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La nostalgie semble liée à de la Toussaint de toujours à toujours.
Malgré la belle lumière de l’été indien, et malgré les superbes patchworks pourpre et or dont se revêtent les parcs et les vignes, un je-ne-sais-quoi de tristesse et de mélancolie flotte sur ces deux jours charnière.
Autrefois, la visite des cimetières familiaux ritualisait cette angoisse diffuse.
Les grands-parents racontaient devant les tombes quelques anecdotes de la saga familiale à des gamins sages déjà familiers de la mort.
Quand la mort ne fait plus partie de la famille, quand le contact physique avec les morts fait désormais horreur, quand la mémoire familiale s’émiette à l’aune des séparations successives, que faire du rappel à la brièveté de la vie que la Toussaint continue de symboliser en France ?
La réponse de la majorité d’entre nous sera dans le divertissement (au sens pascalien du terme). On prend le grand pont de la Toussaint, on essaie d’en oublier le contenu pour en profiter comme d’un congé ordinaire. Mais le cœur n’y est jamais tout à fait.
La minorité chrétienne, attachée au sens religieux de la fête, sait être à contre-courant en voulant regarder la mort en face. Mais nous envisageons la mort à travers le bel Évangile des Béatitudes : le visage du Christ bienheureux dépeint en Mt 5 nous fait voir le visage de nos proches autrement.
Ce texte est un avertissement : ne sont pas heureux ceux qui paraissent l’être ; le résultat d’une existence n’est pas ce qui apparaît aux yeux des hommes.
Il y aura bien des surprises lorsqu’il s’agira enfin de découvrir la vraie richesse de chacun.
Bien des pauvres seront mis à l’honneur.
Des larmes accumulées se transformeront en fontaine de joie.
D’obscurs sacrifiés aux logiques des puissants retrouveront leur splendeur native.
Des témoins désarmés feront éclater au grand jour la puissance finale de la douceur.
Des persécutés ordinaires ou extraordinaires seront rétablis dans leur dignité.
Comme le chantait Marie bien avant les Béatitudes : « Dieu renverse les puissants de leurs trônes. Il élève les humbles. Il comble de bien les affamés, renvoie les riches les mains vides » (Lc 1,46-56).
La tristesse diffuse des bouquets de chrysanthèmes sera alors canalisée : il y a une telle promesse au cœur de cette fête de Toussaint que l’absence des visages aimés en devient la source de renversements inouïs à venir. Bien loin de l’histoire de vengeance raciale aux États-Unis qui a fait le succès du roman noir de Boris Vian, nous n’irons pas cracher sur les tombes, mais prier sur elles, remettant avec confiance nos défunts entre les mains de Dieu, en acceptant de ne pas savoir vraiment ce qu’ils deviennent…
J’aime – le jour d’après – parcourir longuement un cimetière si joliment fleuri où je ne connais personne : je m’arrête sur les concessions à l’abandon, ou celles qui n’ont pas eu de visites, et je murmure quelques mots tout en méditant sur la brièveté humaine, celle des autres et la mienne.
Allons donc sur les tombes de nos défunts : nous y avons rendez-vous avec l’au-delà de notre propre existence.
Poème : Si le froid devait m’emporter
Si le froid devait m’emporter J’assemblerais les fruits De mes rêves de lune. Ils seraient eau Ils seraient feu Révélant ma présence Sur un sentier de braise.
Si la nuit devait m’emporter Je creuserais la terre Avec des ongles de fer. Au seul chant de ma voix Des bêtes approcheraient Traçant un cercle d’or Qui protégerait mon corps.
Si le souffle devait m’emporter Alors je laisserais faire. Mes paumes s’ouvriraient À la douceur du vent Ni la nuque ni le tronc N’opposerait résistance À l’appel du passage.
Mais l’heure n’est pas venue. Près des arbres échevelés Plusieurs pas dans la neige Meublent le silence blanc.
Francine Bouchet
Traverse. Et autres poèmes, Labor et Fides, 2022.
LECTURES DE LA MESSE
PREMIÈRE LECTURE « Voici une foule immense que nul ne pouvait dénombrer, une foule de toutes nations, tribus, peuples et langues » (Ap 7, 2-4.9-14)
Lecture de l’Apocalypse de saint Jean
Moi, Jean, j’ai vu un ange qui montait du côté où le soleil se lève, avec le sceau qui imprime la marque du Dieu vivant ; d’une voix forte, il cria aux quatre anges qui avaient reçu le pouvoir de faire du mal à la terre et à la mer : « Ne faites pas de mal à la terre, ni à la mer, ni aux arbres, avant que nous ayons marqué du sceau le front des serviteurs de notre Dieu. » Et j’entendis le nombre de ceux qui étaient marqués du sceau : ils étaient cent quarante-quatre mille, de toutes les tribus des fils d’Israël. Après cela, j’ai vu : et voici une foule immense, que nul ne pouvait dénombrer, une foule de toutes nations, tribus, peuples et langues. Ils se tenaient debout devant le Trône et devant l’Agneau, vêtus de robes blanches, avec des palmes à la main. Et ils s’écriaient d’une voix forte : « Le salut appartient à notre Dieu qui siège sur le Trône et à l’Agneau ! » Tous les anges se tenaient debout autour du Trône, autour des Anciens et des quatre Vivants ; se jetant devant le Trône, face contre terre, ils se prosternèrent devant Dieu. Et ils disaient : « Amen ! Louange, gloire, sagesse et action de grâce, honneur, puissance et force à notre Dieu, pour les siècles des siècles ! Amen ! » L’un des Anciens prit alors la parole et me dit : « Ces gens vêtus de robes blanches, qui sont-ils, et d’où viennent-ils ? » Je lui répondis : « Mon seigneur, toi, tu le sais. » Il me dit : « Ceux-là viennent de la grande épreuve ; ils ont lavé leurs robes, ils les ont blanchies par le sang de l’Agneau. »
PSAUME
(Ps 23 (24), 1-2, 3-4ab, 5-6) R/ Voici le peuple de ceux qui cherchent ta face, Seigneur. (cf. Ps 23, 6)
Au Seigneur, le monde et sa richesse,
la terre et tous ses habitants !
C’est lui qui l’a fondée sur les mers
et la garde inébranlable sur les flots.
Qui peut gravir la montagne du Seigneur
et se tenir dans le lieu saint ?
L’homme au cœur pur, aux mains innocentes,
qui ne livre pas son âme aux idoles.
Il obtient, du Seigneur, la bénédiction,
et de Dieu son Sauveur, la justice.
Voici le peuple de ceux qui le cherchent !
Voici Jacob qui recherche ta face !
DEUXIÈME LECTURE « Nous verrons Dieu tel qu’il est » (1 Jn 3, 1-3)
Lecture de la première lettre de saint Jean
Bien-aimés, voyez quel grand amour nous a donné le Père pour que nous soyons appelés enfants de Dieu – et nous le sommes. Voici pourquoi le monde ne nous connaît pas : c’est qu’il n’a pas connu Dieu. Bien-aimés, dès maintenant, nous sommes enfants de Dieu, mais ce que nous serons n’a pas encore été manifesté. Nous le savons : quand cela sera manifesté, nous lui serons semblables car nous le verrons tel qu’il est. Et quiconque met en lui une telle espérance se rend pur comme lui-même est pur.
