Syméon l’anti-bernique
Syméon l’anti-bernique
Homélie pour la fête de la Présentation du Seigneur au Temple / Année C
02/02/25
Cf. également :
Chandeleur : les relevailles de Marie
Chandeleur et Vie Religieuse : vos Vœux nous Intéressent
Quand le corps tombe en ruines
1. Nunc dimittis
Un journaliste raconte que Jean-Marie Le Pen – bête de scène à son époque – était un jour invité à une émission politique, style l’Heure de vérité ou autre. À la fin, l’intervieweur lui pose la question : ‘Que diriez-vous si un jour c’était votre fille et non vous-même qui était élue Présidente de la République ?’ Le vieux lion au verbe acéré répondit : « Nunc dimittis ». Silence embarrassé du journaliste, qui attendait dans son oreillette l’explication de ces mots inconnus, car sa culture latine devait être aussi faible que sa culture biblique…
Rassurez-vous : je ne partage ni les idées ni la stratégie de feu Jean-Marie Le Pen, mais avouez que sa réplique avait du panache ! « Nunc dimittis » : c’est bien sûr le début en latin du cantique de Syméon de notre Évangile de la Présentation (Lc 2,22-40), que les moines et moniales chantent tous les soirs à l’office de Complies :
« Maintenant, ô Maître souverain, tu peux laisser ton serviteur s’en aller en paix, selon ta parole.
(Nunc dimittis servum tuum, Domine, secundum verbum tuum in pace).
Car mes yeux ont vu le salut que tu préparais à la face des peuples : lumière qui se révèle aux nations et donne gloire à ton peuple Israël. »
La version sécularisée cet hymne peut convenir à beaucoup de situations : ici au vieux leader qui cède la place à sa fille, là aux champions sportifs qui comme Nadal ou Federer savent raccrocher leur raquette au sommet de leur gloire, ou encore lorsqu’un chef d’entreprise familiale sait vendre son bébé à temps et s’en détacher, ou lorsque comme Syméon l’on pressent que le but d’une vie est désormais atteint. Cet art de l’effacement de soi une fois l’objectif réalisé fait évidemment penser à l’attitude de Jean-Baptiste qui au Jourdain s’efface derrière la valeur montante qu’est son cousin : « Il faut qu’il croisse et que je diminue » (Jn 3,30). Dans les deux cas, toucher à la plénitude est source de détachement et de dépossession. Au lieu de se cramponner à un poste de pouvoir comme font les politiques une fois élus – jusqu’à atteindre des âges déraisonnables – Syméon et Jean-Baptiste laissent la course se poursuivre sans eux. Ils ont fait leur part du travail. Ils peuvent décrocher en paix.
Avec les années, comment ne pas se sentir concerné tôt ou tard par ce courageux lâcher-prise ? Que ce soit pour laisser ses enfants continuer leur trajectoire sans vous, pour remettre à d’autres la responsabilité de ce que vous avez bâti, pour susciter des vocations nouvelles au lieu d’être l’indéboulonnable, l’indispensable, vous ferez tôt ou tard cette expérience : il est temps pour moi de partir en vous transmettant les clés. Ne pas consentir à cet effacement, c’est préférer la reconnaissance sociale à l’efficacité, c’est instrumentaliser les responsabilités pour sa propre gloire au lieu de servir, c’est compromettre l’avenir de ceux qui viendront après…
C’est si commun ! Ces gens me font penser aux « chapeaux chinois » (les berniques), ces coquillages que nous récoltions enfants sur les rochers des plages de Bretagne : il fallait un bon couteau et pas mal de patience et de force pour les détacher de leur rocher auquel ils étaient collés de toute la puissance de leur muscle-ventouse. « Comme une bernique à son rocher » est devenue une expression populaire désignant l’attitude des personnes-sangsues qui restent scotchées à leurs galons, à leur poste en entreprise ou association, voire à leur partenaire, tant et si bien qu’on n’arrive jamais à les décoller !
Syméon est l’anti-bernique par excellence !
Célébrer la Présentation au Temple ce dimanche nous invite à puiser en nous cette liberté spirituelle : savoir discerner quand c’est le moment de raccrocher et comment le faire avec panache. Sacré enjeu !
