Les premiers et les derniers
Les premiers et les derniers
Homélie pour le 21° dimanche du Temps Ordinaire / Année C
21/08/2022
Cf. également :
Maigrir pour la porte étroite
Qui aime bien châtie bien ?
Dieu aime les païens
Chameau et trou d’aiguille
Les sans-dents, pierre angulaire
À quoi servent les riches ?
Où est la bénédiction ? Où est le scandale ? dans la richesse, ou la pauvreté ?
Premiers de cordée façon Jésus
Un Évangile anti réussite ?
Récemment, avec un ami chirurgien, on discutait de la thèse du politologue Jérôme Fourquet sur ce qu’il appelle « la sécession des riches », cette tendance sociologiquement observable de se regrouper entre gens aisés (quartier, immeuble, clubs, loisirs, écoles etc.) en se coupant ainsi des neufs dixièmes de la population restante. Soudain, mon ami a explosé de colère : « J’en ai marre que sous prétexte d’avoir de l’argent on me traite comme un pestiféré et qu’on me classe d’office parmi les suppôts de Satan. La bonne conscience catho qui désigne les élites à la vindicte populaire, ça suffit ! » De fait, après 11 années d’études, des journées de 10 heures à opérer, consulter, accompagner, former, il avait sauvé des centaines de vies tout au long de sa carrière. Son dur et délicat travail et son savoir-faire lui avaient valu un train de vie très confortable, statistiquement dans les 5% des revenus les plus élevés… Était-il pour autant condamné par la sentence de Jésus devenu proverbiale : « les derniers seront les premiers, et les premiers seront les derniers » ? Si oui, il faudrait reconnaître une certaine injustice à ce renversement révolutionnaire systématique. Pourquoi des gens de bien, même riches et importants, ne pourraient-ils pas faire partie de l’autre élite, celle des proches du Christ dans l’autre vie ?
Les 4 paroles sur les premiers et les derniers
À bien y regarder, il n’y a pas 1 mais 4 façons dans les Évangiles de parler de ce renversement de perspective entre les premiers et les derniers. Le passage lu ce dimanche (Lc 13,22-30) nous livre la version de Luc, très nuancée : « il y a des premiers qui seront derniers, et des derniers qui seront premiers ». Marc nous en livre une autre, et Matthieu encore deux autres, avec des différences notables. On peut classer ces 4 citations dans l’ordre, de la plus radicale (Matthieu) à la plus bienveillante (Luc), selon le tableau suivant :
CONTEXTE | Radicalité | INTERPRÉTATION | |
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++++
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+++
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++
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+
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Le fonds commun à ces passages est le chassé-croisé qui se produit dès ici-bas – et encore plus dans l’au-delà – entre ceux qui étalent leur réussite apparente et ceux qui galèrent en bas de l’échelle sociale. Dans son Magnificat, Marie le chantait pour elle-même, comme tant de femmes de l’Ancien Testament avant elle : « Il renverse les puissants de leurs trônes, il élève les humbles » (Lc 1,52). Jésus en a fait un fil rouge de ses paraboles : ne pas choisir les premières places lorsqu’on est invité ; fêter le fils prodigue plus que l’aîné fidèle ; donner le même salaire aux ouvriers de la 11° heure qu’à ceux de la première ; bâtir en s’appuyant sur les exclus, pierres angulaires de la construction divine ; reconnaître l’hérétique samaritain comme le véritable observateur de la Loi et non le prêtre ou le lévite etc.
Ses actions publiques opèrent ce même renversement spectaculaire : la prostituée montre plus d’amour que le pharisien ; le lépreux étranger guéri montre plus de reconnaissance que les neuf autres qui sont juifs ; la foi d’un centurion romain – cet occupant impur – est la plus grande en Israël ; la femme adultère est rétablie dans son honneur ; Zachée le riche collabo redevient un enfant bien-aimé d’Abraham ; le bon larron devient le premier à entrer au paradis avec le Christ etc.
Et finalement c’est Jésus lui-même, rabaissé au dernier rang parmi les derniers par l’infamie de la croix, qui va surgir Premier-né d’entre les morts.
« La pierre rejetée les bâtisseurs est devenue la pierre d’angle. C’est là l’œuvre du Seigneur, une merveille sous nos yeux (Ps 117,22-23) ».
