Dieu premier Aimant
Dieu premier Aimant
Homélie du 6° Dimanche de Pâques / Année B
05/05/24
Cf. également :
Êtes-vous entourés d’amis ou des serviteurs ?
L’Esprit nous précède
Conjuguer le verbe aimer à l’impératif
Le communautarisme fait sa cuisine
Pentecôte : conjuguer glossolalie et xénolalie
Les chrétiens sont tous des demeurés
Jésus que leur joie demeure
Aimer ses ennemis : un anti-parcours spirituel
« Passons aux barbares »…
La puce et l’éléphant
Une puce voyageait avec une de ses amies dans l’oreille d’un éléphant. L’éléphant passe sur une passerelle en bois qui tremble sous le poids de l’animal. Arrivé à l’autre bout de la passerelle, la puce dit à son amie : « Tu as vu comme on a fait trembler le pont ! »
Nous sommes souvent cette puce enivrée d’exploits qui ne sont pas les siens. Et le risque est grand d’être excité comme une puce en entendant le commandement central du christianisme en ce dimanche (Jn 15,9-17) : « aimez-vous les uns les autres ». Nous croyons un peu trop vite que c’est un à nous d’abord d’aimer en premier. Nous faisons de ce commandement une morale d’injonction, alors que c’est une morale de réponse. Pour les chrétiens, aimer n’est pas un préalable (au salut, au pardon, à la communion) mais une conséquence. La preuve ? Notre Évangile commence par rappeler que le Christ nous a aimés d’abord, sans aucun mérite de notre part : « Comme le Père m’a aimé, moi aussi je vous ai aimés ». Et notre deuxième lecture (1Jn 4,7-10) enfonce le clou : « ce n’est pas nous qui avons aimé Dieu, mais c’est lui qui nous a aimés ».
Jean insiste avec force sur l’antériorité divine : « ce n’est pas vous qui m’avez choisi, c’est moi qui vous ai choisis ».
On ne le répétera jamais assez, surtout dans notre culture occidentale volontariste et pélagienne : aimer pour la Bible est un passif, car nous sommes aimés avant que de pouvoir aimer en retour. Ce passif est très actif, car il suscite une réponse d’amour à la hauteur du don reçu.
Se laisser choisir
On présente quelquefois la Confirmation des adolescents comme le sacrement de leur engagement chrétien adulte. Grossière erreur ! L’intention pastorale est d’instrumentaliser ce sacrement pour maintenir les jeunes au caté ou à l’aumônerie le plus longtemps possible, ou pour sacraliser leur adhésion supposée pleinement volontaire. Mais les trois sacrements de l’initiation chrétienne sont normalement conférés en une seule fois. Cela est manifeste lors du baptême d’adultes qui sont confirmés pour être solidement ancrés dans l’Esprit de Dieu, puis eucharistiés pour nourrir la vie divine en eux, dans cet ordre (baptême-confirmation-eucharistie). Les orthodoxes donnent ces trois sacrements aux bébés qu’ils baptisent, pour souligner que la grâce divine est vraiment gratuite, donnée sans condition avant même que nous puissions répondre.
Bref : nous sommes choisis par Dieu avant que de le choisir en réponse. « Ce n’est pas vous qui m’avez choisi, c’est moi qui vous ai choisis ».
Les termes : militant, engagement, effort, impératif moral etc. sont ambigus, et même dangereux s’ils conduisent à faire comme la puce de l’éléphant en s’attribuant une capacité de croire/aimer/pardonner qui n’est pas la nôtre.
Le cardinal Jean-Marie Aaron Lustiger a explicité comment « le choix de Dieu » [1] a bouleversé sa vie. Le jeune juif Aaron Lustiger a été choisi par Dieu pour devenir le cardinal de Paris : il ne l’a pas obtenu à force de le vouloir, il a accepté le choix fait par Dieu en sa faveur. De même, selon Lustiger, le choix de Dieu envers le peuple juif n’est pas une performance d’Israël qui aurait fait le bon choix, mais une responsabilité confiée par Dieu à Israël de témoigner de son Alliance afin que toutes les nations entrent dans leur alliance propre et singulière.