2. J’ai achevé ma course
Je me souviens de ma grand-mère, à plus de 80 ans (dans les années 60, on était un vieillard à ces âges-là !), Veuve depuis longtemps, elle me confiait tristement : ‘Le bon Dieu m’a oublié. Je connais plus de monde là-haut qu’ici-bas. J’ai terminé mon tour de piste maintenant et je ne sais pas ce que je fais encore là. Je prie Dieu chaque jour de venir me chercher’. Ce discours me faisait pleurer à chaque fois dans ses bras, mais instinctivement je ne cherchais pas à la contredire, ni à la dissuader de prier pour partir. Car au fond, une fois qu’on a accompli 99 % du programme initial, il ne reste plus grand-chose. Je trouvais qu’elle n’avait pas tort finalement de se languir en trouvant le temps bien long. Et pour les croyants, la perspective d’aller rejoindre la famille des aimés de l’au-delà vaut mieux que la longue et solitaire attente au bout du couloir…
Avec de tels raisonnements, je ne suis pas loin du plaidoyer pour le suicide assisté ! Vient un moment où quelqu’un peut discerner qu’il est temps pour lui de partir. Syméon nous pousse à y réfléchir : désirer mourir non pas pour éviter la souffrance, la douleur insupportable - car ce n’est pas de cela qu’il s’agit dans le texte de Luc - mais mourir… de plénitude ! Quand on se dit à soi-même : ‘J’ai fait l’essentiel. Maintenant, tout le reste n’est plus que prolongations’, c’est qu’on a vraiment envie de rentrer aux vestiaires…
N’allez pas trop vite crier au scandale ! Souvenez-vous que Paul lui-même confiait ressentir cette envie de mourir à l’approche du martyre de Rome vers lequel il voyageait, inexorablement : « Moi, en effet, je suis déjà offert en sacrifice, le moment de mon départ est venu. J’ai mené le bon combat, j’ai achevé ma course, j’ai gardé la foi » (2Tm 4,6-7). Et : « Je me sens pris entre les deux : je désire partir pour être avec le Christ, car c’est bien préférable ; mais, à cause de vous, demeurer en ce monde est encore plus nécessaire » (Ph 1,23-24).
« J’ai achevé ma course » : c’est ce que cherchait à me dire ma grand-mère. C’est ce que cherchent à nous dire – pour qu’on les respecte dans cette volonté – les milliers de gens qui ont recours chaque année à cette procédure là où elle a été légalisée sous strictes conditions (Suisse, Pays-Bas, Belgique, Luxembourg, Canada, Espagne, Australie, Autriche, quelques états des USA etc.).
Précisons tout de suite que Syméon ne cherche pas à mourir, mais se déclare prêt à accueillir la mort maintenant qu’il a vu le Messie. On ne peut donc pas tordre le texte de son cantique pour le transformer en plaidoyer pour le suicide assisté ! Surtout que la plupart des demandes ont pour but d’éliminer la souffrance, alors que Syméon est au contraire dans la plénitude de la joie maintenant que sa mission est accomplie.
Reste que l’envie de mourir n’est pas illégitime pour Syméon ou Paul, une fois l’essentiel de leur mission achevé. C’est ce qu’exprime l’expression populaire (imaginée par Goethe semble-t-il) : « Voir Naples et mourir » (en italien : ‘Vedi Napoli e poi muori’ ; littéralement : ‘Vois Naples et puis meurs’). Elle est couramment employée par les Napolitains, si imprégnés de la beauté envoûtante de leur ville qu’ils estiment allégoriquement qu’après une telle émotion, la vie n’a plus de sens. Du haut de ses 2700 ans d’existence, la ville mérite bien un tel engouement par l’unique diversité, la concentration et la richesse de son patrimoine historique, architectural, culturel, artistique, musical, gastronomique, sociologique, balnéaire et la douceur de son climat.
Il y a quelques moments comme celui-là devant la baie de Naples où l’on peut dire : « Maintenant, tu peux laisser ton serviteur s’en aller en paix… »
Les bonnes âmes charitables vont protester en multipliant les lotos et les ateliers de gymnastique douce dans les EHPAD pour enthousiasmer les résidents languissants… Mais rien n’y fait. Certains deviennent imperméables aux promesses d’un mieux-être à leur âge : « Ma vie est derrière moi ». Et qui pourrait les convaincre du contraire ? Bien sûr, il y a toujours, jusqu’au bout, de vrais moments de joie, d’amitié et de fraternité à partager. Ceux qui visitent régulièrement les personnes âgées solitaires, à domicile ou en institution, le savent pourtant bien : quelques éclairs d’amitié ou de plaisir partagé ne lavent pas la grisaille quotidienne qui se dépose jour après jour, jusqu’à tout recouvrir. Alors, on attend la fin, et on en vient à la souhaiter.
