Êtes-vous plutôt colère ou compassion ?
Êtes-vous plutôt colère ou compassion ?
Homélie pour le 6° Dimanche du Temps ordinaire / Année B
11/02/2024
Cf. également :
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Carême : quand le secret humanise
Ce n’est pas le savoir qui sauve
Une tente au feu rouge
À 200 m de chez moi, au carrefour, une tente squatte la maigre bande d’herbes entre deux voies. Une silhouette hirsute et barbue en sort entre les gouttes, un gobelet à la main, pour mendier auprès des automobilistes arrêtés au feu. Que faire ? …
Je n’ai jamais réussi à trouver de réponse entièrement satisfaisante à cette interrogation qui se répète des dizaines de fois lorsqu’on circule dans une métropole.
Ma première réaction est la colère.
Colère envers cette société qui malgré son 6° rang mondial tolère encore 330 000 SDF en 2023 (chiffres de la Fondation Emmaüs, en comptant les personnes en hébergement d’urgence). Est-ce si difficile de planifier la construction de 500 000 logements sociaux sur les 10 années qui viennent ? Est-ce impossible d’accompagner les SDF les plus à la dérive pour les réinsérer progressivement ?
Je dois cependant avouer que ma colère est parfois dirigée contre le SDF lui-même : lorsqu’il est suffisamment jeune et en bonne santé pour trouver du boulot facilement, lorsqu’il capitule trop vite en laissant l’alcool le dominer, lorsqu’il laisse la dépression s’installer alors que d’innombrables associations lui tendent la main. Chacun a sa part de responsabilité.
J’ai suffisamment travaillé avec l’une de ces associations qui essaient de les sortir de la rue pour ne pas ignorer combien c’est compliqué. Alors, en repensant aux visages de ceux qu’on accueillait – et qui sont morts pour la plupart, tant leur espérance de vie est plus courte que la nôtre – je ressens plus de compassion que de colère. Je sais qu’une poignée de main, un sourire, du temps passé à parler, écouter, échanger, jouer aux cartes etc. est plus précieux qu’un billet de 5 € à travers la vitre d’une voiture. Offrir un peu de chaleur humaine et de compréhension est aussi important que d’offrir un panier-repas.
Le problème, c’est que la compassion soigne les symptômes, et non les causes. Il y aurait beau y avoir 10 Mère Teresa et 10 Sœur Emmanuelle par pays, cela n’éradiquerait en rien la pauvreté et la misère… Pire encore : la compassion peut avoir des effets pervers, en maintenant les SDF par exemple en état de dépendance alors que la colère pourrait les forcer à vouloir sortir de leur état, ou en permettant à l’État de se défausser sur les associations alors que la colère obligerait à réformer un système entier. Pire encore : on a vu des organisations fondamentalistes comme les Frères Musulmans instrumentaliser la misère en Égypte pour apparaître comme le sauveur du peuple par le biais d’associations de charité auprès des pauvres… La compassion peut devenir le cheval de Troie d’une dictature.
Pourquoi évoquer ce dilemme où choisir entre colère et compassion est toujours un mauvais choix ? Parce que les copistes de l’évangile de notre dimanche (Mc 1,40-45) ont eux-mêmes été troublés par l’attitude de Jésus envers le lépreux. Les manuscrits les plus anciens, en grec, parlent de la colère de Jésus : « en colère (ὀργίζω, orgizō), il étendit la main ». Cette réaction violente de Jésus est d’ailleurs renforcée par les deux autres verbes décrivant la suite : « le rudoyant, il le chassa aussitôt ». Bigre ! Engueuler un lépreux parce qu’il lui demande sa guérison, puis le chasser vertement, voilà qui ne correspond pas vraiment au portrait bonhomme d’un gentil Jésus guérisseur !
Les copistes ultérieurs ont été choqués par cette colère de Jésus. Ne pouvant pas la comprendre, ils ont cru à une erreur, ils ont remplacé la colère par la compassion : « Jésus, ému de compassion (σπλαγχνίζομαι, splagchnizomai), étendit la main » (traduction liturgique). D’un mot à l’autre, on rétablissait un portrait de Jésus plus rassurant et plus conforme à son image de miséricorde.