ÉVANGILE « Réjouissez-vous, soyez dans l’allégresse, car votre récompense est grande dans les cieux ! » (Mt 5, 1-12a) Alléluia. Alléluia. Venez à moi, vous tous qui peinez sous le poids du fardeau, dit le Seigneur, et moi, je vous procurerai le repos. Alléluia. (Mt 11, 28)
Évangile de Jésus Christ selon saint Matthieu
En ce temps-là, voyant les foules, Jésus gravit la montagne. Il s’assit, et ses disciples s’approchèrent de lui. Alors, ouvrant la bouche, il les enseignait. Il disait : « Heureux les pauvres de cœur, car le royaume des Cieux est à eux. Heureux ceux qui pleurent, car ils seront consolés. Heureux les doux, car ils recevront la terre en héritage. Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice, car ils seront rassasiés. Heureux les miséricordieux, car ils obtiendront miséricorde. Heureux les cœurs purs, car ils verront Dieu. Heureux les artisans de paix, car ils seront appelés fils de Dieu. Heureux ceux qui sont persécutés pour la justice, car le royaume des Cieux est à eux. Heureux êtes-vous si l’on vous insulte, si l’on vous persécute et si l’on dit faussement toute sorte de mal contre vous, à cause de moi. Réjouissez-vous, soyez dans l’allégresse, car votre récompense est grande dans les cieux ! » Patrick BRAUD
Le pape François a créé le samedi 27 août dernier à Rome vingt nouveaux cardinaux : « Un cardinal aime l’Église », leur a lancé François. « Toujours avec le même feu de l’Esprit. En traitant les grandes questions, comme en s’occupant des petites ; en rencontrant les grands de ce monde, comme les petits, qui sont grands devant Dieu ». On retrouve là l’attachement franciscain du pape François aux petits de tous ordres. Eh bien, Jésus aurait pu être cardinal, car entre lui et les petits c’est une véritable histoire d’amour !
S’il fallait nous convaincre que les petits se trouvent dans tous les milieux, voici Zachée : le texte de ce dimanche (Lc 19,1-10) ne nous dit pas seulement qu’il est petit, mais mikros = microscopique en grec : ηλικία μικρός = de taille microscopique ! Le mot grec employé par Luc est μικρός (mikros), qui a donné l’unité de mesure du micron fort utile pour les microprocesseurs ou autres travaux de précision : le micron, qui vaut 1/1000 de millimètre (1 μm = 10−6 m). Essayez de couper les cheveux en quatre, et vous serez encore loin du micron… Zachée est donc littéralement microscopique. Physiquement, mais aussi moralement aux yeux de ses concitoyens qui le traitent – à juste titre – de collabo, de voleur, de profiteur etc. Sa richesse est sale, son autorité de chef de l’administration fiscale romaine est pourrie. Un mélange local de Donald Trump et de Vladimir Poutine pourrait-on dire…
Accueillir comme Rahab et Marthe
« Vite, Zachée descendit et reçut (ὑποδέχομαι = hupodechomai) Jésus avec joie » (Lc 19,6). Comme la scène se passe à Jéricho, quand on voit Zachée accueillir Jésus chez lui, on pense irrésistiblement à une autre figure célèbre : Rahab, la prostituée de Jéricho qui a accueilli des explorateurs chez elle, leur a sauvé la vie et leur a ainsi permis de préparer le siège de la ville par les hébreux. Jacques s’en souvient lorsqu’il emploie le même verbe pour la femme de mauvaise vie que Luc pour le collaborateur pourri : « Il en fut de même pour Rahab, la prostituée : n’est-elle pas, elle aussi, devenue juste par ses œuvres, en accueillant (ὑποδέχομαι) les envoyés de Josué et en les faisant repartir par un autre chemin ? » (Jc 2,25). Et Luc a déjà employé ce même verbe, ce qui rapproche Marthe de ce fonctionnaire véreux : « Chemin faisant, Jésus entra dans un village. Une femme nommée Marthe le reçut (ὑποδέχομαι) » (Lc 10,38).
Comme Rahab et Marthe, Zachée trouve en lui le désir d’accueillir, de recevoir. Il n’est pas si comblé qu’il y paraît. Aussi mauvais qu’il soit, chacun de nous peut découvrir en son fonds intérieur cette aspiration à ouvrir la porte de son intimité pour recevoir la parole d’un autre, pour accueillir le don offert. « Voici que je me tiens à la porte et je frappe », dira l’Apocalypse (Ap 3,20) : Zachée retrouve sa dignité d’enfant d’Abraham dès qu’il désire recevoir, lui qui ne cessait de prendre, par les impôts, les taxes, la corruption.
Notons au passage que Jésus ressuscite ainsi la part de féminité de Zachée (accueillir la vie), à l’image de Rahab et Marthe, ce qui va le sauver. Il n’est pas de personnage si tristement ‘viril’ qui ne puisse être révélé à lui-même dans la redécouverte de son anima, comme dirait Jung…
Courir en avant de Jésus
Ce petit bonhomme est capable d’un courage quasi-apostolique : Luc nous dit qu’il courut en avant (προδραμών = protrecho) : « Il courut en avant et grimpa sur un sycomore pour voir Jésus qui allait passer par là » (Lc 19,4).
C’est le même mot que Jean emploie pour nous livrer ce détail étrange où il court en avant lui aussi pour arriver le premier au tombeau : « Ils couraient tous les deux ensemble, mais l’autre disciple courut en avant plus vite que Pierre et arriva le premier au tombeau » (Jn 20,4). Comme Jean a écrit après Luc, on peut imaginer qu’il a vu dans les deux courses l’annonce de la Résurrection à l’œuvre. Dans ce pays très chaud, plein de poussière, courir sur les pistes rouges est rare : il faut une raison précise pour piquer un sprint dans la poussière par 35° à l’ombre… C’est ce courage quasi-apostolique dont Zachée fait preuve pour voir Jésus !
On a déjà longuement évoqué ailleurs le symbolisme du sycomore, dont les fruits incisés invitent Zachée à se laisser transpercer lui-même par le regard du Christ (Zachée : le juste, l’incisé et la figue). On a vanté la curiosité de Zachée, qui lui valut d’accueillir son Sauveur (Zachée, ou l’éloge de la curiosité). Ou bien la descente au fond de soi qui caractérise cet accueil : « Zachée, descend vite… » (Zachée-culbuto) Ou bien encore la gratuité du salut qui n’exige pas le remboursement préalable de 4 fois les sommes volées, mais le provoque a posteriori.
Concentrons-nous aujourd’hui sur la petitesse de Zachée. Afin qu’elle devienne la nôtre, et que nous sachions la discerner chez les gens de mauvaise vie autour de nous.
Le micro-Évangile
Notons d’abord que notre première lecture (Sg 11,22–12,2) souligne elle aussi la disproportion entre la grandeur de Dieu et notre petitesse : « Seigneur, le monde entier est devant toi comme un grain sur la balance, comme la goutte de rosée matinale qui descend sur la terre ». C’est pour mieux s’émerveiller devant la miséricorde offerte : « Pourtant, tu as pitié de tous les hommes, parce que tu peux tout ».
Nous ne faisons vraiment pas le poids devant la grandeur de Dieu, tel un grain de sable sur un plateau de balance. Nous sommes une goutte d’eau par rapport à l’océan divin. Mais la grandeur de Dieu est la source de sa miséricorde envers notre petitesse (cf. La puissance, donc la pitié). Notre taille microscopique suscite en Dieu amour et pitié. Car en Dieu la puissance est source de miséricorde, comme elle devrait l’être en nous. Puissant, donc miséricordieux ! Finalement, la violence est l’arme des faibles, la dureté de cœur est la marque des impuissants…
Du coup, la prédilection pour les petits en tous genres est l’un des fils les plus solides de la trame évangélique. Parcourons rapidement les usages du mot μικρός (mikros) dans la Bible, pour mesurer quelle devrait être notre conscience d’être microscopique, et quel devrait être notre amour des petits de ce temps.
Dieu choisit les petits
Dans l’Ancien Testament, Loth repère une ville petite – si petite ! – pour s’y réfugier échapper au malheur qui vient : « Voici une ville assez proche pour y fuir – elle est si petite ! – Permettez que je me sauve là-bas – elle est si petite ! – afin de rester en vie !’ Ils lui répondirent : ‘Pour te faire plaisir cette fois encore, je ne détruirai pas la ville dont tu parles » (Gn 19,18-21). Comme quoi la taille, la puissance des métropoles n’est pas toujours un atout !
Dieu choisit souvent ce qu’il y a de petit pour manifester son amour. Ainsi Samuel choisit Saül, le premier roi d’Israël, parmi la plus petite des tribus : « Saül répondit : ‘Ne suis-je pas un Benjaminite, appartenant à l’une des plus petites tribus d’Israël ? Et ma famille n’est-elle pas la dernière de toutes les familles de la tribu de Benjamin ? Pourquoi donc me parles-tu ainsi ?’ » (1 S 9,21)
Ensuite, c’est David, le plus petit des sept fils de Jessé, que Samuel choisira. Et en plus il est roux ! « Alors Samuel dit à Jessé : ‘N’as-tu pas d’autres garçons ?’ Jessé répondit : ‘Il reste encore le plus jeune, il est en train de garder le troupeau.’ Alors Samuel dit à Jessé : ‘Envoie-le chercher : nous ne nous mettrons pas à table tant qu’il ne sera pas arrivé’ » (1S 16,11).