L’opposition de l’Église catholique au suicide assisté est bien connue : la vie est sacrée, nul n’a le droit d’en disposer, même pour soi-même (« Tu ne tueras pas »), seule la fin dite ‘naturelle’ est légitime (Catéchisme de l’Église catholique, nos 2280–2283). Et l’Église catholique est très vigilante – à raison – sur les dérives possibles d’une légalisation du suicide assisté, notamment pour les personnes vulnérables (âgées, handicapées). Le catéchisme reconnaît quand même la « proportionnalité des soins » et le refus de « l’acharnement thérapeutique ».« On ne veut pas ainsi donner la mort ; on accepte de ne pas pouvoir l’empêcher » (n. 2278). Évoquant la question de la souffrance, le Catéchisme assure que « l’usage des analgésiques pour alléger les souffrances du moribond, même au risque d’abréger ses jours, peut être moralement conforme à la dignité humaine si la mort n’est pas voulue, ni comme fin ni comme moyen, mais seulement prévue et tolérée comme inévitable » (n. 2279). La doctrine catholique assure par ailleurs que « les soins palliatifs constituent une forme privilégiée de la charité désintéressée ». À ce titre, ils sont « encouragés ».
Mais la position sur le suicide assisté est sans nuance : « la coopération volontaire au suicide est contraire à la loi morale »…
En contrepoint, on a déjà étudié les récits de suicide dans la Bible (cf. Quand le corps tombe en ruines), où les rédacteurs ne prennent pas position pour ou contre, ce qui laisse la question ouverte.
En France, la dissolution malheureuse de juin 2024 a reporté le débat en cours préparant un vote d’une loi sur la fin de vie. Dans une interview du 10/03/2024 à La Croix & Libération, Emmanuel Macron précisait les conditions d’accès prévues pour l’aide à mourir :
- E.M. : Cet accompagnement sera réservé aux personnes majeures, comme la Convention citoyenne l’avait recommandé. Deuxième condition : les personnes devront être capables d’un discernement plein et entier, ce qui signifie que l’on exclut de cette aide à mourir les patients atteints de maladies psychiatriques ou de maladies neurodégénératives qui altèrent le discernement, comme Alzheimer. Ensuite, il faut avoir une maladie incurable et un pronostic vital engagé à court ou à moyen terme. Enfin, le quatrième critère est celui de souffrances – physiques ou psychologiques, les deux vont souvent ensemble – réfractaires, c’est-à-dire que l’on ne peut pas soulager. Si tous ces critères sont réunis, s’ouvre alors la possibilité pour la personne de demander à pouvoir être aidée afin de mourir. Ensuite, il revient à une équipe médicale de décider, collégialement et en transparence, quelle suite elle donne à cette demande.
- La Croix & Libération : Vous excluez le terme de suicide assisté, mais si l’équipe médicale accède à la demande, ce sera bien au patient d’effectuer le geste final, le geste létal ?
- E.M. : Je vais vous lire ce qui est écrit dans le projet de loi. « L’administration de la substance létale est effectuée par la personne elle-même ou, lorsque celle-ci n’est pas en mesure d’y procéder physiquement, à sa demande, soit par une personne volontaire qu’elle désigne lorsque aucune contrainte d’ordre technique n’y fait obstacle, soit par le médecin ou l’infirmier qui l’accompagne ».
Que vous soyez ou non d’accord avec la possibilité du suicide assisté, il faut vous y préparer, comme phénomène de société. C’est la responsabilité des chrétiens que de réfléchir aux questions que cela pose, et d’accompagner – sans condamner, même s’il faut poser des repères – ceux qui voudraient s’y engager.
Sommes-nous prêts ?
« J’ai achevé ma course » : viendra un moment où nous pourrons faire nôtre cette plénitude qui nous libère du devoir d’être là.
« Nunc dimittis » : plusieurs fois dans notre existence, nous aurons l’occasion de nous détacher, de laisser les autres aller plus loin sans nous.
Allons-nous nous accrocher, telle la bernique sur son rocher, où allons-nous avec pleine confiance consentir à nous effacer ?
Lectures de la messe
Première lecture
« Soudain viendra dans son Temple le Seigneur que vous cherchez » (Ml 3, 1-4)
Lecture du livre du prophète Malachie
Ainsi parle le Seigneur Dieu : Voici que j’envoie mon messager pour qu’il prépare le chemin devant moi ; et soudain viendra dans son Temple le Seigneur que vous cherchez. Le messager de l’Alliance que vous désirez, le voici qui vient – dit le Seigneur de l’univers. Qui pourra soutenir le jour de sa venue ? Qui pourra rester debout lorsqu’il se montrera ? Car il est pareil au feu du fondeur, pareil à la lessive des blanchisseurs. Il s’installera pour fondre et purifier : il purifiera les fils de Lévi, il les affinera comme l’or et l’argent ; ainsi pourront-ils, aux yeux du Seigneur, présenter l’offrande en toute justice. Alors, l’offrande de Juda et de Jérusalem sera bien accueillie du Seigneur, comme il en fut aux jours anciens, dans les années d’autrefois. Parole du Seigneur.