Autrement dit : le choix de Dieu est un génitif subjectif (c’est Dieu qui en est le sujet) qui engendre ensuite un génitif objectif (Dieu fait l’objet d’un choix). Mais l’action de Dieu est première, comme le barrit l’éléphant à sa puce…
Se laisser choisir par Dieu a des conséquences très concrètes :
- ne pas tout décider dans sa vie mais accueillir ce que l’Esprit nous dit à travers les événements
- ne pas tout décider par soi-même mais accepter que d’autres interviennent
- ne pas tout programmer ni planifier, mais laisser une ouverture pour l’imprévu, l’étrange
- ne pas s’enorgueillir du chemin déjà parcouru mais rendre grâce pour ce qui m’a été donné.
« Qui donc t’a mis à part ? As-tu quelque chose sans l’avoir reçu ? Et si tu l’as reçu, pourquoi te vanter comme si tu ne l’avais pas reçu ? » (1Co 4,7). Ce n’est pas à la force du poignet que je réussirai ma vie ! Ce n’est pas en serrant les dents et en me calant sur le mythe prométhéen du self-made-man (ou woman !) que je réaliserai vraiment ma vocation. On voudrait nous faire croire que l’indépendance et l’autonomie sont la clé de voûte de notre dignité : grossière erreur à nouveau ! C’est dans la relation, donc dans l’interdépendance et dans l’échange mutuel don/contre-don que nous devenons plus humains.
Un débat dans l’histoire a marqué la réception de cette phrase de l’Évangile : « ce n’est pas vous qui m’avez choisi, c’est moi qui vous ai choisis ». C’est le débat sur la prédestination, que Calvin a porté à son incandescence. Le réformateur est tellement obnubilé par la gratuité du salut que seule la foi permet d’accueillir qu’il en conclut que Dieu librement nous destine au ciel ou à l’enfer, et que nous ne pouvons rien y faire, même si cela nous paraît incompréhensible :
« Nous appelons prédestination le conseil éternel de Dieu, par lequel il a déterminé ce qu’il voulait faire de chaque homme. Car il ne les crée pas tous en pareille condition, mais ordonne les uns à la vie éternelle, les autres à l’éternelle damnation. Ainsi, selon la fin à laquelle est créé l’homme, nous disons qu’il est prédestiné à mort ou à vie » (Jean Calvin, Institution de la religion chrétienne, 1541).
Cette doctrine de la prédestination a même – selon le grand sociologue allemand Max Weber – encouragé le développement du capitalisme occidental. En effet, le calviniste veut savoir – avec angoisse – de quel côté de la prédestination Dieu l’a rangé. Il va chercher à se rassurer en regardant si sa richesse augmente. Car Dieu bénit ses élus en leur accordant prospérité et réussite, selon l’Ancien Testament tel que Calvin le lit. Donc travailler dur, s’enrichir, vivre sobrement dans l’esprit des Béatitudes, épargner pour réinvestir à nouveau etc. : voilà la martingale du calviniste qui vérifie dans ses affaires que Dieu l’a bien prédestiné au ciel et non à l’enfer. Voilà pourquoi, selon Max Weber, il y a une « affinité élective » entre « l’éthique protestante et l’esprit du capitalisme ».
On le voit : durcir à l’extrême l’antériorité du choix de Dieu est aussi dangereux que l’annulation de la grâce par la morale du mérite.
Le juste milieu est sans doute de garder le cap de la passivité-active tenant ensemble l’initiative première de Dieu et la libre réponse nécessaire de l’homme. La passivité-active de Marie reste à cet égard le modèle qui conjugue grâce divine et coopération humaine. Et il nous faut maintenir avec Paul que Dieu « veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la pleine connaissance de la vérité » (1 Tm 2,4).