Alors : colère ou compassion ?
La colère de Jésus
Pourquoi Jésus réagit-il par la colère à cette demande somme toute logique de guérison ? Pas par sentiment d’injustice politique ou sociale : Jésus n’est pas venu inaugurer un royaume terrestre. Pas par ressentiment envers ce lépreux qui ne sait que mendier : Jésus a guéri tant d’autres malades dont la détresse le bouleversait au cœur. Non, mais il faut se souvenir qu’en Mc 1,41 nous sommes au début de l’Évangile. Marc vient de montrer Jésus empêcher les démons de parler pour révéler qui il est vraiment (1,34) : c’est le fameux secret messianique cher à Marc. Et quand Simon et les autres veulent en faire l’exorciste officiel de Capharnaüm (ce qui les aurait bien servis !), Jésus refuse et n’est pas loin de se fâcher : « Allons ailleurs, dans les villages voisins, afin que là aussi je proclame l’Évangile ; car c’est pour cela que je suis sorti » (Mc 1,38).
Jésus est sorti de Nazareth / de Capharnaüm / de la divinité même, afin de proclamer l’Évangile. Et voilà qu’on veut l’enfermer dans un rôle finalement secondaire par rapport à sa mission, en le cantonnant à Capharnaüm : or guérisseur n’est pas Messie, Capharnaüm n’est pas le monde.
Le lépreux veut le forcer à briller aux yeux des foules en tant que thaumaturge. Il fait d’ailleurs courir un grand risque à Jésus car certaines lèpres se transmettent par les postillons et pas seulement par le toucher. Dès lors qu’il s’approche pour parler à Jésus de sa guérison, le lépreux le force à réagir sinon il sera contaminé comme lui. Ce coup de force ne plaît pas à Jésus qui lui fait savoir qu’on n’exige pas le don de Dieu, et que réduire la proclamation de l’Évangile aux guérisons spectaculaires est une trahison de sa vocation messianique.
Jésus a de quoi être doublement en colère donc : on lui force la main, et on dénature sa mission. Mais cela cadrait assez peu avec l’image que les évangélistes après Marc voulaient transmettre. Alors Matthieu et Luc ont fait disparaître cette colère de Jésus, trop peu conventionnelle à leur goût : « Jésus étendit la main, le toucha et lui dit : “Je le veux, sois purifié.” Et aussitôt il fut purifié de sa lèpre » (Mt 8,3 ; Lc 5,13). Et les pieux copistes ont ensuite transformé le texte de Marc pour le rendre plus acceptable en remplaçant la colère par la compassion. Ils se souvenaient sans doute de l’avertissement de Jésus lui-même sur la gravité de la colère : « Tout homme qui se met en colère contre son frère devra passer en jugement. Si quelqu’un insulte son frère, il devra passer devant le tribunal » (Mt 5,22).
Quand on examine les 8 seules occurrences du terme colère dans le Nouveau Testament, on constate que l’épisode du lépreux est l’unique passage où cette colère est attribuée à Jésus. Les 5 autres recours à la colère dans les évangiles sont des figures de style dans des paraboles (Mt 18,34 ; 22,7 ; Lc 14,21 ; 15,28) où le roi / le maître / le fils aîné se mettent en colère contre ceux qui n’acceptent pas leur volonté. Autant dire que cette colère est plutôt négative, comme la colère des nations contre le Messie (Ap 11,18) et du dragon contre la femme (Ap 12,17).
