
je fais de toi un prophète pour les peuples.
Lève-toi,
tu prononceras contre eux tout ce que je t’ordonnerai.
Ne tremble pas devant eux,
sinon, c’est moi qui te ferai trembler devant eux.
Moi, je fais de toi aujourd’hui une ville fortifiée,
une colonne de fer,
un rempart de bronze,
pour faire face à tout le pays,
aux rois de Juda et à ses chefs,
à ses prêtres et à tout le peuple.
Ils te combattront,
mais ils ne pourront rien contre toi,
car je suis avec toi pour te délivrer.
Parole du Seigneur. »
Psaume : Ps 70, 5-6ab, 7-8, 15ab.17, 19.6c
R/ Sans fin, je proclamerai ta victoire et ton salut
Seigneur mon Dieu, tu es mon espérance,
mon appui dès ma jeunesse.
Toi, mon soutien dès avant ma naissance,
tu m'as choisi dès le ventre de ma mère
Pour beaucoup, je fus comme un prodige ;
tu as été mon secours et ma force.
Je n'avais que ta louange à la bouche,
tout le jour, ta splendeur.
Ma bouche annonce tout le jour
tes actes de justice et de salut.
Mon Dieu, tu m’as instruit dès ma jeunesse,
et jusqu’ici, j’ai proclamé tes merveilles.
Si haute est ta justice, mon Dieu,
toi qui as fait de grandes choses :
Dieu, qui donc est comme toi ?
tu seras ma louange toujours !
2ème lecture : Hymne à la charité (1 Co 12, 31; 13, 1-13 [lecture brève : 13, 4-13])
Lecture de la première lettre de saint Paul Apôtre aux Corinthiens
Frères,
Parmi les dons de Dieu, vous cherchez à obtenir ce qu’il y a de meilleur. Eh bien, je vais vous indiquer une voie supérieure à toutes les autres
J’aurais beau parler toutes les langues de la terre et du ciel, si je n’ai pas la charité, s’il me manque l’amour, je ne suis qu’un cuivre qui résonne, une cymbale retentissante.
J’aurais beau être prophète, avoir toute la science des mystères et toute la connaissance de Dieu, et toute la foi jusqu’à transporter les montagnes, s’il me manque l’amour, je ne suis rien.
J’aurais beau distribuer toute ma fortune aux affamés, j’aurais beau me faire brûler vif, s’il me manque l’amour, cela ne me sert à rien.
L’amour prend patience ; l’amour rend service ; l’amour ne jalouse pas ; il ne se vante pas, ne se gonfle pas d’orgueil ;
il ne fait rien de malhonnête ; il ne cherche pas son intérêt ; il ne s’emporte pas ; il n’entretient pas de rancune ;
il ne se réjouit pas de ce qui est mal, mais il trouve sa joie dans ce qui est vrai ;
il supporte tout, il fait confiance en tout, il espère tout, il endure tout.
L’amour ne passera jamais. Un jour, les prophéties disparaîtront, le don des langues cessera, la connaissance que nous avons de Dieu disparaîtra.
En effet, notre connaissance est partielle, nos prophéties sont partielles.
Quand viendra l’achèvement, ce qui est partiel disparaîtra.
Quand j’étais un enfant, je parlais comme un enfant, je pensais comme un enfant, je raisonnais comme un enfant. Maintenant que je suis un homme, j’ai fait disparaître ce qui faisait de moi un enfant. Nous voyons actuellement une image obscure dans un miroir ; ce jour-là, nous verrons face à face. Actuellement ma connaissance est partielle ; ce jour-là, je connaîtrai vraiment, comme Dieu m’a connu. Ce qui demeure aujourd’hui, c’est la foi, l’espérance et la charité ; mais la plus grande des trois, c’est la charité.
Evangile : La mission de Jésus est universelle (Lc 4, 21-30)
Acclamation : Alléluia. Alléluia.
De L’Orient à l’Occident, parmi toutes les nations,
on reconnaîtra le salut de notre Dieu.
Alléluia. (cf. Ps 66, 3)
Évangile de Jésus Christ selon saint Luc
Dans la synagogue de Nazareth, après la lecture du livre d »Isaïe, Jésus déclara : « Cette parole de l’Écriture que vous venez d’entendre, c »est aujourd »hui qu »elle s’accomplit. »
Tous lui rendaient témoignage ; et ils s’étonnaient du message de grâce qui sortait de sa bouche. Ils se demandaient : « N’est-ce pas là le fils de Joseph ? »
Mais il leur dit : « Sûrement vous allez me citer le dicton : ‘Médecin, guéris-toi toi-même. Nous avons appris tout ce qui s’est passé à Capharnaüm : fais donc de même ici dans ton pays !’ »
Puis il ajouta : « Amen, je vous le dis : aucun prophète n’est bien accueilli dans son pays.
En toute vérité, je vous le déclare : Au temps du prophète Élie, lorsque la sécheresse et la famine ont sévi pendant trois ans et demi, il y avait beaucoup de veuves en Israël ; pourtant Élie n’a été envoyé vers aucune d’entre elles, mais bien à une veuve étrangère, de la ville de Sarepta, dans le pays de Sidon.
Au temps du prophète Élisée, il y avait beaucoup de lépreux en Israël ; pourtant aucun d’eux n’a été purifié, mais bien Naaman, un Syrien. »
À ces mots, dans la synagogue, tous devinrent furieux.
Ils se levèrent, poussèrent Jésus hors de la ville, et le menèrent jusqu’à un escarpement de la colline où la ville est construite, pour le précipiter en bas.
Mais lui, passant au milieu d’eux, allait son chemin.
Patrick Braud