La 11° heure en miettes
La 11° heure en miettes
Homélie pour le 25° Dimanche du temps ordinaire / Année A
24/09/2023
Cf. également :
Dieu trop-compréhensible
Le contrat ou la grâce ?
Personne ne nous a embauchés
Les ouvriers de la 11° heure
Premiers de cordée façon Jésus
Un festin par-dessus le marché
« J’ai renoncé au comparatif »
Les premiers et les derniers
Les ouvriers de la 11° heure…
Ne sachant plus quoi faire de cette parabole ultra-connue sur laquelle on a tout dit, je l’ai posée en équilibre sur le fil de l’étude. Elle est tombée du haut de la table et s’est brisée sur le sol dur. Voici quelques miettes que j’ai ramassées dans le désordre, sans autre ambition que de faire regretter l’entièreté de l’original.
1. L’infini, ce n’est pas rien !
Vous connaissez le sketch de Raymond Devos : ‘parler pour ne rien dire ?’ Il joue avec le mot rien, tel que la langue française le met en scène avec brio :
« Une fois rien, c’est rien ; deux fois rien, ce n’est pas beaucoup, mais pour trois fois rien, on peut déjà s’acheter quelque chose, et pour pas cher ».
Le salaire dont parle notre parabole des ouvriers de la 11° heure ce dimanche (Mt 20,1-16) est à l’exact opposé de ce rien « à la Devos ». La pièce d’argent remise à chaque ouvrier n’est autre que la vie éternelle. Et comment diviser la vie éternelle ? Comment fractionner l’infini ? La moitié de l’infini c’est toujours l’infini. Et deux fois l’infini c’est encore l’infini.
Ceux de la 11° heure n’ont travaillé qu’une heure au lieu des 12 heures des premiers. Ils devraient donc recevoir 1/12 de leur salaire. Mais 1/12 de l’infini… c’est encore l’infini ! Le royaume de Dieu n’est pas fractionnable. Soit vous y êtes, et alors vous êtes comblés au point de ne pouvoir multiplier votre bonheur, soit vous n’y êtes pas, et alors vous avez moins que rien. Pour une fois, l’Évangile est binaire : une pièce d’argent (la vie éternelle) ou rien. La sœur de la petite Thérèse de Lisieux prenait l’image des verres remplis : peu importe qu’ils soient petits ou grands, l’important est qu’un verre soit rempli. Ce sentiment de plénitude est le même pour chaque verre, petit ou grand. De même, la vie éternelle est donnée gracieusement à tous ceux qui ont répondu à l’appel de Dieu, que ce soit 1 heure ou 12 heures durant. Du patriarche Abraham au criminel crucifié à droite de Jésus, la vie éternelle ne se fractionne pas. Tu seras vivant ou mort ; pas d’entre-deux.
2. D’ouvrier à ami
Au début de la parabole, le maître de la vigne cherche des ouvriers (en grec : ἐργάτης = ergatēs = travailleurs). À la fin, il a trouvé des amis (ἑταῖρος = hetairos) : « mon ami, je ne suis pas injuste envers toi… ». Il suffit de répondre à son appel, à n’importe quelle heure, pour devenir l’ami de Dieu. Jésus fait ainsi : il appelle des disciples à le suivre, il en fait des apôtres, des serviteurs, et puis finalement des amis. « Je ne vous appelle plus serviteurs, mais amis » (Jn 15,15). Loin de tout paternalisme, voici la justice à l’œuvre : notre travail dans la vigne n’a pas l’argent pour but, mais l’amitié avec Dieu. Le vrai salaire est dans cette intimité partagée. Réduire cela à une relation marchande, c’est couper le lien de communion avec Dieu : « Prends ce qui te revient, et va-t’en ! ».
Le vrai ami se réjouit de son ami, et non des avantages qu’il peut en tirer. Le salarié reste dans un rapport de subordination à son employeur (c’est même la définition du salaire dans le Code du Travail français !), alors que l’ami est à égalité avec son ami.
Voilà donc un autre enjeu de la parabole : passer d’ouvrier à ami, de salarié à familier, de la récompense à la gratuité, du mérite à la grâce. Qui vient travailler en Église en espérant une récompense proportionnelle à son investissement se trompe lui-même. D’ailleurs, comme s’écriait Paul à l’encontre de ceux qui en voulaient en retour plus que les autres : « qu’as-tu que tu n’aies reçu ? » (1Co 4,7). Si tu travailles plus, ou plus longtemps, ou mieux, c’est que cela t’a été donné. Ne t’en vante pas, n’en fais pas un motif pour vouloir recevoir davantage que les autres. Réjouis-toi seulement d’avoir entendu la voix qui t’appelait et d’avoir répondu selon tes possibilités.
