À côté de leurs pompes !
À côté de leurs pompes !
Homélie pour le 14° Dimanche du Temps ordinaire / Année B
07/07/24
Cf. également :
Je t’envoie vers les nations rebelles
Nul n’est prophète en son pays
Quelle est votre écharde dans la chair ?
Le Capharnaüm de la mémoire : droit à l’oubli, devoir d’oubli
La grâce étonne ; c’est détonant !
Un nuage d’inconnaissance
La parresia, ou l’audace de la foi
Secouez la poussière de vos pieds
Avez-vous la nuque raide ?
De l’art de contraposer
« Nul n’est prophète en son pays » : la célèbre maxime citée par Jésus ce dimanche (Mc 6,1-6) nous est familière. Peut-être trop. Alors, pour la voir sous un nouveau jour, attachons-nous à la proposition équivalente obtenue par contraposition.
En logique, on montre en effet que si « A implique B », alors « non B implique non A ». Cette seconde proposition s’appelle la contraposée de la première. Par exemple, la contraposée de : « tout homme est mortel » est : « si quelqu’un est immortel, alors ce n’est pas un homme ».
Le formalisme mathématique de la contraposition s’écrit :
Notre proverbe évangélique peut ainsi subir cette transformation : la contraposée de Mc 6,1 doit être vraie ! « Nul n’est prophète en son pays » implique que « si quelqu’un est prophète, c’est un étranger ».
Vue sous cet angle, la contraposée appliquée à Jésus nous donne :
« Jésus est prophète, donc il passe pour étranger aux yeux de ses compatriotes de Nazareth ».
Comme s’il fallait que le Christ reste un étranger pour que notre foi se réveille !
À Nazareth, son village natal, Jésus n’est pas reconnu comme prophète. Mais à Capharnaüm, la ville cosmopolite d’à côté, où il élira domicile à cause peut-être de ce rejet par Nazareth, là il sera reconnu et on aura foi en lui ! Être un familier de Jésus (de sa famille, son village, sa terre, son Église) est donc un handicap, car le manque d’étrangeté de sa parole et de sa personne nous empêchera de le reconnaître tel qu’il est…
On devine que l’avertissement est sévère pour les frères et sœurs de Jésus (et même sa mère), pour ses voisins d’enfance, comme il est sévère pour les vieux chrétiens baptisés depuis longtemps qui ont l’impression de connaître Jésus par cœur !
À nous de l’entendre…
Vous avez dit bizarre… comme c’est bizarre !
Si rien ne nous choque en Jésus, nous passons à côté.
Si rien ne nous dérange chez lui, nous l’assimilerons à ce que nous en avons déjà découvert, c’est-à-dire bien peu.
Si rien ne nous heurte dans sa parole, c’est que nous avons transformé l’Évangile en un petit système bien-pensant enclos sur nos propres convictions.
La plupart du temps, ce manque d’étonnement vient du fait que nous sélectionnons les seuls passages qui nous plaisent dans sa vie, dans les textes, si bien que nous pratiquons déjà ce que les réseaux sociaux ont érigé en machine de guerre pour capter notre attention : l’enfermement algorithmique. Sur une page Facebook par exemple, on vous suggérera d’autres pages qui vont dans le même sens, et un peu plus loin même. Si vous êtes complotistes, on vous suggérera des pages antivax. Si vous êtes sur un tweet dénonçant le massacre à Gaza, on vous proposera d’autres tweets vantant la « résistance » du Hamas ou dénonçant le « génocide sioniste » etc.
Eh bien, certains lisent la Bible de la même manière, en s’enfermant mutuellement dans des passages et des interprétations qui vont toujours dans leur sens, en sélectionnant certains versets et en fermant les yeux sur d’autres. Ce type de lecture s’enferme dans des opinions préétablies. Le texte devient un pré-texte.
En réalité, exercez-vous non pas à chercher dans la Bible les passages qui vous plaisent, mais au contraire ceux qui vous choquent. N’allez pas y sélectionner ce que vous aimez déjà, ce que vous aimez bien : affrontez-vous à ce qui vous y pose question, ce que vous ne comprenez pas. De même que l’argumentation rationnelle demande de penser contre soi-même, en s’obligeant à examiner sérieusement les objections à notre opinion première (comme Saint Thomas d’Aquin dans sa Somme théologique : sed, a contra…), la Bible demande de la lire contre elle-même.
S’il n’y a rien de bizarre pour moi dans l’Évangile, comment Jésus pourrait-il se manifester à moi comme prophète ?
Si je ne me laisse pas surprendre par sa parole et ses actes, je suis de Nazareth et pas de Capharnaüm.
Si je ne me bats pas avec les passages obscurs, avec les versets qui me déplaisent, comment la Bible pourrait-elle devenir parole de Dieu pour moi ? Elle ne sera qu’un écho de mon système de pensée. Un peu comme le miroir magique de la méchante reine de Blanche Neige : « Miroir, mon gentil miroir, qui est la plus belle du royaume ? »…
Saint Augustin osait affirmer : « Si tu comprends, ce n’est pas Dieu » (Sermon 117).