Comme quoi les derniers peuvent devenir premiers…
Ce même David pourtant enlèvera Bethsabée à son mari, et le prophète Nathan la comparera à une petite brebis volée par un riche sans scrupules : « Nathan dit à David : Le pauvre n’avait rien qu’une brebis, une toute petite, qu’il avait achetée. Il la nourrissait, et elle grandissait chez lui au milieu de ses fils ; elle mangeait de son pain, buvait de sa coupe, elle dormait dans ses bras : elle était comme sa fille » (2 S 12,3).
Ce sont toujours les petits qui subissent la loi des plus forts, à Jérusalem ou à Kharkiv… Leur plainte parvient aux oreilles de YHWH qui renversera les violents de leur trône pour rendre justice aux petits criant vers lui.
Salomon, fils de David, reconnaîtra lui aussi être un petit d’homme, trop petit normalement pour devenir roi : Dieu continue de choisir les plus humbles pour conduire son peuple. « Ainsi donc, Seigneur mon Dieu, c’est toi qui m’as fait roi, moi, ton serviteur, à la place de David, mon père ; or, je suis un tout jeune homme, ne sachant comment se comporter, » (1R 3,7)
Les petites choses peuvent être des germes de renouveau, des promesses de renaissance, comme la petite galette de la veuve de Sarepta : « Élie lui dit alors : N’aie pas peur, va, fais ce que tu as dit. Mais d’abord cuis-moi une petite galette et apporte-la moi ; ensuite tu en feras pour toi et ton fils » (1R 17,13).
Comme le petit nuage que l’on distingue à peine au loin, et qui annonce la grosse pluie salvatrice : « La septième fois, le serviteur annonça : ‘Voilà un petit nuage qui monte de la mer, gros comme le poing.’ Alors Élie dit au serviteur : ‘Va dire au roi Acab : Attelle ton char et descends de la montagne, avant d’être arrêté par la pluie.’ » (1R 18,44).
Comme la petite servante de la femme du général Naaman qui va déclencher la guérison de son ennemi : « Des Araméens, au cours d’une expédition en terre d’Israël, avaient fait prisonnière une petite fille qui fut mise au service de la femme de Naaman » (2R 5,2). Naaman redevient comme un petit enfant comme elle, grâce à elle : « Il descendit jusqu’au Jourdain et s’y plongea sept fois, pour obéir à la parole de l’homme de Dieu ; alors sa chair redevint semblable à celle d’un petit enfant : il était purifié ! » (2R 5,14).
Comme le petit nombre des hébreux au tout début de leur histoire : « En ces temps-là, on pouvait les compter : c’était une poignée d’immigrants » (1Ch 16,19).
Décidément, small is beautiful !
La plupart des commentateurs de l’actualité décrivent ce qui décline, ce qui s’écroule, ce qui s’affaiblit. Il faut avoir l’espérance chevillée au corps pour discerner dans le bruit et la fureur de notre époque la promesse de nouvelles constructions. « Qui donc méprisait le jour des modestes commencements ? Qu’on se réjouisse plutôt en voyant le fil à plomb dans la main de Zorobabel ! » (Za 4,10), raille le prophète Zacharie, se souvenant que presque tous avaient désespéré de voir la reconstruction du Temple de Jérusalem que Zorobabel met pourtant en œuvre.
Le Christ et les petits
Dans le Nouveau Testament, les petits de la communauté doivent être particulièrement pris en charge par les autres : « Et quiconque donnera seulement un verre d’eau froide à l’un de ces petits (mikros) parce qu’il est mon disciple, je vous le dis en vérité, il ne perdra pas sa récompense » (Mt 10,42).
Les mépriser serait mépriser le Christ lui-même : « Gardez-vous de mépriser un seul de ces petits (mikros); car je vous dis que leurs anges dans les cieux voient continuellement la face de mon Père qui est dans les cieux » (Mt 18,10).
Les faire chuter est un crime : « Si quelqu’un scandalisait un de ces petits (mikros) qui croient en moi, il vaudrait mieux pour lui qu’on suspendît à son cou une meule de moulin, et qu’on le jetât au fond de la mer » (Mt 18,6 ; Mc 9,42 ; Lc 17,2).
Et Dieu les entoure d’un amour de prédilection : « De même, ce n’est pas la volonté de votre Père qui est dans les cieux qu’il se perde un seul de ces petits (mikros) » (Mt 18,14).
Car le Christ s’identifie à ces petits, que les enfants incarnent avec leur capacité d’accueillir à bras ouverts le cadeau offert : « Jésus leur dit : Quiconque reçoit en mon nom ce petit enfant me reçoit moi-même; et quiconque me reçoit reçoit celui qui m’a envoyé, Car celui qui est le plus petit (mikros) parmi vous tous, c’est celui-là qui est grand » (Lc 9,48).
Le fait d’être peu nombreux comme chrétiens dans la société ne doit pas nous décourager : « Ne crains point, petit (mikros) troupeau; car votre Père a trouvé bon de vous donner le royaume » (Lc 12,32).
Être minoritaires, microscopique pourcentage de pratiquants, n’empêche pas d’être le levain, la petite moisissure qui fait lever toute la pâte, ou les minuscules grains de sel qui donne du goût à la nourriture de tous : « Le royaume de Dieu est semblable à un grain de sénevé, qui, lorsqu’on le sème en terre, est la plus petite (mikros) de toutes les semences qui sont sur la terre » (Mc 4,31). « C’est la plus petite (mikros) de toutes les semences; mais, quand il a poussé, il est plus grand que les légumes et devient un arbre, de sorte que les oiseaux du ciel viennent habiter dans ses branches » (Mt 13,32).
D’autant qu’il suffit de peu pour témoigner du Christ, même dans les persécutions : « Parce que tu as peu (mikros) de puissance, et que tu as gardé ma parole, et que tu n’as pas renié mon nom, j’ai mis devant toi une porte ouverte, que personne ne peut fermer » (Ap 3,8).
Ce rapide survol montre que le micro est très souvent à l’honneur dans la Bible !
Là où les hommes ne voient que faiblesse, handicap, impuissance numérique, Dieu discerne des cœurs s’abandonnant à lui pour le laisser agir à travers eux.
Le microscopique Zachée s’inscrit dans cette longue lignée des petites gens qui reconnaissent ne pas pouvoir se sauver eux-mêmes, et qui du coup attendent tout de Dieu, comptent sur lui d’abord et non sur leur mérite, leur fortune, leurs bonnes actions, leur moralité, leur réputation etc.
Notre vie ne mesure que quelques microns – voire quelques angströms ! – dans l’immense univers. Courons donc en avant du Christ pour qu’il nous aperçoive et s’invite chez nous, dans notre fonds le plus intime, là où nous sommes grands à ses yeux…
LECTURES DE LA MESSE
PREMIÈRE LECTURE « Tu as pitié de tous les hommes, parce que tu aimes tout ce qui existe » (Sg 11, 22 – 12, 2)
Lecture du livre de la Sagesse Seigneur, le monde entier est devant toi comme un rien sur la balance, comme la goutte de rosée matinale qui descend sur la terre. Pourtant, tu as pitié de tous les hommes, parce que tu peux tout. Tu fermes les yeux sur leurs péchés, pour qu’ils se convertissent. Tu aimes en effet tout ce qui existe, tu n’as de répulsion envers aucune de tes œuvres ; si tu avais haï quoi que ce soit, tu ne l’aurais pas créé. Comment aurait-il subsisté, si tu ne l’avais pas voulu ? Comment serait-il resté vivant, si tu ne l’avais pas appelé ? En fait, tu épargnes tous les êtres, parce qu’ils sont à toi, Maître qui aimes les vivants, toi dont le souffle impérissable les anime tous. Ceux qui tombent, tu les reprends peu à peu, tu les avertis, tu leur rappelles en quoi ils pèchent, pour qu’ils se détournent du mal et croient en toi, Seigneur.