Notons que la radicalité ne va jamais jusqu’à exclure automatiquement les premiers du Royaume de Dieu : ils seront derniers, derrière les petits et les humbles, mais pas jetés dehors ici dans ces paroles sur les renversements des hiérarchies.
Notons également que tous les verbes de ces 4 passages sont au futur : ce n’est pas en cette vie ici-bas que nous connaîtrons ce chamboule-tout des hiérarchies humaines !
Si ce fonds commun de renversement des hiérarchies humaines est très clair, les nuances de leur mise en forme dans les 4 sentences sont plus subtiles.
Matthieu écrit pour des chrétiens issus du judaïsme, donc toujours tentés de revenir à la lettre de la Loi, comme le montre le conflit au sujet de la circoncision et de la nourriture lors du concile de Jérusalem (Ac 15). Ils étaient aussi tentés de se considérer comme les aînés, comme le montre la plainte des baptisés d’origine grecque dénonçant l’inégalité de traitement entre leurs veuves et les autres d’origine hébreu (Ac 7). Matthieu est donc obligé de taper du poing sur la table en quelque sorte, en avertissant ses lecteurs que se considérer comme premier dans la foi à cause de sa judéité ou à cause de son antériorité dans le baptême, c’est se condamner à être dernier aux yeux du Seigneur (Mt 19,30).
Quelques versets plus loin, il adoucit cependant sa sentence pour encourager les quelques notables de sa communauté à ne pas désespérer, et pour avertir les autres que rien ne sera fait sans eux (Mt 21,16).
Entre ces deux positions, Marc, sans doute assez proche de la parole historique de Jésus comme toujours, assure aux petits une promotion évangélique pleine d’espoir, alors que la menace pèse lourdement sur l’élite. Certains cependant peuvent y échapper en mettant leur réussite, leur notabilité, leur richesse au service des derniers.
En bas de l’échelle de la radicalité, c’est-à-dire en haut de l’échelle de la bienveillance, la version lucanienne de ce dimanche, rédigée à l’intention de lecteurs non juifs et n’habitant pas en Israël, laisse à la responsabilité de chacun le choix de monter avec l’ascenseur christique ou de descendre, lesté par le poids de son orgueil.
On a donc au total 4 cas de figures : des premiers qui deviennent derniers ou qui restent premiers, des derniers qui deviennent premiers au qui restent derniers. On peut les disposer selon le carré magique suivant :
Quelques premiers et derniers historiques
Parcourons les 4 cases de ce carré magique en les illustrant par quelques figures connues. L’histoire en effet fourmille de ces personnages qui illustrent le chassé-croisé spectaculaire entre premiers et derniers.
❶ Les notables précipités en bas de leur piédestal par la proclamation de l’Évangile sont légion : Hérode, Néron, les pharisiens et autres savants ou chefs en Israël, les anciens cultes païens, les tyrans de toutes les époques etc.
Il se peut que les puissants semblent triompher encore longtemps, et les petits subir sans fin. À nous cependant d’anticiper le jugement final en regardant tout dernier comme un premier potentiel et en le promouvant comme tel. À nous de ne pas nous laisser impressionner par le pouvoir des gens importants promis à retrouver une juste place en Dieu…
❷ Heureusement, comme dirait Luc, il y a des premiers qui sont restés premiers grâce à leur humilité et leur sens du service : les mages ; Gamaliel ; le centurion romain à la foi si grande ; Lydie la riche notable soutenant l’action de Paul ; Paul lui-même, énarque mettant sa culture et ses relations au service de la mission etc.
Plus tard, des rois et des reines seront canonisés, témoignant qu’il est possible à l’élite de passer par la porte étroite : Charles d’Autriche, Louis IX de France, Sigismond de Burgondie, Dagobert II d’Austrasie, Adélaïde (impératrice du Saint Empire Romain Germanique), Vladimir Ier de Russie, Étienne Ier et Ladislas Ier de Hongrie, Henri II de Germanie, Édouard le martyre et Édouard le confesseur en Angleterre, Canut IV de Danemark, Olav II de Norvège, Éric IX de Suède, Ferdinand III de Castille, Marguerite d’Écosse, Edwige de Pologne, Isabelle du Portugal etc. Cette liste un peu hétéroclite montre en tout cas que la politique peut-être un chemin de sainteté malgré la complexité des personnages !
