Épiphanie : l’étoile de Balaam
Épiphanie : l’étoile de Balaam
Homélie pour la fête de l’Épiphanie / Année C
02/01/2022
Cf. également :
Signes de reconnaissance épiphaniques
L’Épiphanie du visage
Épiphanie : tirer les rois
Épiphanie : êtes-vous fabophile ?
Épiphanie : l’économie du don
Épiphanie : Pourquoi offrir des cadeaux ?
Le potlatch de Noël
Épiphanie : qu’est-ce que l’universel ?
L’Épiphanie, ou l’éloge de la double culture
L’inquiétude et la curiosité d’Hérode
Éloge de la mobilité épiphanique
La sagesse des nations
Si vous aimez le genre film musical, notamment le style country-rock, vous avez sans doute adoré l’étonnant opus de Bradley Cooper (2018), où l’on voit Lady Gaga débarrassée de ses excentriques accoutrements habituels pour incarner une voix rauque en pleine ascension.
« A star is born », « Une étoile est née » : le titre du film annonce le parcours extraordinaire de cette humble serveuse de bar propulsée aux Grammy Awards. L’apparition de cette étoile dans le ciel musical est due au sacrifice de son découvreur et ensuite mari, qui s’efface jusqu’à l’extrême afin qu’elle puisse briller au firmament. Une version amoureuse somme toute de l’humilité spirituelle de Jean-Baptiste devant Jésus au désert : « il faut qu’il grandisse et que je diminue ».
Le goût du vrai
L’étoile de Bethléem joue un rôle similaire pour les mages : il faut que leur science humblement s’incline devant l’enfant, pour que le Messie d’Israël brille de mille feux pour toutes les cultures de la terre. En marchant vers l’étoile, les mages pressentent qu’ils vont vers plus grand qu’eux. L’étoile de l’Épiphanie proclame à sa manière que la science est utile pour chercher la vérité, mais qu’elle n’est pas la vérité.
Vieux débat ! On souhaiterait qu’il passionne encore les foules de nos jours. Force est de constater – avec Étienne Klein [1] par exemple – que le goût du vrai s’est affaibli dans notre société. Trump a pu utiliser le concept baroque de « post-vérité ». Les complotistes et antivax inondent les réseaux sociaux de fausses études, de jugements soi-disant scientifiques. Les fake news envahissent la twittosphère. Le deep fake devient un art de communication…
Où est passé le goût du vrai qui passionnait les Lumières du XVIII° siècle ? Qu’est devenue la soif des mages d’aller voir de près ce qui brille au loin ? Pourquoi les théories les plus fumeuses – des soi-disant élites cachées jusqu’aux extraterrestres ! – séduisent davantage aujourd’hui, au détriment d’une approche rationnelle méthodique ?
L’étoile de l’Épiphanie ne disqualifie pas l’astronomie (proche de l’astrologie à l’époque) au bénéfice de la foi : elle articule les deux autour d’une quête sans cesse inachevée.
Ni reportage, ni mythe
Y a-t-il vraiment eu une étoile dans le ciel de Bethléem ? Ou bien Matthieu a-t-il tout inventé ?
Les tenants d’une lecture littérale – et fondamentaliste – de la Bible la croient vraie à la lettre. Et si la science la contredit, c’est la science qui est en tort selon eux. Les plus nuancés de ces fondamentalistes versent dans ce qu’on appelle le concordisme : ils essaient à tout prix de faire concorder les données bibliques et scientifiques, quitte à tordre la réalité des unes et des autres pour cela [2]. Ici par exemple, on essaierait comme Giotto de dire que la comète de Halley aurait pu guider les mages, et d’ailleurs Giotto peindra en 1303 (superbement !) la comète au-dessus de l’étable parce qu’il l’avait observée en 1301. Mais les calculs montrent aujourd’hui qu’elle n’est passée qu’en -12 et +66 dans le ciel palestinien… Ou bien encore on imaginera une supernova singulière qui aurait illuminé le ciel. Là encore, les calculs et les observations aujourd’hui démentent ce petit arrangement entre amis. Le problème des concordistes est qu’ils accordent plus de crédit à la science qu’aux textes bibliques en fait, puisqu’ils voudraient en quelque sorte démontrer la foi par la science ! En plus, s’appuyer sur les sciences en l’état actuel est dangereux, car l’histoire nous a appris que les certitudes scientifiques d’aujourd’hui seront remises en cause et chamboulées demain…
À l’inverse, d’autres lecteurs affirment sans précaution que rien de tout cela n’est historiquement arrivé, et que Matthieu a habilement construit un récit mythique en empruntant à diverses traditions, afin de montrer le caractère messianique et universel de la naissance de Jésus. Par exemple, Matthieu aurait pu observer la fameuse comète de Halley en +66 et l’utiliser pour décrire le sens de l’évènement de Bethléem, même si elle n’est pas passée dans le ciel cette année-là…
Le problème de ces lectures est qu’à force de démythologiser, il ne reste plus rien d’historique.