La seule colère de Jésus en Mc 1,41 n’en est que plus impressionnante et significative : renverser un ordre injuste est peut-être plus important que de consoler le pauvre qui en souffre ; trouver un remède et un vaccin compte peut être plus qu’embrasser un lépreux…
La compassion de Jésus
Évidemment, à trop durcir les traits positifs de la colère, on peut en devenir inhumain, insensible et froid. Quand les copistes remplaçaient la colère par la compassion, ils n’avaient pas tout à fait tort. Car les 12 usages du mot compassion dans le Nouveau Testament plaident pour un portrait de Jésus pétri d’humanité, se laissant toucher et même bouleverser par le malheur des autres rencontré en chemin. Il est « ému de compassion (σπλαγχνίζομαι, splagchnizomai) » devant les foules languissantes et abattues comme des brebis sans berger (Mt 9,36;14,14;15,32 ; Mc 6,34;8,2), devant des aveugles de naissance (Mt 20,34), devant un débiteur incapable de rembourser sa dette (Mt 18,27), devant l’épileptique aux tendances suicidaires (Mc 9,22), devant le chagrin de la veuve de Naïn portant en terre son fils unique (Lc 7,13), à l’image du samaritain touché par la détresse du blessé sur la route (Lc 10,33) ou du père du fils prodigue qui court se jeter à son cou pour l’embrasser (Lc 15,20).
La compassion est donc dans l’ADN de Jésus. Elle fait écho à la hesed de YHWH (cf. la belle encyclique de Jean-Paul : Dives in misericordia, 1980), la tendresse miséricordieuse par laquelle ses entrailles divines sont bouleversées à la vue de la misère de son peuple. C’est un trait féminin, quasi maternel : la compassion de Jésus est sans doute sa part de féminité – son anima dirait Jung – qui lui donne de percevoir de l’intérieur la souffrance de l’autre.
Impossible d’être le Messie sans cette empathie fondamentale : éprouver au plus intime la détresse d’autrui, pour la partager, pour la soulager.
C’est cette empathie–compassion–miséricorde–hesed qui a poussé Jésus à prendre la dernière place, celle des exclus, afin qu’ils ne soient plus seuls. Ainsi dans notre texte, le lépreux ayant réussi son coup (de force, c’est Jésus qui devient comme lépreux en quelque sorte, puisqu’ « il ne peut plus entrer ouvertement dans une ville et est obligé de rester à l’écart dans des endroits déserts » (Mc 1,45), comme les lépreux à son époque.
Êtes-vous plutôt Père Damien ou Alice Augusta Ball ?
Alors finalement, qu’est-ce qui est le plus important : la colère ou la compassion ?
Répondre par un « en même temps » serait une solution trop facile, car chacune des deux réponses demande de s’y engager absolument, sans compromission. « Que votre oui soit oui, que votre non soit non » (Mt 5,37). On ne peut se laisser submerger par le sentiment si on veut éradiquer la lèpre. Et on ne peut faire semblant d’être ému si on veut vivre avec les lépreux d’aujourd’hui.
Prenons l’exemple du lépreux de ce dimanche qui s’adresse à Jésus : la compassion demande de le serrer dans ses bras, et de ne pas le laisser seul ; la colère contre la maladie demande de trouver des remèdes pour soigner, et mieux encore pour éradiquer la lèpre.
Dans le premier cas, vous êtes le Père Damien, missionnaire belge qui a tout quitté pour vivre au milieu des lépreux de l’île de Molokaï à Hawaï au XIX° siècle (1873-1889), jusqu’à mourir lui-même de la lèpre.
Dans le second cas, vous êtes Alice Augusta Ball, qui a réussi en 1915 à extraire le principe actif d’une plante pour fabriquer le premier vrai traitement de la lèpre, annonçant sa guérison généralisée [1].
Êtes-vous plutôt Père Damien ou Alice Augusta Bal ? …
Sur la durée d’une vie humaine, il y a peut-être un temps pour la colère, et un temps pour la compassion, ou une alternance de ces temps.
Il nous faut des acteurs engagés résolument dans le combat contre les structures injustes, contre tout ce qui dégrade notre humanité.
Et il nous faut d’autres acteurs engagés tout aussi résolument dans l’accompagnement, l’être-avec des plus souffrants.