Denys l’Aréopagite enfonçait le clou : « Et si, en voyant Dieu, on comprend ce que l’on voit, ce n’est pas Dieu qu’on a contemplé, mais bien quelqu’une des choses qui sont de lui, et que nous pouvons connaître. Pour lui, supérieur à tout entendement, à toute existence, il subsiste suréminemment, et il est connu d’une manière transcendante, par cela même qu’il ne subsiste pas, et qu’on ne le connaît pas. Et cette absolue et heureuse ignorance constitue précisément la science de celui qui surpasse tous les objets de la science humaine » (Lettre première. À Caïus, thérapeute).
Les voisins de Jésus de Nazareth croyaient le connaître, c’est pourquoi ils n’ont pas cru en lui. Prenons garde de ne pas tomber dans ce piège de la familiarité trompeuse…
La paroisse d’à côté
À fréquenter cet étrange prophète, nous en deviendrons nous-même étranger pour les autres. À nous laisser conduire ailleurs à cause de la parole surprenante du prophète de Capharnaüm, nous en viendrons nous-même à habiter ailleurs, à quitter Nazareth pour Capharnaüm. Autrement dit, nous serons toujours en léger décalage avec la moyenne sociale. C’est pour cela que la paroisse s’appelle ainsi ! Le mot paroisse vient de l’étymologie : la maison d’à côté, la résidence en pays étranger (παροικια = παρα, à côté + οικια, maison). La maison (oikia) d’un paroissien (paroikos) ne sera jamais que « voisine » sans jamais être complètement intégrée dans la cité. Celui qui séjourne dans un peuple (dèmos) sans en faire partie restera un parepidèmos = à côté du peuple : son séjour, fût-il long, ne lui permettra jamais de se fondre dans la communauté de ses habitants. Il sera toujours à côté (par-oikios et par-epi-dèmos).
Les paroissiens ne sont pas donc des citoyens comme les autres. Ils sont à côté, ils ne se fondent pas dans la masse, mais gardent une différence, une altérité qui les rend étrangers, voire étranges, aux yeux des gens normaux. Pierre encourageait sa communauté à tenir bon dans cette différence : « Bien-aimés, puisque vous êtes comme des étrangers (paroikos) résidents ou de passage (parepidēmos), je vous exhorte à vous abstenir des convoitises nées de la chair, qui combattent contre l’âme. » (1P 2,11). Nous appartenons à notre milieu social et professionnel, et en même temps nous sommes à côté. Notre patrie de cœur est ailleurs (« Mon royaume n’est pas de ce monde… »). Nous sommes comme en séjour en pays étranger. Et la paroisse est l’assemblée de tous ces disciples qui sont à côté, non pas de leurs pompes, mais des pompes de ce siècle ! Ils ne suivent pas les modes et les idoles, les « pompes » mondaines. Si bien que les autres ont vraiment l’impression que les paroissiens sont à côté de leurs pompes à eux…
C’est ce que Dieu avait annoncé à Abraham : « Va vers toi… Mais sache que tes descendants seront étrangers dans un pays qui ne sera pas le leur » (Gn 15,13). Même lorsqu’Israël se sera installé sur une terre, YHWH n’aura de cesse de lui rappeler qu’il est un étranger de passage : « La terre ne sera pas vendue sans retour, car la terre est à moi et vous n’êtes pour moi que des immigrés, des hôtes » (Lv 25,23).
« Nous ne sommes devant toi que des immigrés, des hôtes comme tous nos pères » (1Ch 29,15).
« Je suis un étranger sur la terre ; ne me cache pas tes volontés » (Ps 118,19).
« Entends ma prière, Seigneur, écoute mon cri ; ne reste pas sourd à mes pleurs. Je ne suis qu’un hôte chez toi, un passant, comme tous mes pères » (Ps 38,13).
Et Paul rappelle aux Hébreux que leur foi les rend citoyens d’une autre patrie que leur terre natale : « C’est dans la foi, sans avoir connu la réalisation des promesses, qu’ils sont tous morts ; mais ils l’avaient vue et saluée de loin, affirmant que, sur la terre, ils étaient des étrangers et des voyageurs. Or, parler ainsi, c’est montrer clairement qu’on est à la recherche d’une patrie » (He 11,13–14).
Maintenir vivante la flamme de l’étrangeté du Christ afin de le reconnaître comme prophète : c’est là un trait fondamental de la paroisse, cette maison d’à côté qui joue le rôle de Capharnaüm pour Nazareth.
Les paroissiens ne se choisissent pas s’ils viennent à l’église de la paroisse géographique, en répondant à l’appel qui les fait sortir de chez eux (en grec, Église se dit ekklesia [ek/kaleo] = l’assemblée des appelés au-dehors). Le critère géographique fait que normalement on ne choisit pas son voisin de banc à l’église paroissiale, qui du coup est le relativement étrange m’empêchant de faire de l’Église un club, un parti, un syndicat ou un lobby, ou de faire du Christ le prétexte pour me conforter dans ce que je crois déjà.