Or il s’est bien passé quelque chose, que Matthieu a travaillé certes, mais pas totalement inventé. C’est peut-être un alignement astral, produisant une clarté intense, comme une éclipse. Les calculs montrent qu’il s’est produit un rapprochement spectaculaire de Jupiter et de Vénus (les deux astres les plus brillants dans le ciel après le Soleil et la Lune et avant l’étoile Sirius) le 17 juin de l’an 2 avant Jésus-Christ. Cette date est plausible, l’année précise de naissance du Christ étant incertaine ; de plus la présence des bergers dehors avec des agneaux s’expliquerait mieux par une nuit de juin qu’une nuit de décembre. Par ailleurs un autre rapprochement planétaire spectaculaire s’est produit en l’an 7 avant Jésus-Christ. Jupiter s’est déplacé dans la constellation des Poissons et s’est rapproché de Saturne à trois reprises en l’espace de quelques mois. C’est cet événement qui a la faveur des historiens car ils datent le fameux recensement du temps d’Hérode de l’an 6 ou 7 avant notre ère, d’après des tablettes découvertes à Ankara en 1924. Or Jupiter est le roi des dieux chez les Romains, la constellation des Poissons a (plus ou moins !) la forme géographique de la Palestine, et Saturne symbolise la protection divine. La conjonction des trois donne alors l’interprétation symbolique suivante : Dieu (Jupiter) envoie sa protection (Saturne) en Palestine chez les Juifs (Poissons).
Ni reportage caméra au poing (on sait d’ailleurs aujourd’hui qu’il faut se méfier des images soi-disant brutes !), ni mythe purement et simplement inventé à partir de rien, l’étoile de Bethléem est sans doute une composition de Matthieu prenant quelque chose de communément admis dans son temps pour en faire le signe d’autre chose, transformant un phénomène astronomique en signe de la vocation universelle du Messie-Jésus. Un fait n’est jamais pur : il est composé d’interprétations, d’angles de vue, de théories sous-jacentes, conscientes ou non. « Un fait, ça se fait ». Nous pouvons comme Matthieu repérer ce qu’il y a de nouveau dans le ciel, et l’habiller de notre propre lecture symbolique.
Garder la tête dans les étoiles
L’Épiphanie nous invite donc à garder la tête dans les étoiles, doublement : avec Mathieu pour raconter l’action de Dieu à nos contemporains de telle manière que ces récits leur parlent et les touchent ; avec les mages pour cheminer hors de notre zone de confort, en scrutant les signes qui nous indiquent où aller.
L’étoile épiphanique que nous avons à faire briller est peut-être l’apparition de tel ou tel leader au service du bien commun, ou la prise de conscience écologique qui change tout. L’étoile scintillante à suivre comme les mages est peut-être telle réforme religieuse, tel retour à l’Évangile, telle innovation sociale prophétique. Sur le plan personnel, l’étoile sera une rencontre, une lecture, une conférence… La suivre demandera de sortir de son univers habituel et de revenir chez soi par un autre chemin, à l’instar des mages, pour ne pas perdre la trace de la naissance de Dieu en nous…
L’astre de Balaam
Pour un juif qui lit Matthieu, la première pensée n’est pas scientifique, mais bien évidemment biblique. Impossible en lisant : « nous avons vu son étoile se lever » de ne pas penser à Balaam et son ânesse célèbre ! Rappelez-vous : le roi Balaq de Moab demande à son devin attitré de maudire les tribus d’Israël qui menacent son territoire [3]. Or bizarrement, à cause de son ânesse, Balaam est obligé de bénir Israël au lieu de le maudire. Plus encore, il annonce qu’un Messie sortira de ce peuple et éclairera toutes les nations : « Balaam prononça encore ces paroles énigmatiques : Oracle de Balaam, fils de Béor, oracle de l’homme au regard pénétrant, oracle de celui qui entend les paroles de Dieu, qui possède la science du Très-Haut. Il voit ce que le Puissant lui fait voir, il tombe en extase, et ses yeux s’ouvrent. Ce héros, je le vois – mais pas pour maintenant – je l’aperçois – mais pas de près : Un astre se lève, issu de Jacob, un sceptre se dresse, issu d’Israël. Il brise les flancs de Moab, il décime tous les fils de Seth » (Nb 24, 15 17).