PSAUME (Ps 144 (145), 1-2, 8-9, 10-11, 13cd-14)
R/ Mon Dieu, mon Roi, je bénirai ton nom toujours et à jamais ! (Ps 144, 1)
Je t’exalterai, mon Dieu, mon Roi.je bénirai ton nom toujours et à jamais !
Chaque jour je te bénirai.je louerai ton nom toujours et à jamais.
Le Seigneur est tendresse et pitié.lent à la colère et plein d’amour ;
la bonté du Seigneur est pour tous.sa tendresse, pour toutes ses œuvres.
Que tes œuvres, Seigneur, te rendent grâce
et que tes fidèles te bénissent !
Ils diront la gloire de ton règne.ils parleront de tes exploits.
Le Seigneur est vrai en tout ce qu’il dit.fidèle en tout ce qu’il fait.
Le Seigneur soutient tous ceux qui tombent.il redresse tous les accablés.
DEUXIÈME LECTURE « Le nom de notre Seigneur Jésus sera glorifié en vous, et vous en lui » (2 Th 1, 11 – 2, 2)
Lecture de la deuxième lettre de saint Paul apôtre aux Thessaloniciens Frères, nous prions pour vous à tout moment afin que notre Dieu vous trouve dignes de l’appel qu’il vous a adressé ; par sa puissance, qu’il vous donne d’accomplir tout le bien que vous désirez, et qu’il rende active votre foi. Ainsi, le nom de notre Seigneur Jésus sera glorifié en vous, et vous en lui, selon la grâce de notre Dieu et du Seigneur Jésus Christ.
Frères, nous avons une demande à vous faire à propos de la venue de notre Seigneur Jésus Christ et de notre rassemblement auprès de lui : si l’on nous attribue une inspiration, une parole ou une lettre prétendant que le jour du Seigneur est arrivé, n’allez pas aussitôt perdre la tête, ne vous laissez pas effrayer. »
ÉVANGILE « Le Fils de l’homme est venu chercher et sauver ce qui était perdu » (Lc 19, 1-10)
Alléluia. Alléluia. Dieu a tellement aimé le monde qu’il a donné son Fils unique, afin que ceux qui croient en lui aient la vie éternelle. Alléluia. (Jn 3, 16)
Évangile de Jésus Christ selon saint Luc En ce temps-là, entré dans la ville de Jéricho, Jésus la traversait. Or, il y avait un homme du nom de Zachée ; il était le chef des collecteurs d’impôts, et c’était quelqu’un de riche. Il cherchait à voir qui était Jésus, mais il ne le pouvait pas à cause de la foule, car il était de petite taille. Il courut donc en avant et grimpa sur un sycomore pour voir Jésus qui allait passer par là. Arrivé à cet endroit, Jésus leva les yeux et lui dit : « Zachée, descends vite : aujourd’hui il faut que j’aille demeurer dans ta maison. » Vite, il descendit et reçut Jésus avec joie. Voyant cela, tous récriminaient : « Il est allé loger chez un homme qui est un pécheur. » Zachée, debout, s’adressa au Seigneur : « Voici, Seigneur : je fais don aux pauvres de la moitié de mes biens, et si j’ai fait du tort à quelqu’un, je vais lui rendre quatre fois plus. » Alors Jésus dit à son sujet : « Aujourd’hui, le salut est arrivé pour cette maison, car lui aussi est un fils d’Abraham.
En effet, le Fils de l’homme est venu chercher et sauver ce qui était perdu. » Patrick BRAUD
« Un homme regarda une fois, de plus près, l’histoire du pharisien qui remercie Dieu, plein d’hypocrisie parce qu’il n’était pas un collecteur d’impôts.
« Dieu soit loué ! – s’écria-t-il dans sa vanité – je ne suis pas un pharisien !«
Ce bref texte d’Eugène Roth (poète bavarois du XX° siècle) illustre à merveille le piège paradoxal qui guette le lecteur de la parabole de ce dimanche (Lc 18, 9-14) : dès que j’ai conscience d’être l’humble publicain, je ne suis plus humble ! Il est trop facile de lire cette parabole comme la dénonciation de l’hypocrisie des autres, car d’une part je suis parfois – sans le savoir – ce pharisien content de lui-même parce qu’il a fait objectivement des choses bien, et d’autre part dès que je dis être comme cette humble publicain, je ne suis plus humble !
L’humilité est une pensée destructrice d’elle-même [1] en quelque sorte. Celui qui se dit humble se contredit lui-même ! Et celui qui se reconnaît pharisien hypocrite ne l’est plus… St Jean Chrysostome († 404) écrivait :
« Tout en faisant une foule de choses bien faites, si tu te dis que tu peux t’en vanter, tu perdras le fruit de ta prière ».
Cet effet boomerang nous interdit de nous identifier à l’un ou à l’autre.
Comment sortir de ce piège paradoxal ?
Ne pas chercher à savoir
Commençons par remarquer que c’est Jésus qui commente la prière au Temple des deux personnages. Eux n’en savent rien ! Le pharisien descend chez lui tout content d’avoir prié, sans savoir qu’il n’est pas justifié. Le publicain reprend sa triste activité de collabo, sans savoir que Dieu l’a justifié lorsqu’il battait sa poitrine à genoux. Les auditeurs de la parabole connaissent le résultat de ces deux actions, pas les deux acteurs.
Autrement dit : la justification est illucide, c’est-à-dire qu’en avoir conscience serait la dissoudre. Un peu comme le chat de Schrödinger dont on ne peut pas savoir s’il est vivant ou mort, la justice donnée par Dieu ne se possède pas en pleine conscience, sinon elle dégénère en orgueil et hypocrisie. Rappelez-vous la réplique célèbre de Jeanne d’Arc au tribunal ecclésiastique qui lui demandait si elle était en état de grâce :
« Si je n’y suis pas Dieu m’y mette.
Si j’y suis, Dieu m’y garde ! »
Ne pas chercher à savoir si je suis juste ou pas me libère de l’angoisse du publicain comme de la suffisance du pharisien. C’est une docte ignorance (Nicolas de Cues, XIV° siècle) qui fait confiance sans savoir, qui renonce à posséder le salut, qui accepte de ne pas le maîtriser, et donc d’ignorer.
On peut ainsi appeler illucide le juste qui accomplit sa justice sans la comptabiliser pour lui-même, sans même en être conscient.
L’adjectif lucide vient du latin lux, lucis = lumière (élucider = mettre en pleine lumière). Est lucide celui qui a conscience, qui juge, voit clairement, objectivement les choses dans leur réalité (Larousse). Illucide désigne à l’inverse celui qui n’a pas conscience de lui-même.
Le juste illucide ne tient pas la liste des personnes secourues, ni des aides accordées. Il oublie le bien qu’il fait au moment même où il l’accomplit. Le publicain illucide sait qu’il ne mérite rien, et s’en remet totalement à Dieu en acceptant de ne pas savoir en sortant du Temple s’il est justifié ou non. D’ailleurs, soyons honnêtes, ce publicain est davantage dans la vérité que dans l’humilité, comme le note St Jean Chrysostome :
« Le pharisien a perdu sa justice acquise par des actes, tandis que le publicain, grâce à un langage empreint d’humilité, a obtenu la justice. Encore cela n’était-il pas à proprement parler de l’humilité, si toutefois l’humilité est bien le fait de celui qui, alors qu’il est grand, s’abaisse lui-même. Or le fait du publicain n’est pas l’humilité, mais la vérité ; ces paroles, en effet, étaient vraies, puisque celui-là était pécheur ».
Nous avons vu que le caractère illucide du salut affleure tout au long des Évangiles. À la Toussaint par exemple et à la fête du Christ-Roi, nous lisons le texte du Jugement dernier de Matthieu 25 où les justes sont tout étonnés d’être sauvés pour un verre d’eau qu’ils ont oublié, alors que les autres sont tout autant étonnés d’être condamnés pour leur rejet du Fils de l’homme dont ils n’avaient pas conscience (les malades, les prisonniers, les démunis…). Divine surprise de la justification !