3. Renoncer au comparatif
La façon de procéder du maître de la vigne est bien étrange. Il semblerait qu’il fasse exprès de susciter la jalousie des ouvriers les plus courageux, ceux qui ont travaillé pour lui pendant une longue journée, en distribuant les salaires à partir des derniers embauchés. S’il l’avait fait en ordre inverse, en commençant par les premiers, ceux-ci seraient peut-être partis, tout contents de leur pièce, sans attendre la suite.
C’est bien la jalousie qui empoisonne le regard des premiers. Ils se comparent aux derniers, au lieu de se réjouir pour eux. Ils calculent au lieu d’accueillir. Ils hiérarchisent au lieu de fraterniser. La convoitise est depuis la genèse du monde ce qui pourrit l’amitié entre l’homme et Dieu, entre l’homme et l’homme. Adam et Ève convoitaient avec le fruit interdit la possibilité d’« être comme des dieux » par prédation et non par grâce. Après eux, Caïn se compara à Abel et le tua. Puis Israël s’est comparé aux autres nations et a voulu comme elles un roi, pour son malheur. Etc.
Les premiers ouvriers comparant leur salaire aux derniers font penser au fils aîné de la parabole du fils prodigue, jaloux lui aussi du veau gras qu’il n’a jamais eu. Même les apôtres se comparent entre eux : « qui est le plus grand ? » (Mt 18,1).
Le comparatif est l’autre nom du péché.
Recevoir la vie éternelle demande donc de renoncer au comparatif, ce qui nous libère de la jalousie, du calcul, de l’aigreur, du marchandage.
4. Dieu prie l’homme d’aller travailler à sa vigne
Le maître de la vigne sort 5 fois dans la journée, de sa maison à la place du village. Sortir de soi est proprement divin. L’extase (ex-stasis : se tenir au-dehors) est la nature même de l’amour trinitaire, où chaque personne divine n’est vraiment elle-même qu’en sortant d’elle-même pour aller vers l’autre, dans une communion conjuguant unité et différences. Dieu sort de lui-même pour appeler des ouvriers qui sont là, « sans rien faire ». Moise sortait de son palais pharaonique pour découvrir les réelles conditions de vie et de travail des Hébreux (Ex 2,11.13).
Unis à Dieu, il nous deviendra naturel à nous aussi de sortir de nous-mêmes pour embaucher de nouveaux compagnons.
La fréquence à laquelle le maître sort de son domaine est quasi liturgique : le matin à la première heure (6 heures du matin), puis à la 3° heure (9h), puis à la 6° (midi) et 9° (15h) heures, puis enfin à la 11° heure (17h). On croirait presque suivre un moine de sa cellule à l’église plusieurs fois par jour pour l’office liturgique ! Comparaison un peu anachronique bien sûr, puisque les monastères n’existaient pas avant le IV° siècle. Ces sorties fréquentes font plutôt penser aux prières à la synagogue obligatoires pour les juifs encore aujourd’hui : 3 offices chaque jour, mais 5 pour la fête de Yom Kippour. Pour ces offices à la synagogue, il faut être au minimum 10 hommes (le ‘miniane’), et un juif cherche à réquisitionner n’importe qui pour compléter le miniane afin de commencer la prière ! Il nous faut donc sortir de chez nous, comme le maître de la vigne, pour aller trouver assez d’amis afin d’aller prier ensemble l’office à la synagogue…
Si ces 5 sorties évoquent Kippour, c’est donc que le pardon est en jeu : recevoir la plénitude par-delà nos fautes.
En tout cas, on voit que Dieu le premier est en quête de l’homme. C’est lui le premier qui le supplie. Comme dans la parabole du marchand de perles, l’essentiel est de se laisser chercher par un Dieu prêt à tout pour acquérir l’homme à tout prix. Pour les ouvriers, l’essentiel est d’être appelés, et s’ils répondent c’est dans cet appel que réside leur salaire : l’amitié avec Dieu, la vie éternelle.