Si vous choisissez la colère, allez jusqu’au bout du combat qu’elle exige.
Si vous choisissez la compassion, allez jusqu’au bout de la communion qu’elle appelle.
« Tout le reste vient du Mauvais » (Mt 5,37).
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[1]. Aujourd’hui, la lèpre est une maladie curable. Le schéma thérapeutique actuellement recommandé est une polychimiothérapie qui comprend trois médicaments : la dapsone, la rifampicine et la clofazimine. La durée du traitement est de 6 mois pour les cas paucibacillaires et de 12 mois pour les cas de multibacillaires. La science fait mieux que les guérisseurs…
LECTURES DE LA MESSE
PREMIÈRE LECTURE
Le lépreux habitera à l’écart, son habitation sera hors du camp » (Lv 13, 1-2.45-46)
Lecture du livre des Lévites
Le Seigneur parla à Moïse et à son frère Aaron, et leur dit : « Quand un homme aura sur la peau une tumeur, une inflammation ou une pustule, qui soit une tache de lèpre, on l’amènera au prêtre Aaron ou à l’un des prêtres ses fils. Le lépreux atteint d’une tache portera des vêtements déchirés et les cheveux en désordre, il se couvrira le haut du visage jusqu’aux lèvres, et il criera : “Impur ! Impur !” Tant qu’il gardera cette tache, il sera vraiment impur. C’est pourquoi il habitera à l’écart, son habitation sera hors du camp. »
PSAUME
(31 (32), 1-2, 5ab, 5c.11)
R/ Tu es un refuge pour moi ; de chants de délivrance, tu m’as entouré. (31, 7acd)
Heureux l’homme dont la faute est enlevée,
et le péché remis !
Heureux l’homme dont le Seigneur ne retient pas l’offense,
dont l’esprit est sans fraude !
Je t’ai fait connaître ma faute,
je n’ai pas caché mes torts.
J’ai dit : « Je rendrai grâce au Seigneur
en confessant mes péchés. »
Toi, tu as enlevé l’offense de ma faute.
Que le Seigneur soit votre joie !
Exultez, hommes justes !
Hommes droits, chantez votre allégresse !
DEUXIÈME LECTURE
« Imitez-moi, comme moi aussi j’imite le Christ » (1 Co 10, 31 – 11, 1)
Lecture de la première lettre de saint Paul apôtre aux Corinthiens
Frères, tout ce que vous faites : manger, boire, ou toute autre action, faites-le pour la gloire de Dieu. Ne soyez un obstacle pour personne, ni pour les Juifs, ni pour les païens, ni pour l’Église de Dieu. Ainsi, moi-même, en toute circonstance, je tâche de m’adapter à tout le monde, sans chercher mon intérêt personnel, mais celui de la multitude des hommes, pour qu’ils soient sauvés. Imitez-moi, comme moi aussi j’imite le Christ.
ÉVANGILE
« La lèpre le quitta et il fut purifié » (Mc 1, 40-45)
Alléluia. Alléluia. Un grand prophète s’est levé parmi nous, et Dieu a visité son peuple. Alléluia. (Lc 7, 16)
Évangile de Jésus Christ selon saint Marc
En ce temps-là, un lépreux vint auprès de Jésus ; il le supplia et, tombant à ses genoux, lui dit : « Si tu le veux, tu peux me purifier. » Saisi de compassion, Jésus étendit la main, le toucha et lui dit : « Je le veux, sois purifié. » À l’instant même, la lèpre le quitta et il fut purifié. Avec fermeté, Jésus le renvoya aussitôt en lui disant : « Attention, ne dis rien à personne, mais va te montrer au prêtre, et donne pour ta purification ce que Moïse a prescrit dans la Loi : cela sera pour les gens un témoignage. » Une fois parti, cet homme se mit à proclamer et à répandre la nouvelle, de sorte que Jésus ne pouvait plus entrer ouvertement dans une ville, mais restait à l’écart, dans des endroits déserts. De partout cependant on venait à lui.
Patrick BRAUD