Psaume
(Ps 23 (24), 7, 8, 9, 10)
R/ C’est le Seigneur, Dieu de l’univers ; c’est lui, le roi de gloire. (Ps 23, 10bc)
Portes, levez vos frontons,
élevez-vous, portes éternelles :
qu’il entre, le roi de gloire !
Qui est ce roi de gloire ?
C’est le Seigneur, le fort, le vaillant,
le Seigneur, le vaillant des combats.
Portes, levez vos frontons,
levez-les, portes éternelles :
qu’il entre, le roi de gloire !
Qui donc est ce roi de gloire ?
C’est le Seigneur, Dieu de l’univers ;
c’est lui, le roi de gloire.
Deuxième lecture
« Il lui fallait se rendre en tout semblable à ses frères » (He 2, 14-18)
Lecture de la lettre aux Hébreux
Puisque les enfants des hommes ont en commun le sang et la chair, Jésus a partagé, lui aussi, pareille condition : ainsi, par sa mort, il a pu réduire à l’impuissance celui qui possédait le pouvoir de la mort, c’est-à-dire le diable, et il a rendu libres tous ceux qui, par crainte de la mort, passaient toute leur vie dans une situation d’esclaves. Car ceux qu’il prend en charge, ce ne sont pas les anges, c’est la descendance d’Abraham. Il lui fallait donc se rendre en tout semblable à ses frères, pour devenir un grand prêtre miséricordieux et digne de foi pour les relations avec Dieu, afin d’enlever les péchés du peuple. Et parce qu’il a souffert jusqu’au bout l’épreuve de sa Passion, il est capable de porter secours à ceux qui subissent une épreuve.
Parole du Seigneur.
Évangile
« Mes yeux ont vu ton salut » (Lc 2, 22-40)
Alléluia. Alléluia. Lumière qui se révèle aux nations et donne gloire à ton peuple Israël. Alléluia. (Lc 2, 32)
Évangile de Jésus Christ selon saint Luc
Quand fut accompli le temps prescrit par la loi de Moïse pour la purification, les parents de Jésus l’amenèrent à Jérusalem pour le présenter au Seigneur, selon ce qui est écrit dans la Loi : Tout premier-né de sexe masculin sera consacré au Seigneur. Ils venaient aussi offrir le sacrifice prescrit par la loi du Seigneur : un couple de tourterelles ou deux petites colombes.
Or, il y avait à Jérusalem un homme appelé Syméon. C’était un homme juste et religieux, qui attendait la Consolation d’Israël, et l’Esprit Saint était sur lui. Il avait reçu de l’Esprit Saint l’annonce qu’il ne verrait pas la mort avant d’avoir vu le Christ, le Messie du Seigneur. Sous l’action de l’Esprit, Syméon vint au Temple. Au moment où les parents présentaient l’enfant Jésus pour se conformer au rite de la Loi qui le concernait, Syméon reçut l’enfant dans ses bras, et il bénit Dieu en disant : « Maintenant, ô Maître souverain, tu peux laisser ton serviteur s’en aller en paix, selon ta parole. Car mes yeux ont vu le salut que tu préparais à la face des peuples : lumière qui se révèle aux nations et donne gloire à ton peuple Israël. »
Le père et la mère de l’enfant s’étonnaient de ce qui était dit de lui. Syméon les bénit, puis il dit à Marie sa mère : « Voici que cet enfant provoquera la chute et le relèvement de beaucoup en Israël. Il sera un signe de contradiction – et toi, ton âme sera traversée d’un glaive – : ainsi seront dévoilées les pensées qui viennent du cœur d’un grand nombre. »
Il y avait aussi une femme prophète, Anne, fille de Phanuel, de la tribu d’Aser. Elle était très avancée en âge ; après sept ans de mariage, demeurée veuve, elle était arrivée à l’âge de 84 ans. Elle ne s’éloignait pas du Temple, servant Dieu jour et nuit dans le jeûne et la prière. Survenant à cette heure même, elle proclamait les louanges de Dieu et parlait de l’enfant à tous ceux qui attendaient la délivrance de Jérusalem.
Lorsqu’ils eurent achevé tout ce que prescrivait la loi du Seigneur, ils retournèrent en Galilée, dans leur ville de Nazareth.
L’enfant, lui, grandissait et se fortifiait, rempli de sagesse, et la grâce de Dieu était sur lui.
Patrick BRAUD