Dans la parabole du grain qui pousse tout seul (Mc 4,26-34), c’est la croissance illucide du royaume de Dieu en nous et autour de nous qui nous est cachée : même pendant notre sommeil, il pousse, il grandit, et nous n’y sommes pas pour grand-chose. Et nous n’en savons rien.
Chaque Mercredi des Cendres, l’évangile de Matthieu (Mt 6,1-18) nous appelle au secret, jusqu’à cacher à nous-même le bien accompli : « que ta main gauche ignore ce que fait ta main droite ».
Notre parabole d’aujourd’hui s’inscrit dans cette trame d’illucidité ; elle prolonge le fil rouge du non-savoir qui est la condition du salut.
Le caractère illucide du royaume prêché par Jésus fait du bonheur une conséquence et non un but, de la croissance un don et non un effort, de la justification une grâce et non un mérite. Mais tout cela se fait « de nuit », comme l’écrivait Saint Jean de la Croix dans sa métaphore de « la vive flamme d’amour », où celui qui est plongé dans la flamme ne voit plus rien. Plus il est uni à la lumière, moins il voit. La physique quantique dit un peu la même chose au sujet des trous noirs qui structurent nos univers : quand un astre est aspiré par un trou noir, impossible de savoir ce qu’il devient…
Devenir illucide ne signifie pas pour autant être un inconscient sur le plan moral ou spirituel ! Cela veut dire : accomplir le bien sans le comptabiliser, pleurer sur le mal sans désespérer, renoncer à savoir si je suis juste ou non et laisser Dieu m’aimer à sa guise.
Ne pas renoncer à ce savoir, c’est en réalité être plus intéressé par la récompense à obtenir que par l’amour de celui qui la donne, plus motivé par le don que par le donateur.
« Et quand vous priez, ne soyez pas comme les hypocrites : ils aiment à se tenir debout dans les synagogues et aux carrefours pour bien se montrer aux hommes quand ils prient. Amen, je vous le déclare : ceux-là ont reçu leur récompense » (Mt 6,5).
« Il leur dit alors : Vous (pharisiens), vous êtes de ceux qui se font passer pour justes aux yeux des gens, mais Dieu connaît vos cœurs ; en effet, ce qui est prestigieux pour les gens est une chose abominable aux yeux de Dieu » (Lc 16,15).
Peu importe alors d’être pharisien impeccable ou publicain dépravé : le salut n’est pas dans ce que je fais, mais dans l’accueil de Dieu qui se donne.
Sortir du pélagianisme
Ne pas chercher à savoir, rester dans une docte ignorance : cette illucidité non seulement nous libère de l’angoisse, mais également du pélagianisme. Ce mot compliqué désigne le volontarisme forcené qui croit pouvoir faire son salut à la force du poignet, en accumulant les mérites des bonnes œuvres. Pélage était un moine des III°-IV° siècles qui ferrailla avec Saint Augustin au sujet d’une question assez grave (dont nous verrons quelques harmoniques politiques et sociales) : est-il possible à l’homme de faire son salut, de « gagner son paradis » (comme on dit en Afrique !) ?
Augustin soulignait avec réalisme que « le cœur de l’homme est compliqué et malade » (Jr 17,9) : c’est un constat facile à faire que de découvrir en chacun et en tous une certaine inclination au mal, que la tradition catholique appelle depuis Augustin « péché originel ». Pélage quant à lui était beaucoup plus optimiste, beaucoup trop sans doute. Il pensait que l’homme peut, s’il le veut vraiment, se justifier lui-même.
Pour Pélage, la justice se confond avec la sainteté, elle est la véritable sainteté. Point n’est besoin pour l’obtenir d’un secours surnaturel, d’une grâce spéciale, d’un recours particulier à la prière : il suffit d’avoir la conscience claire du but à atteindre et la force d’y parvenir. Cette force est en nous une propriété inhérente à la nature humaine, pas un don du Créateur. Ainsi l’Homme n’est pas « esclave du péché » ; il peut coopérer activement à son salut ; ou, plus exactement, il en est le premier moteur. À la limite, il peut, s’il le veut, se « justifier » lui-même [2].
Pélage met un actif là où Jésus conjuguait au passif. Le début de la parabole du pharisien et du publicain nous précise que Jésus parlait « pour ceux qui se flattaient d’être des gens bien ». Le texte dit précisément : « d’être des justes », ce qui contraste avec le verset 14 : « être justifié ». Pour Jésus, le salut est d’abord un passif : être justifié (par Dieu), alors que le pharisien ne connaît que l’actif : se justifier soi-même (par ses bonnes actions). Le pharisien est pélagien en ce sens qu’il croit que l’accumulation impressionnante [3] de ses bonnes œuvres lui mérite le salut. Il possède au lieu de recevoir, il maîtrise au lieu d’ignorer. Voilà comment le pélagianisme, qui fait toujours des ravages dans l’Église, substitue la morale à la foi, l’action à la contemplation, le volontarisme à l’accueil, les œuvres à la grâce, le mérite à la gratuité…
Sortir du pélagianisme est donc le chemin du salut !
Car ce n’est pas ce que je fais – que je sois publicain ou pharisien, peu importe ! – qui compte, mais ma capacité à recevoir ce qui m’est donné gratuitement. D’ailleurs, notons avec un brin de malice que le publicain non seulement obtient miséricorde sans l’avoir méritée, mais à aucun moment il ne promet à Dieu de changer et de vivre plus pieusement (il semble même revenir chez lui pour continuer son métier comme avant !) et pourtant il a le regard favorable de Dieu.
Luc note que la rumeur de cet accueil inconditionnel des pécheurs par Jésus s’est répandue comme une traînée de poudre :
« Les publicains et les gens de mauvaise vie venaient tous à Jésus pour l’écouter » (Lc 15,1).
On ne peut pas montrer de manière plus claire que les œuvres ne sont d’aucune utilité pour être justifié devant Dieu. Ce petit texte est un de ceux qui parlent le plus clairement du salut par la grâce seule (la sola gratia chère aux protestants) !
Les œuvres arrivent ensuite, certes, mais viennent seulement fleurir là où la grâce a coulé abondamment, conséquences gratuites et reconnaissantes du don reçu, et non conditions nécessaires au préalable.
Bien avant Luther, François d’Assise avait déjà fait briller cette intuition de la vraie pauvreté évangélique qui ne s’attache pas à ses œuvres et se reçoit d’un autre :
« - Dieu, fit observer frère Léon, réclame notre effort et notre fidélité.
- Oui, sans doute, répondit François. Mais la sainteté n’est pas l’accomplissement de soi, ni une plénitude que l’on se donne. Elle est d’abord un vide que l’on se découvre et que l’on accepte, et que Dieu vient remplir dans la mesure où l’on s’ouvre à sa plénitude. Notre néant, vois-tu, s’il est accepté, peut devenir l’espace libre où Dieu peut encore créer [4] ».
Le clivage droite-gauche à la lumière de la parabole
Bon, tout ça peut vous paraître un peu trop spirituel, un peu loin de nos problèmes actuels. Pas si sûr ! Prenez par exemple le bon vieux clivage droite-gauche en France, dont on nous dit qu’il aurait disparu alors qu’il ne cesse de faire des petits. Formellement, on date la naissance de ce clivage en 1789, lorsque les députés royalistes de l’Assemblée Nationale se sont regroupés à la droite de Louis XVI (comme dans la parabole de Matthieu 25 !) pour lui exprimer leur soutien, alors que ceux de gauche étaient des révolutionnaires purs et durs. À bien étudier l’histoire des doctrines politiques et économiques qui marquent la vie de notre pays depuis 1789 (libéralisme, communisme, socialisme, voire fascisme etc.) on s’aperçoit que c’est le vieux clivage Pélage vs Augustin qui refait surface, mâtiné de l’opposition pharisien vs publicain.
Comme le disait André Frossard avec humour :
« Le malheur, c’est que la gauche ne croit pas beaucoup au péché originel et que la droite ne croit pas beaucoup à la rédemption ».