« Jésus-Christ parlait de la sorte afin que les uns ne se découragent point par le désespoir d’avoir part à ce royaume; et que les autres ne se relâchent point, pour être trop assurés de le posséder » (Chrysostome sur Mt 26).
Jésus ne disait-il pas : « À celui qui a, on donnera encore, et il sera dans l’abondance » (Mt 13,12) ?
❸ Du côté des derniers, les humbles élevés au plus haut encouragent ceux qui souffrent du rejet par les hommes. Ainsi Bernadette Soubirous n’était-elle qu’une petite bergère pauvre parlant le patois d’un petit bourg perdu des Pyrénées ; mais elle devint une sainte extraordinaire, et à cause d’elle des foules immenses de plusieurs millions de pèlerins se déplacent à Lourdes bien plus que pour des présidents, des reines ou des Jeux Olympiques !
Ainsi Benoît Joseph Labre n’était-il qu’un SDF un peu illuminé dont on se moquait (« l’illustre crasseux »), mais il est devenu le saint promettant à ses compagnons de misère de tous les temps une demeure en Dieu.
❹ La 4e case du carré magique est plus douloureuse : il y a des derniers… qui resteront derniers lors du Jugement, et dès maintenant. Car pauvreté ne vaut pas canonisation : les Thénardier des Misérables de Victor Hugo incarnent ce paradoxe de la misère qui exploite la misère, de la déchéance qui crée de la déchéance, du vice se surajoutant à la basse condition. Les exploités ne sont pas automatiquement des saints, loin s’en faut. La misère est un piège qui peut faire tomber dans la cupidité, l’intolérance, la violence, l’injustice. Canoniser trop vite les couches populaires sous prétexte que ces derniers de cordée seraient les seuls à détenir la vérité reviendrait à annuler la parole rapportée par Luc entre les lignes : il y aura des derniers qui resteront derniers. Comme disait Jésus : « À celui qui n’a rien, on enlèvera même ce qu’il a » (Mt 13,12). Le communisme façon XX° siècle en Russie (ou façon France Insoumise actuellement !) est tombé dans ce piège du messianisme social, faisant d’une catégorie le salut de l’humanité, en déniant en pratique toute responsabilité personnelle.
Conclusion : traiter les gueux comme des rois et les rois comme des gueux
Terminons par une anecdote telle que l’avait retenue mon ami chirurgien du début : la célèbre fistule anale de Louis XIV le faisait souffrir atrocement, et dégradait aussi bien son organisme que son image royale. Devant l’impuissance des médecins officiels, il se résolut à faire appel à un chirurgien inconnu, Charles-François Félix de Tassy, pour tenter une opération inédite. Ledit chirurgien sentait bien qu’il jouait là sa carrière et sa vie. Il s’entraîna sur de nombreux malheureux indigents à l’hôpital de Versailles, afin de mettre au point un bistouri spécial adapté à la délicate intervention royale. Au moment fatidique, le Roi-Soleil, les fesses en l’air, l’anus écarté, aurait dit à son chirurgien : « Monsieur, n’oubliez pas que vous avez affaire à votre roi. Ne me traitez pas comme vos gueux ». Félix de Tassy aurait répondu : « Sire, je traite tous mes gueux comme des rois » [1].
Magnifique réplique ! Outre le fait qu’elle peut inspirer une éthique médicale réellement évangélique, elle nous habitue à ce renversement de perspective auquel Luc nous appelle aujourd’hui : regardez les gueux comme des rois et les rois comme des gueux, car « il y a des premiers qui seront derniers et des derniers qui sont premiers ».