Se laisser choisir est alors le chemin proposé à tout homme, quelle que soit sa religion, sa culture, son histoire.
Se laisser aimer
« Celui qui aime est né de Dieu » (1Jn 4,7) Or naître ne relève pas d’abord de notre volonté. Ce sont nos parents qui en premier ont voulu nous faire naître, ou qui n’ont pas voulu, comme le rappelle avec désolation le chiffre des 245 000 IVG en France en 2022. Le premier, Dieu nous fait naître, en nous aimant inconditionnellement. Nos parents humains ont pour vocation de participer à cet amour premier : hélas, ils faillissent souvent, allant même jusqu’à ne pas faire naître… Les enfants non-nés ne nous manquent pas, et c’est bien là le drame. En Dieu, l’amour est offert, du début à la fin, sans reniement.
Se laisser aimer n’est pas si facile en réalité. On sait que beaucoup ont du mal dans un couple à se laisser aimer par l’autre, physiquement, émotionnellement, intellectuellement… Se raidir sous la caresse, se refuser à l’invitation amoureuse, croire qu’on n’est pas digne, s’épuiser à vouloir ‘être à la hauteur’, ou au contraire se laisser aller par amertume et déception… : les voies sont multiples qui reviennent à se dérober à l’amour de l’autre ! Il en est de même dans notre relation à Dieu, et d’ailleurs les deux vont ensemble : se raidir sous l’impulsion de l’Esprit, imaginer un Dieu-surmoi inatteignable, ou désespérer de lui, ou se croire indigne de lui…
En fait, se laisser aimer n’est pas le résultat de notre volonté : c’est là encore le fruit de l’accueil du don gratuit que Dieu nous fait de nous-mêmes.
Recevoir de Dieu la capacité de nous laisser aimer est une forme d’abandon spirituel, mobilisant activement toutes nos ressources.
Se laisser aimanter
Une image peut nous aider à visualiser comment Dieu nous façonne à travers son choix et son amour. Prenez un tas de limaille de fer, informe et gris, sur une feuille de papier. Passez au-dessus de lui un fort aimant. Vous verrez se dessiner des lignes de force qui tout d’un coup transforment le tas de limaille en figure géométrique ordonnée et structurée. C’est l’attraction magnétique de l’aimant qui opère cette métamorphose. Ainsi fait Dieu avec nous : par la force de son attraction d’amour, il nous fait émerger de l’animalité, il dessine en nous des lignes de force spirituelles. En nous choisissant, il nous structure à son image et à sa ressemblance.
En nous laissant faire par cette attraction amoureuse, nous prenons forme divine, nous devenons nous-mêmes, nous naissons à la vie véritable.
Dieu est en ce sens le premier Aimant de l’homme, de tout l’homme, tous les hommes.
Le Christ, élevé de terre, nous attire à lui mieux que l’aimant la limaille ; il nous suscite comme des êtres de désir, capables d’aimer en réponse à son amour, jusqu’à aimer ceux qui ne nous aiment pas comme il le fit lui-même. Jusqu’à aimer nos ennemis. Pour un palestinien ou un ukrainien, cela résonne comme un appel impossible, sauf si cela ne vient pas de nous mais nous est donné par un autre…
Nous sommes la petite puce dans l’oreille de l’éléphant qui peut s’émerveiller : « tu vois comment nous avons fait trembler le pont ! », en sachant bien que l’éléphant a fait le plus gros…
La pucelle d’Orléans avait choisi comme devise : Dieu premier servi. Nous pouvons la paraphraser : Dieu premier Aimant est la devise des artisans de paix, des martyrs, des champions des Béatitudes…
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[1]. Jean-Marie Lustiger, Le choix de Dieu, Ed. de Fallois, 1987.