La droite sait que le mal existe, indéracinable, dès le début, en toute aventure humaine. Elle ne cherche pas à l’éradiquer, mais à l’utiliser autant que possible pour lui faire produire du bien (en faisant appel aux intérêts de chacun). Elle tient d’Augustin un certain réalisme (voire pessimisme) sur l’homme et se méfie de tous ceux qui veulent faire son bonheur par la force. La droite croit donc au péché originel et à ses conséquences sociales. Elle sait que le royaume de Dieu n’est pas de ce monde. Par contre, elle a du mal avec la rédemption, c’est-à-dire l’action d’un tiers (État, associations, actions collectives etc.) pour sauver les pauvres.
La gauche – elle – est plutôt rousseauiste : elle ne croit pas au péché originel, mais pense que l’homme est foncièrement bon et que c’est la société (injuste) qui le corrompt. Il faut donc renverser les structures injustes (la royauté, le capitalisme etc.) et les remplacer par des systèmes plus justes (la propriété collective, les taxations, les lois révolutionnaires etc.) et cela devrait suffire. Du coup, la gauche ne comprend pas pourquoi des pauvres resteraient du côté de la méchanceté, du mal et de l’injustice, et n’a jamais pu envisager que derrière le communisme à l’Est il y aurait le goulag…
La gauche a un problème avec le péché originel.
La droite a un problème avec la Rédemption.
Mais toutes deux sont pélagiennes….
Le pélagianisme de la droite est tout individuel : c’est à chacun de faire son salut, il n’y a rien à attendre du collectif si ce n’est garantir les libertés individuelles. Ce pharisaïsme actif prône et sacralise la responsabilité individuelle, le sens de l’initiative, la valeur travail et le mérite. Le mythe du self-made-man incarne au plus haut point le salut libéral, acquis à la force du poignet par la seule force de l’individu.
Le pélagianisme de la gauche est plutôt collectif. Il suffit de s’unir pour renverser les inégalités et notre action rétablira la justice. Cela ne dépend que de nous. L’Utopie (version sécularisée du royaume de Dieu) est à portée de main, fruit de notre combat collectif.
On voit que droite et gauche laissent peu de place finalement à ce que Jésus appelle « être justifié », c’est-à-dire à l’accueil de ce qui nous est donné sans pouvoir le produire par nous-mêmes. Peut-être est-ce l’écologie politique qui pourrait nous faire sortir de ces excès ? Car l’écologie nous rappelle qu’il y a un donné naturel, indépendant de l’homme, sensible à ses actions, et que ce donné n’est pas illimité. L’homme n’est pas tout-puissant : les conséquences de sa volonté de maîtrise totale risquent de lui revenir en pleine figure. Accumuler des performances techniques comme le pharisien ses bonnes œuvres, ou même énumérer ses gaspillages comme le publicain ses péchés ne le sauvera pas. Il faudra une nouvelle alliance avec la nature, où l’homme acceptera d’accueillir et pas seulement de prendre, d’être justifié en quelque sorte au lieu de se justifier.
La plupart des grandes idées politiques sont des concepts théologiques sécularisés. Qu’au moins la parabole du pharisien et du publicain inspire d’autres politiques à ceux qui nous gouvernent, et à nous qui sommes censés les choisir !
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[1]. Ce concept est popularisé par Etienne Klein, philosophe des sciences, à propos du néant à qui on donnerait un contenu si on le définissait alors qu’il n’en n’a pas : « L’idée du néant est destructrice d’elle-même, on ne peut penser au néant qu’en n’y pensant pas ». L’humilité est comme le néant : impensable…
[2]. Pour trop minimiser la grâce, la doctrine de Pélage fut désavouée par le 16° concile de Carthage en 418.
[3]. Il en fait beaucoup plus que les autres. Par exemple la Loi obligeait les Juifs à jeûner deux fois par an : le Jour de Yom Kippour et l’anniversaire de la destruction du Temple par les Babyloniens en 586 av. J.-C. Certains pharisiens zélés pratiquaient cependant le jeûne deux fois par semaine : le jeudi et le lundi, car selon les rabbins Moïse est monté chercher les tables de la Loi le quatrième jour de la semaine et il est revenu le premier jour de la semaine suivante. Les cas de jeûne de deux jours étaient pourtant rares et cela fait croire au pharisien qu’il était extraordinaire dans ses actes.
« La prière du pauvre traverse les nuées » (Si 35, 15b-17.20-22a)
Lecture du livre de Ben Sira le Sage
Le Seigneur est un juge qui se montre impartial envers les personnes. Il ne défavorise pas le pauvre, il écoute la prière de l’opprimé. Il ne méprise pas la supplication de l’orphelin, ni la plainte répétée de la veuve. Celui dont le service est agréable à Dieu sera bien accueilli, sa supplication parviendra jusqu’au ciel. La prière du pauvre traverse les nuées ; tant qu’elle n’a pas atteint son but, il demeure inconsolable. Il persévère tant que le Très-Haut n’a pas jeté les yeux sur lui, ni prononcé la sentence en faveur des justes et rendu justice.
PSAUME
(Ps 33 (34), 2-3, 16.18, 19.23) R/ Un pauvre crie ; le Seigneur entend. (Ps 33, 7a)
Je bénirai le Seigneur en tout temps,
sa louange sans cesse à mes lèvres.
Je me glorifierai dans le Seigneur :
que les pauvres m’entendent et soient en fête !
Le Seigneur regarde les justes,
il écoute, attentif à leurs cris.
Le Seigneur entend ceux qui l’appellent :
de toutes leurs angoisses, il les délivre.
Il est proche du cœur brisé,
il sauve l’esprit abattu.
Le Seigneur rachètera ses serviteurs :
pas de châtiment pour qui trouve en lui son refuge.
DEUXIÈME LECTURE
« Je n’ai plus qu’à recevoir la couronne de la justice » (2 Tm 4, 6-8.16-18)
Lecture de la deuxième lettre de saint Paul apôtre à Timothée
Bien-aimé, je suis déjà offert en sacrifice, le moment de mon départ est venu. J’ai mené le bon combat, j’ai achevé ma course, j’ai gardé la foi. Je n’ai plus qu’à recevoir la couronne de la justice : le Seigneur, le juste juge, me la remettra en ce jour-là, et non seulement à moi, mais aussi à tous ceux qui auront désiré avec amour sa Manifestation glorieuse. La première fois que j’ai présenté ma défense, personne ne m’a soutenu : tous m’ont abandonné. Que cela ne soit pas retenu contre eux. Le Seigneur, lui, m’a assisté. Il m’a rempli de force pour que, par moi, la proclamation de l’Évangile s’accomplisse jusqu’au bout et que toutes les nations l’entendent. J’ai été arraché à la gueule du lion ; le Seigneur m’arrachera encore à tout ce qu’on fait pour me nuire. Il me sauvera et me fera entrer dans son Royaume céleste. À lui la gloire pour les siècles des siècles. Amen.
ÉVANGILE
« Le publicain redescendit dans sa maison ; c’est lui qui était devenu juste, plutôt que le pharisien » (Lc 18, 9-14) Alléluia. Alléluia. Dans le Christ, Dieu réconciliait le monde avec lui : il a mis dans notre bouche la parole de la réconciliation. Alléluia. (cf. 2 Co 5, 19)
Évangile de Jésus Christ selon saint Luc
En ce temps-là, à l’adresse de certains qui étaient convaincus d’être justes et qui méprisaient les autres, Jésus dit la parabole que voici : « Deux hommes montèrent au Temple pour prier. L’un était pharisien, et l’autre, publicain (c’est-à-dire un collecteur d’impôts). Le pharisien se tenait debout et priait en lui-même : ‘Mon Dieu, je te rends grâce parce que je ne suis pas comme les autres hommes – ils sont voleurs, injustes, adultères –, ou encore comme ce publicain. Je jeûne deux fois par semaine et je verse le dixième de tout ce que je gagne.’ Le publicain, lui, se tenait à distance et n’osait même pas lever les yeux vers le ciel ; mais il se frappait la poitrine, en disant : ‘Mon Dieu, montre-toi favorable au pécheur que je suis !’ Je vous le déclare : quand ce dernier redescendit dans sa maison, c’est lui qui était devenu un homme juste, plutôt que l’autre. Qui s’élève sera abaissé ; qui s’abaisse sera élevé ».