5. À chacun selon ses besoins : un salaire de subsistance et non de mérite
Chaque heure ou presque de la journée, le propriétaire de la vigne part embaucher. Bizarrement, il n’est jamais fait mention d’un manque de main-d’œuvre. Bizarrement, il ne fait pas passer d’entretien d’embauche : il ne questionne ni les uns ni les autres sur leurs compétences viticoles. Il ne leur précise même pas la nature du travail attendu.
« Allez à ma vigne » : voilà le seul mot d’ordre, celui de rassembler ceux qui n’ont trouvé personne pour les rendre utiles, pour leur donner la possibilité de subvenir à leur revenu quotidien nécessaire. Car le chômage n’était pas indemnisé en Israël !
Et bizarrement, il n’y a que ce vigneron pour les arracher au chômage.
La finale de la parabole est un plaidoyer pour un salaire qui permette à l’ouvrier de vivre, et non un salaire proportionnel au temps de travail effectif. Quelle que soit la contribution réelle du travailleur à la richesse de son employeur, chacun reçoit de quoi vivre : la pièce d’argent, la vie éternelle, le royaume de Dieu. On retrouvera cette intuition – grosse de conséquences sociales révolutionnaires ! – dans le principe de répartition au sein de la première communauté chrétienne de Jérusalem : « à chacun selon ses besoins » (Ac 2,45). Depuis ces textes, le christianisme social plaide pour un salaire de subsistance et pas seulement de mérite. Si quelqu’un participe à la communauté humaine – quel que soit son rendement, son handicap, ses résultats – selon ses moyens, il doit en recevoir de quoi vivre décemment selon ses besoins. La notion de salaire minimum, de revenu d’existence, ou de revenu d’insertion trouve là un fondement solide. Le simple fait d’être humain garantit la possibilité d’entendre l’appel à travailler à la vigne commune, de quelque manière que ce soit.
6. Référence circulaire
Terminons par l’interprétation la plus classique de la parabole.
« Les derniers seront les premiers, et les premiers seront les derniers ».
Écrite au moment où des non-juifs de plus en plus nombreux bousculent les judéo-chrétiens en demandant le baptême, cette parabole voulait apaiser les ressentiments qui ont pu naître de cet afflux de païens. Saint Augustin en est le fidèle témoin lorsqu’il s’identifie aux derniers : « Tous les chrétiens sont, pour ainsi dire, appelés à la onzième heure ; ils obtiendront, à la fin du monde, le bonheur de la résurrection avec ceux qui les ont précédés. Tous le recevront ensemble » (sermon 87 : les heures de l’histoire du salut).
Les juifs demeurent nos frères aînés dans la foi. Ils ne recevront ni plus ni moins que les chrétiens, puisque la vie éternelle ne se fractionne pas. Bien sûr, la transposition de cette échelle chronologique juifs–païens nous oblige à être vigilants : l’accueil de nouveaux convertis peut irriter d’anciens catholiques présents ‘depuis toujours’ ; l’accueil des catéchumènes bouscule nos paroisses et peut susciter condescendance, méfiance ou jalousie.
Savoir se réjouir du dernier arrivé au lieu de se comparer et de jalouser est une conversion permanente pour nos assemblées et pour chacun de nous
D’ailleurs, on peut remarquer que la phrase finale de la parabole tourne en boucle. « Les derniers seront les premiers, et les premiers seront les derniers » : en vertu de ce principe, si quelqu’un est premier, il est renvoyé à la dernière place ; mais en vertu de ce même principe, il passe aussitôt de la dernière place à la première, et la boucle recommence ! Si bien que finalement il n’y a plus ni premiers ni derniers, car ils sont instantanément rétrogradés ou promus. C’est ce qu’on appelle dans un tableur Excel « une référence circulaire », dont le calcul tourne en boucle et ne finit jamais. Nous retrouvons là la « docte ignorance » chère à la mystique rhénane : impossible de savoir si nous sommes premiers ou derniers… et c’est très bien ainsi !
Renoncer au comparatif est décidément le secret pour accueillir et se réjouir…
[Fin des miettes]
LECTURES DE LA MESSE
PREMIÈRE LECTURE
« Mes pensées ne sont pas vos pensées » (Is 55, 6-9)
Lecture du livre du prophète Isaïe
Cherchez le Seigneur tant qu’il se laisse trouver ; invoquez-le tant qu’il est proche. Que le méchant abandonne son chemin, et l’homme perfide, ses pensées ! Qu’il revienne vers le Seigneur qui lui montrera sa miséricorde, vers notre Dieu qui est riche en pardon. Car mes pensées ne sont pas vos pensées, et vos chemins ne sont pas mes chemins, – oracle du Seigneur. Autant le ciel est élevé au-dessus de la terre, autant mes chemins sont élevés au-dessus de vos chemins, et mes pensées, au-dessus de vos pensées.