Car l’entre-soi rend sourd aux paroles prophétiques. Une paroisse qui brasse tous les âges, toutes les catégories socioprofessionnelles, les handicaps, les votes et les cultures aura plus de chance d’écouter Jésus comme le prophète de Capharnaüm que celle où tout le monde pense pareil, s’habille dans les mêmes boutiques, et dont les enfants vont dans les mêmes écoles…
Nul n’est prophète en son pays
– Quelle est la part d’étrange que je cultive dans ma foi, afin qu’elle reconnaisse la nouveauté prophétique du Christ aujourd’hui ?
– Quelle est ma part d’étranger en ce monde, me faisant demeurer à côté et non comme tous les autres ?
Car pour être prophète, il nous faut accepter d’être un peu étranger, et donc de passer sans cesse de Nazareth à Capharnaüm…
LECTURES DE LA MESSE
PREMIÈRE LECTURE
« C’est une engeance de rebelles ! Qu’ils sachent qu’il y a un prophète au milieu d’eux ! » (Ez 2, 2-5)
Lecture du livre du prophète Ézékiel
En ces jours-là, l’esprit vint en moi et me fit tenir debout. J’écoutai celui qui me parlait. Il me dit : « Fils d’homme, je t’envoie vers les fils d’Israël, vers une nation rebelle qui s’est révoltée contre moi. Jusqu’à ce jour, eux et leurs pères se sont soulevés contre moi. Les fils ont le visage dur, et le cœur obstiné ; c’est à eux que je t’envoie. Tu leur diras : ‘Ainsi parle le Seigneur Dieu…’ Alors, qu’ils écoutent ou qu’ils n’écoutent pas – c’est une engeance de rebelles ! – ils sauront qu’il y a un prophète au milieu d’eux. »
PSAUME
(Ps 122 (123), 1-2ab, 2cdef, 3-4)
R/ Nos yeux, levés vers le Seigneur, attendent sa pitié. (cf. Ps 122, 2)
Vers toi j’ai les yeux levés,
vers toi qui es au ciel,
comme les yeux de l’esclave
vers la main de son maître.
Comme les yeux de la servante
vers la main de sa maîtresse,
nos yeux, levés vers le Seigneur notre Dieu,
attendent sa pitié.
Pitié pour nous, Seigneur, pitié pour nous :
notre âme est rassasiée de mépris.
C’en est trop, nous sommes rassasiés
du rire des satisfaits, du mépris des orgueilleux !
DEUXIÈME LECTURE
« Je mettrai ma fierté dans mes faiblesses, afin que la puissance du Christ fasse en moi sa demeure » (2 Co 12,7-10)
Lecture de la deuxième lettre de saint Paul apôtre aux Corinthiens
Frères, les révélations que j’ai reçues sont tellement extraordinaires que, pour m’empêcher de me surestimer, j’ai reçu dans ma chair une écharde, un envoyé de Satan qui est là pour me gifler, pour empêcher que je me surestime. Par trois fois, j’ai prié le Seigneur de l’écarter de moi. Mais il m’a déclaré : « Ma grâce te suffit, car ma puissance donne toute sa mesure dans la faiblesse. » C’est donc très volontiers que je mettrai plutôt ma fierté dans mes faiblesses, afin que la puissance du Christ fasse en moi sa demeure. C’est pourquoi j’accepte de grand cœur pour le Christ les faiblesses, les insultes, les contraintes, les persécutions et les situations angoissantes. Car, lorsque je suis faible, c’est alors que je suis fort.
ÉVANGILE
« Un prophète n’est méprisé que dans son pays » (Mc 6, 1-6)
Alléluia. Alléluia. L’Esprit du Seigneur est sur moi, il m’a envoyé porter la Bonne Nouvelle aux pauvres. Alléluia. (Lc 4,18ac)
Évangile de Jésus Christ selon saint Marc
En ce temps-là, Jésus se rendit dans son lieu d’origine, et ses disciples le suivirent. Le jour du sabbat, il se mit à enseigner dans la synagogue. De nombreux auditeurs, frappés d’étonnement, disaient : « D’où cela lui vient-il ? Quelle est cette sagesse qui lui a été donnée, et ces grands miracles qui se réalisent par ses mains ? N’est-il pas le charpentier, le fils de Marie, et le frère de Jacques, de José, de Jude et de Simon ? Ses sœurs ne sont-elles pas ici chez nous ? » Et ils étaient profondément choqués à son sujet. Jésus leur disait : « Un prophète n’est méprisé que dans son pays, sa parenté et sa maison. » Et là il ne pouvait accomplir aucun miracle ; il guérit seulement quelques malades en leur imposant les mains. Et il s’étonna de leur manque de foi. Alors, Jésus parcourait les villages d’alentour en enseignant.
Patrick Braud
Mots-clés : Capharnaüm, étranger, Nazareth, paroisse