Un ami me racontait son parcours du combattant un an avant de partir en retraite. Le relevé de carrière de l’Assurance Retraite avait tout simplement oublié ses deux années de coopération militaire, et l’équivalent de trois années d’études et de jobs divers dans sa jeunesse pendant les années 70, où évidemment les traces informatiques n’existaient pas ! Il s’est débattu pendant plus de 12 mois avec des administrations diverses : des heures au téléphone avec les ‘Quatre saisons’ de Vivaldi en boucle (on a beau aimer, c’est très vite insupportable !), des correspondants qui se déclarent incompétents (et qui le sont !) pour traiter la demande, des responsables qui se défaussent en cascade etc. Il se disait : ‘ils ne m’auront pas à l’usure. Je tiendrai bon jusqu’à ce qu’ils me rendent justice’. Il usait de la riposte graduée à chaque fois qu’il cherchait à récupérer un trimestre égaré : coups de fil répétés, insistants ; colère et menaces de scandale ; puis lettres recommandées avec accusé de réception ; puis commission de recours amiable ; puis intervention d’un avocat pour mettre en demeure… Bataille épuisante qui aurait poussé plus d’un à capituler ! Pourtant la persévérance fut payante, et il a pu prendre sa retraite à taux plein, en ayant récupéré 21 trimestres que l’Assurance Retraite ne lui avait initialement pas comptés.
L’administration française ressemble un peu au juge inique de la parabole de ce dimanche (Lc 18,1-8) ! Elle est souvent impersonnelle et froide comme le juge est insensible et dur ; elle se croit au-dessus de tout comme le juge qui ne craignait même pas Dieu. Ce n’est qu’à force de persévérance, en leur « cassant les oreilles » jusqu’à ce qu’ils craquent, que l’on peut espérer obtenir finalement justice…
On a déjà longuement commenté le courage de cette veuve qui ne désespère jamais. On a également fait le rapprochement avec la prière de Moïse de notre première lecture (Ex 17,8-13) qui nous invite à ne pas baisser les bras dans les combats qui sont les nôtres. Et cette prière tenace nous permet d’unir lutte et contemplation pour tenir bon jusqu’à obtenir justice.
Intéressons-nous aujourd’hui à la pédagogie de Jésus lorsqu’il invente cette histoire de juge inique, puis à la pédagogie de la veuve elle-même envers ce juge, afin que toutes deux nous inspirent.
La pédagogie du « combien plus ! »
Jésus utilise une méthode rabbinique (kol wa-ḥ omer = léger et lourd, en hébreu) bien connue à son époque dans les débats toujours vifs entre interprètes de la Torah : s’appuyer sur un cas léger (kol) pour montrer qu’a fortiori cela s’appliquera dans un cas lourd (omer). Si un juge inique finit par rendre justice à cause d’une pression insistante, combien plus Dieu – lui qui est juste et Père miséricordieux – fera justice à ses élus, et rapidement !
Ce n’est pas le seul endroit où Jésus a recours à cette pédagogie du combien plus. Ainsi lorsqu’il invite ses disciples à demander l’Esprit Saint dans leurs prières, il s’appuie sur la responsabilité parentale (paternelle à l’époque) qui cherche à donner le meilleur à ses enfants, et non ce qui pourrait leur faire du mal :
« Si donc vous, qui êtes mauvais, vous savez donner de bonnes choses à vos enfants, combien plus [kol wa-ḥ omer] le Père du ciel donnera-t-il l’Esprit Saint à ceux qui le lui demandent ! » (Lc 11,13, cf. Mt 7,11).
Même pédagogie pour inciter les disciples à faire confiance à Dieu, à partir de l’observation… des oiseaux ou de l’herbe des champs !
« Observez les corbeaux : ils ne font ni semailles ni moisson, ils n’ont ni réserves ni greniers, et Dieu les nourrit. Combien plus Dieu fera-t-il pour vous qui surpassez les oiseaux ! » (Lc 12,24)
« Si Dieu revêt ainsi l’herbe qui aujourd’hui est dans le champ et demain sera jetée dans le feu, combien plus fera-t-il pour vous, hommes de peu de foi ! » (Lc 12,28)
Le combien plus vaut également en sens inverse, pour souligner négativement par exemple que les insultes et calomnies envers le maître retomberont également sur ses disciples : « Si les gens ont traité de Béelzéboul le maître de maison, combien plus pour ceux de sa maison » (Mt 10,25).
Paul, en digne élève de Gamaliel, utilise lui aussi cette rhétorique du combien plus. Notamment pour espérer la réunification finale des juifs et des païens dans l’Église du Christ :
« Or, si leur faute (des juifs) a été richesse pour le monde, si leur amoindrissement a été richesse pour les nations, combien plus le sera leur rassemblement ! » (Rm 11,12)
« En effet, toi qui étais par ton origine une branche d’olivier sauvage (nation païenne), tu as été greffé, malgré ton origine, sur un olivier cultivé (Israël) ; combien plus ceux-ci, qui sont d’origine, seront greffés sur leur propre olivier » (Rm 11,24)
Paul demande à Onésime d’accueillir son esclave Philémon encore mieux que lui :
« S’il a été éloigné de toi pendant quelque temps, c’est peut-être pour que tu le retrouves définitivement, non plus comme un esclave, mais, mieux qu’un esclave, comme un frère bien-aimé : il l’est vraiment pour moi, combien plus le sera-t-il pour toi, aussi bien humainement que dans le Seigneur. » (Phm 1,15-16)
Il s’appuie à nouveau sur le raisonnement a fortiori pour prouver l’efficacité du sacrifice sanglant du Christ :
« S’il est vrai qu’une simple aspersion avec le sang de boucs et de taureaux, et de la cendre de génisse, sanctifie ceux qui sont souillés, leur rendant la pureté de la chair, combien plus fait le sang du Christ… ! » (He 9,13-14)
Et il souligne la supériorité de la grâce sur la Loi, de l’Esprit sur la lettre de la Loi :
« Le ministère de la mort, celui de la Loi gravée en lettres sur des pierres, avait déjà une telle gloire que les fils d’Israël ne pouvaient pas fixer le visage de Moïse à cause de la gloire, pourtant passagère, qui rayonnait de son visage. Combien plus grande alors sera la gloire du ministère de l’Esprit ! » (2Co 3,7‑8)
On le voit : la rhétorique du combien plus est particulièrement adaptée pour établir la crédibilité de quelque chose qui n’est pas évidente au départ. Un aspect intéressant de cette pédagogie (qui rejoint celle de la veuve que nous étudierons ensuite) est qu’elle prend acte avec réalisme du mal qui est dans l’homme. Oui, il y a des juges iniques. Oui il y a des violents qui se croient au-dessus de tout. Oui il y a des puissants qui se croient tout permis. Oui il y a des forts insensibles à la détresse des petits. Et pourtant, à bien y regarder, même ces gens-là sont capables, dans certaines circonstances, de faire ce qui est bien ou juste. Peu importe leur motivation à ce moment-là (qui peut être très égoïste), le résultat final est là : personne n’est si mauvais qu’il ne soit capable de faire parfois ce qui est bon, personne n’est si inique qu’il ne soit pas conduit à faire parfois ce qui est juste.
La tentation n’est pas tant de désespérer de Dieu que de désespérer de l’homme ! Si vous croyez en l’étincelle divine au fond de chacun, vous verrez que même le pire des bourreaux peut être capable d’humanité, voire de tendresse, au moins de justice. Cela demande persévérance, ténacité, obstination. Mais Jésus reconnaît que ce qu’a fait ce magistrat sans foi ni loi est finalement juste.
Combien plus devrions-nous utiliser nous aussi cette pédagogie !
La pédagogie de la veuve-judoka
Voilà qui nous amène à regarder de près l’obstination de la veuve. Comment s’y prend-elle ?
Ce juge, on ne peut ni le menacer de l’enfer, puisqu’il ne croit ni en Dieu ni en diable, ni l’apitoyer, car il est de glace. Il est cuirassé, invulnérable, invincible. Ni verticale ni horizontale ne peuvent opérer une brèche dans ce personnage. Seul son intérêt personnel le motive. La veuve sait qu’il n’a rien à gagner à l’écouter, mais il aurait peut-être beaucoup à perdre : sa tranquillité (‘elle me casse les oreilles’), celle de sa famille, sa réputation etc.