[1]. En réalité, le roi aurait dit : « Est-ce fait, messieurs ? Achevez et ne me traitez pas en roi ; je veux guérir comme si j’étais un paysan ». Pour l’anecdote, signalons que l’air du « God save the King » du Te Deum composé par Lully pour célébrer cette guérison de la fistule royale a ensuite traversé la Manche pour devenir le « God save the Queen » ! Les supporters britishs qui chantent leur hymne national au stade ne se doutent pas qu’ils glorifient la guérison très frenchie d’une illustre fistule anale…
Lectures de la messe
Première lecture
« De toutes les nations, ils ramèneront tous vos frères » (Is 66, 18-21)
Lecture du livre du prophète Isaïe
Ainsi parle le Seigneur : connaissant leurs actions et leurs pensées, moi, je viens rassembler toutes les nations, de toute langue. Elles viendront et verront ma gloire : je mettrai chez elles un signe ! Et, du milieu d’elles, j’enverrai des rescapés vers les nations les plus éloignées, vers les îles lointaines qui n’ont rien entendu de ma renommée, qui n’ont pas vu ma gloire ; ma gloire, ces rescapés l’annonceront parmi les nations. Et, de toutes les nations, ils ramèneront tous vos frères, en offrande au Seigneur, sur des chevaux et des chariots, en litière, à dos de mulets et de dromadaires, jusqu’à ma montagne sainte, à Jérusalem, – dit le Seigneur. On les portera comme l’offrande qu’apportent les fils d’Israël, dans des vases purs, à la maison du Seigneur. Je prendrai même des prêtres et des lévites parmi eux, – dit le Seigneur.
Psaume
(Ps 116 (117), 1, 2)
R/ Allez dans le monde entier. Proclamez l’Évangile. ou : Alléluia ! (Mc 16, 15)
Louez le Seigneur, tous les peuples ;
fêtez-le, tous les pays !
Son amour envers nous s’est montré le plus fort ;
éternelle est la fidélité du Seigneur !
Deuxième lecture
« Quand Dieu aime quelqu’un, il lui donne de bonnes leçons » (He 12, 5-7.11-13)
Lecture de la lettre aux Hébreux
Frères, vous avez oublié cette parole de réconfort, qui vous est adressée comme à des fils : Mon fils, ne néglige pas les leçons du Seigneur, ne te décourage pas quand il te fait des reproches. Quand le Seigneur aime quelqu’un, il lui donne de bonnes leçons ; il corrige tous ceux qu’il accueille comme ses fils. Ce que vous endurez est une leçon. Dieu se comporte envers vous comme envers des fils ; et quel est le fils auquel son père ne donne pas des leçons ? Quand on vient de recevoir une leçon, on n’éprouve pas de la joie mais plutôt de la tristesse. Mais plus tard, quand on s’est repris grâce à la leçon, celle-ci produit un fruit de paix et de justice. C’est pourquoi, redressez les mains inertes et les genoux qui fléchissent, et rendez droits pour vos pieds les sentiers tortueux. Ainsi, celui qui boite ne se fera pas d’entorse ; bien plus, il sera guéri.
Évangile
« On viendra de l’orient et de l’occident prendre place au festin dans le royaume de Dieu » (Lc 13, 22-30)
Alléluia. Alléluia. Moi, je suis le Chemin, la Vérité et la Vie, dit le Seigneur ; personne ne va vers le Père sans passer par moi. Alléluia. (Jn 14, 6)
Évangile de Jésus Christ selon saint Luc
En ce temps-là, tandis qu’il faisait route vers Jérusalem, Jésus traversait villes et villages en enseignant. Quelqu’un lui demanda : « Seigneur, n’y a-t-il que peu de gens qui soient sauvés ? » Jésus leur dit : « Efforcez-vous d’entrer par la porte étroite, car, je vous le déclare, beaucoup chercheront à entrer et n’y parviendront pas. Lorsque le maître de maison se sera levé pour fermer la porte, si vous, du dehors, vous vous mettez à frapper à la porte, en disant : ‘Seigneur, ouvre-nous’, il vous répondra : ‘Je ne sais pas d’où vous êtes.’ Alors vous vous mettrez à dire : ‘Nous avons mangé et bu en ta présence, et tu as enseigné sur nos places.’ Il vous répondra : ‘Je ne sais pas d’où vous êtes. Éloignez-vous de moi, vous tous qui commettez l’injustice.’ Là, il y aura des pleurs et des grincements de dents, quand vous verrez Abraham, Isaac et Jacob, et tous les prophètes dans le royaume de Dieu, et que vous-mêmes, vous serez jetés dehors. Alors on viendra de l’orient et de l’occident, du nord et du midi, prendre place au festin dans le royaume de Dieu. Oui, il y a des derniers qui seront premiers, et des premiers qui seront derniers. »
Patrick BRAUD