PSAUME
(Ps 144 (145), 2-3, 8-9, 17-18)
R/ Proche est le Seigneur de ceux qui l’invoquent. (cf. Ps 144, 18a)
Chaque jour je te bénirai,
je louerai ton nom toujours et à jamais.
Il est grand, le Seigneur, hautement loué ;
à sa grandeur, il n’est pas de limite.
Le Seigneur est tendresse et pitié,
lent à la colère et plein d’amour ;
la bonté du Seigneur est pour tous,
sa tendresse, pour toutes ses œuvres.
Le Seigneur est juste en toutes ses voies,
fidèle en tout ce qu’il fait.
Il est proche de tous ceux qui l’invoquent,
de tous ceux qui l’invoquent en vérité.
DEUXIÈME LECTURE
« Pour moi, vivre c’est le Christ » (Ph 1, 20c-24.27a)
Lecture de la lettre de saint Paul Apôtre aux Philippiens
Frères, soit que je vive, soit que je meure, le Christ sera glorifié dans mon corps. En effet, pour moi, vivre c’est le Christ, et mourir est un avantage. Mais si, en vivant en ce monde, j’arrive à faire un travail utile, je ne sais plus comment choisir. Je me sens pris entre les deux : je désire partir pour être avec le Christ, car c’est bien préférable ; mais, à cause de vous, demeurer en ce monde est encore plus nécessaire.
Quant à vous, ayez un comportement digne de l’Évangile du Christ.
ÉVANGILE
« Ton regard est-il mauvais parce que moi, je suis bon ? » (Mt 20, 1-16)
Alléluia. Alléluia. La bonté du Seigneur est pour tous, sa tendresse, pour toutes ses œuvres :tous acclameront sa justice. Alléluia. (cf. Ps 144, 9.7b)
Évangile de Jésus Christ selon saint Matthieu
En ce temps-là, Jésus disait cette parabole à ses disciples : « Le royaume des Cieux est comparable au maître d’un domaine qui sortit dès le matin afin d’embaucher des ouvriers pour sa vigne. Il se mit d’accord avec eux sur le salaire de la journée : un denier, c’est-à-dire une pièce d’argent, et il les envoya à sa vigne. Sorti vers neuf heures, il en vit d’autres qui étaient là, sur la place, sans rien faire. Et à ceux-là, il dit : ‘Allez à ma vigne, vous aussi, et je vous donnerai ce qui est juste. ’Ils y allèrent. Il sortit de nouveau vers midi, puis vers trois heures, et fit de même. Vers cinq heures, il sortit encore, en trouva d’autres qui étaient là et leur dit : ‘Pourquoi êtes-vous restés là, toute la journée, sans rien faire ?’Ils lui répondirent : ‘Parce que personne ne nous a embauchés. ’Il leur dit : ‘Allez à ma vigne, vous aussi.’
Le soir venu, le maître de la vigne dit à son intendant : ‘Appelle les ouvriers et distribue le salaire, en commençant par les derniers pour finir par les premiers. ’Ceux qui avaient commencé à cinq heures s’avancèrent et reçurent chacun une pièce d’un denier. Quand vint le tour des premiers, ils pensaient recevoir davantage, mais ils reçurent, eux aussi, chacun une pièce d’un denier. En la recevant, ils récriminaient contre le maître du domaine : ‘Ceux-là, les derniers venus, n’ont fait qu’une heure, et tu les traites à l’égal de nous, qui avons enduré le poids du jour et la chaleur !’Mais le maître répondit à l’un d’entre eux : ‘Mon ami, je ne suis pas injuste envers toi. N’as-tu pas été d’accord avec moi pour un denier ? Prends ce qui te revient, et va-t’en. Je veux donner au dernier venu autant qu’à toi : n’ai-je pas le droit de faire ce que je veux de mes biens ? Ou alors ton regard est-il mauvais parce que moi, je suis bon ?’
C’est ainsi que les derniers seront premiers, et les premiers seront derniers. »
Patrick BRAUD
Mots-clés : onzième heure, ouvriers, parabole, salaire, vigne