‘Très bien : tu ne veux écouter ni Dieu ni ma détresse. Eh bien je vais te pourrir l’existence jusqu’à ce que tu changes d’avis !’
Miser sur l’égoïsme du méchant peut s’avérer plus payant que de faire appel à son humanité.
Parler à l’adversaire de ses intérêts…
C’est sans doute la citation la plus célèbre de la science économique. Selon Adam Smith :
« Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du brasseur, ou du boulanger, que nous attendons notre dîner, mais de leur souci de leur propre intérêt. Nous nous adressons, non à leur humanité mais à leur amour-propre (self-love) ». « Ne leur parlez jamais de nos propres nécessités, mais de leur avantage » (Enquête sur la nature et les causes de la richesse des nations, 1776). Le self-love n’est pas forcément de l’égoïsme. Il relève plutôt de ce que Jésus appelle l’amour de soi, préalable indispensable à l’amour d’autrui : « aimer son prochain comme soi-même » demande d’abord de s’aimer soi-même ! C’est-à-dire de veiller à sa survie, son intégrité, sa santé, son éducation etc. Faire appel au self-love d’autrui, c’est lui reconnaître le droit et le devoir de prendre soin de lui-même.
Ce que dit Adam Smith, c’est que le marché nous force à nous intéresser aux intérêts des autres (« regard to their own interest »), pas aux nôtres ! Il nous faut convaincre le boucher que nous servir lui profite, ce qui nécessite d’abord que nous nous intéressions à ses intérêts. Comme le dit Smith, nous ne parlons pas de nous, nous nous adressons aux autres. Les marchés ne sont donc pas fondés sur l’avidité uniquement, qui ne renvoie qu’à nous-mêmes. Ils reposent également sur la recherche de la satisfaction des intérêts des autres.
Certes, pourrait-on objecter, cet objectif n’est qu’instrumental : les autres ne nous intéressent que comme moyen de nous faire plaisir. Mais on relèvera que même dans ce cas, il est impossible d’ignorer les intérêts de l’autre, contrairement à ce que suppose la vue du marché comme seule recherche de l’intérêt individuel. Si la bienveillance d’autrui n’est pas suffisante pour obtenir l’aide constante dont nous avons besoin, Smith nous conseille de parler à ses intérêts !
Personne d’autre qu’un mendiant volontaire ne veut dépendre entièrement de la bienveillance d’autrui.
Notre comportement intéressé est médiatisé par la nécessité de répondre aux intérêts personnels de l’autre partie, pas aux nôtres ! En effet, nous montrons à l’autre partie comment ce que nous voulons négocier (acheter notre dîner) sert les intérêts du boucher, du brasseur et du boulanger (c’est ainsi qu’ils obtiennent les moyens d’acheter aux autres ce qu’ils veulent), et nous ne parlons pas de la façon dont l’obtention d’ingrédients pour notre dîner nous ‘avantage’ nous-mêmes.
Maline, la veuve !
Plutôt de que d’essayer en vain de culpabiliser son adversaire, elle cherche la faille dans ses intérêts : ‘tu vivras mieux si tu me rends justice’. Appliquez cette tactique aux négociations avec Poutine, Xi Jinping ou Erdogan… Bien sûr la pointe de la parabole est de persévérer dans la prière confiante en Dieu, qui ne manquera pas de l’exaucer (à sa manière). Reste que la stratégie de la veuve est finalement la plus efficace, et à ce titre louée par Jésus.
Qu’attendons-nous pour faire comme elle ? Parions sur les intérêts de nos adversaires, ne désespérons jamais de leur capacité à faire objectivement ce qui est juste, quelle que soit leur motivation subjective !
Les deux pédagogies de Jésus et de la veuve se rejoignent : prenons acte avec réalisme du mal autour de nous et en nous, ne désespérons pas pour autant de nos adversaires, et apprenons tel un judoka à utiliser le mal contre lui-même afin de lui faire produire du bien !
LECTURES DE LA MESSE
PREMIÈRE LECTURE « Quand Moïse tenait la main levée, Israël était le plus fort » (Ex 17, 8-13)
Lecture du livre de l’Exode
En ces jours-là, le peuple d’Israël marchait à travers le désert. Les Amalécites survinrent et attaquèrent Israël à Rephidim. Moïse dit alors à Josué : « Choisis des hommes, et va combattre les Amalécites. Moi, demain, je me tiendrai sur le sommet de la colline, le bâton de Dieu à la main. » Josué fit ce que Moïse avait dit : il mena le combat contre les Amalécites. Moïse, Aaron et Hour étaient montés au sommet de la colline. Quand Moïse tenait la main levée, Israël était le plus fort. Quand il la laissait retomber, Amalec était le plus fort. Mais les mains de Moïse s’alourdissaient ; on prit une pierre, on la plaça derrière lui, et il s’assit dessus. Aaron et Hour lui soutenaient les mains, l’un d’un côté, l’autre de l’autre. Ainsi les mains de Moïse restèrent fermes jusqu’au coucher du soleil. Et Josué triompha des Amalécites au fil de l’épée.
PSAUME (Ps 120 (121), 1-2, 3-4, 5-6, 7-8) R/ Le secours me viendra du Seigneur qui a fait le ciel et la terre. (Ps 120, 2)
Je lève les yeux vers les montagnes :
d’où le secours me viendra-t-il ?
Le secours me viendra du Seigneur
qui a fait le ciel et la terre.
Qu’il empêche ton pied de glisser,
qu’il ne dorme pas, ton gardien.
Non, il ne dort pas, ne sommeille pas,
le gardien d’Israël.
Le Seigneur, ton gardien, le Seigneur, ton ombrage,
se tient près de toi.
Le soleil, pendant le jour, ne pourra te frapper,
ni la lune, durant la nuit.
Le Seigneur te gardera de tout mal,
il gardera ta vie.
Le Seigneur te gardera, au départ et au retour,
maintenant, à jamais.
DEUXIÈME LECTURE « Grâce à l’Écriture, l’homme de Dieu sera accompli, équipé pour faire toute sorte de bien » (2 Tm 3, 14 – 4, 2)
Lecture de la deuxième lettre de saint Paul apôtre à Timothée
Bien-aimé, demeure ferme dans ce que tu as appris : de cela tu as acquis la certitude, sachant bien de qui tu l’as appris. Depuis ton plus jeune âge, tu connais les Saintes Écritures : elles ont le pouvoir de te communiquer la sagesse, en vue du salut par la foi que nous avons en Jésus Christ. Toute l’Écriture est inspirée par Dieu ; elle est utile pour enseigner, dénoncer le mal, redresser, éduquer dans la justice ; grâce à elle, l’homme de Dieu sera accompli, équipé pour faire toute sorte de bien. Devant Dieu, et devant le Christ Jésus qui va juger les vivants et les morts, je t’en conjure, au nom de sa Manifestation et de son Règne : proclame la Parole, interviens à temps et à contretemps, dénonce le mal, fais des reproches, encourage, toujours avec patience et souci d’instruire.
ÉVANGILE « Dieu fera justice à ses élus qui crient vers lui » (Lc 18, 1-8) Alléluia. Alléluia. Elle est vivante, efficace, la parole de Dieu ; elle juge des intentions et des pensées du cœur. Alléluia. (cf. He 4, 12)
Évangile de Jésus Christ selon saint Luc
En ce temps-là, Jésus disait à ses disciples une parabole sur la nécessité pour eux de toujours prier sans se décourager : « Il y avait dans une ville un juge qui ne craignait pas Dieu et ne respectait pas les hommes. Dans cette même ville, il y avait une veuve qui venait lui demander : ‘Rends-moi justice contre mon adversaire.’ Longtemps il refusa ; puis il se dit : ‘Même si je ne crains pas Dieu et ne respecte personne, comme cette veuve commence à m’ennuyer, je vais lui rendre justice pour qu’elle ne vienne plus sans cesse m’assommer.’ » Le Seigneur ajouta : « Écoutez bien ce que dit ce juge dépourvu de justice ! Et Dieu ne ferait pas justice à ses élus, qui crient vers lui jour et nuit ? Les fait-il attendre ? Je vous le déclare : bien vite, il leur fera justice. Cependant, le Fils de l’homme, quand il viendra, trouvera-t-il la foi sur la terre ? »