LECTURES DE LA MESSE
PREMIÈRE LECTURE
« Même sur les nations païennes, le don de l’Esprit Saint avait été répandu » (Ac 10, 25-26.34-35.44-48)
Lecture du livre des Actes des Apôtres
Comme Pierre arrivait à Césarée chez Corneille, centurion de l’armée romaine, celui-ci vint à sa rencontre, et, tombant à ses pieds, il se prosterna. Mais Pierre le releva en disant : « Lève-toi. Je ne suis qu’un homme, moi aussi. » Alors Pierre prit la parole et dit : « En vérité, je le comprends, Dieu est impartial : il accueille, quelle que soit la nation, celui qui le craint et dont les œuvres sont justes. » Pierre parlait encore quand l’Esprit Saint descendit sur tous ceux qui écoutaient la Parole. Les croyants qui accompagnaient Pierre, et qui étaient juifs d’origine, furent stupéfaits de voir que, même sur les nations, le don de l’Esprit Saint avait été répandu. En effet, on les entendait parler en langues et chanter la grandeur de Dieu. Pierre dit alors : « Quelqu’un peut-il refuser l’eau du baptême à ces gens qui ont reçu l’Esprit Saint tout comme nous ? » Et il donna l’ordre de les baptiser au nom de Jésus Christ. Alors ils lui demandèrent de rester quelques jours avec eux.
PSAUME
(Ps 97 (98), 1, 2-3ab, 3cd-4)
R/ Le Seigneur a fait connaître sa victoire et révélé sa justice aux nations. ou : Alléluia ! (Ps 97, 2)
Chantez au Seigneur un chant nouveau,
car il a fait des merveilles ;
par son bras très saint, par sa main puissante,
il s’est assuré la victoire.
Le Seigneur a fait connaître sa victoire
et révélé sa justice aux nations ;
il s’est rappelé sa fidélité, son amour,
en faveur de la maison d’Israël.
La terre tout entière a vu
la victoire de notre Dieu.
Acclamez le Seigneur, terre entière,
sonnez, chantez, jouez !
DEUXIÈME LECTURE
« Dieu est amour » (1 Jn 4, 7-10)
Lecture de la première lettre de saint Jean
Bien-aimés, aimons-nous les uns les autres, puisque l’amour vient de Dieu. Celui qui aime est né de Dieu et connaît Dieu. Celui qui n’aime pas n’a pas connu Dieu, car Dieu est amour.
Voici comment l’amour de Dieu s’est manifesté parmi nous : Dieu a envoyé son Fils unique dans le monde pour que nous vivions par lui. Voici en quoi consiste l’amour : ce n’est pas nous qui avons aimé Dieu, mais c’est lui qui nous a aimés, et il a envoyé son Fils en sacrifice de pardon pour nos péchés.
ÉVANGILE
« Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime » (Jn 15, 9-17)
Alléluia. Alléluia. Si quelqu’un m’aime, il gardera ma parole, dit le Seigneur ; mon Père l’aimera, et nous viendrons vers lui. Alléluia. (Jn 14, 23)
Évangile de Jésus Christ selon saint Jean
En ce temps-là, Jésus disait à ses disciples : « Comme le Père m’a aimé, moi aussi je vous ai aimés. Demeurez dans mon amour. Si vous gardez mes commandements, vous demeurerez dans mon amour, comme moi, j’ai gardé les commandements de mon Père, et je demeure dans son amour. Je vous ai dit cela pour que ma joie soit en vous, et que votre joie soit parfaite. Mon commandement, le voici : Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés. Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime. Vous êtes mes amis si vous faites ce que je vous commande. Je ne vous appelle plus serviteurs, car le serviteur ne sait pas ce que fait son maître ; je vous appelle mes amis, car tout ce que j’ai entendu de mon Père, je vous l’ai fait connaître. Ce n’est pas vous qui m’avez choisi, c’est moi qui vous ai choisis et établis afin que vous alliez, que vous portiez du fruit, et que votre fruit demeure. Alors, tout ce que vous demanderez au Père en mon nom, il vous le donnera. Voici ce que je vous commande : c’est de vous aimer les uns les autres. »
Patrick Braud