On comprend pourquoi Matthieu s’est précipité sur ce texte pour interpréter l’événement de Bethléem. L’étoile au-dessus de la mangeoire sera l’accomplissement de la prophétie du devin païen Balaam annonçant la venue d’un roi pour toutes les nations.
Le parallélisme entre les deux textes est frappant [4] :
1) des personnages venus d’orient,
2) un roi inquiet de l’arrivée d’un rival (le Messie pour Hérode, le peuple d’Israël pour Balaq),
3) un roi qui tente de négocier avec des personnages « venus d’Orient » (les mages ou Balaam) afin de pouvoir éradiquer la menace,
4) un signe de Dieu qui vient guider les héros (l’étoile pour les mages, l’ânesse arrêtée par l’ange de Dieu pour Balaam),
5) une prosternation (devant l’enfant à Bethléem, devant l’apparition divine à travers l’ange),
6) un retour des héros qui devient possible car les plans des rois ont été détournés.
L’étoile de Matthieu accomplit l’oracle de Balaam : l’enfant de Bethléem incarnera le royaume promis.
Jésus est l’astre véritable devant qui s’éclipse finalement l’astrologie.
Jean dans son Apocalypse reprendra ce symbolisme de l’étoile : « Moi, Jésus, j’ai envoyé mon ange vous apporter ce témoignage au sujet des Églises. Moi, je suis le rejeton, le descendant de David, l’étoile resplendissante du matin » (Ap 22,16).
« Le vainqueur, celui qui reste fidèle jusqu’à la fin à ma façon d’agir, je lui donnerai autorité sur les nations, et il les conduira avec un sceptre de fer, comme des vases de potier que l’on brise. Il sera comme moi qui ai reçu autorité de mon Père, et je lui donnerai l’étoile du matin » (Ap 2, 26 28).
Et Pierre pourra comparer la venue du Christ à la fin des temps à une nouvelle venue de cette étoile du matin : « Ainsi se confirme pour nous la parole prophétique ; vous faites bien de fixer votre attention sur elle, comme sur une lampe brillant dans un lieu obscur jusqu’à ce que paraisse le jour et que l’étoile du matin se lève dans vos cœurs » (2 P 1, 19).
L’étoile du matin est devenue le signe de la renaissance du fils de David, et de ceux qui s’unissent à lui.
Fêtons donc l’Épiphanie, la tête dans les étoiles, les pieds sur le chemin…
[1]. Étienne Klein, Le goût du vrai, Collection Tracts n° 17, Gallimard, 2020.
[2]. Cf. la dernière tentative concordiste en date : Dieu : La science – Les preuves – L’aube d’une révolution, Michel-Yves Bolloré & Olivier Bonnassies, Les Éditions Trédaniel, 2021.
[3]. Là encore, il y a bien un soubassement historique à ce récit. En 1967, en Transjordanie, a été découverte une inscription dans laquelle Balaam, fils de Béor, paraît comme « voyant » à qui sont attribuées des annonces de bonheur ou de malheur.
[4]. Cf. André Paul, L’évangile de l’enfance selon saint Matthieu, Cerf, 1984.
Lectures de la messe
Première lecture
« La gloire du Seigneur s’est levée sur toi » (Is 60, 1-6)
Lecture du livre du prophète Isaïe
Debout, Jérusalem, resplendis ! Elle est venue, ta lumière, et la gloire du Seigneur s’est levée sur toi. Voici que les ténèbres couvrent la terre, et la nuée obscure couvre les peuples. Mais sur toi se lève le Seigneur, sur toi sa gloire apparaît. Les nations marcheront vers ta lumière, et les rois, vers la clarté de ton aurore. Lève les yeux alentour, et regarde : tous, ils se rassemblent, ils viennent vers toi ; tes fils reviennent de loin, et tes filles sont portées sur la hanche. Alors tu verras, tu seras radieuse, ton cœur frémira et se dilatera. Les trésors d’au-delà des mers afflueront vers toi, vers toi viendront les richesses des nations. En grand nombre, des chameaux t’envahiront, de jeunes chameaux de Madiane et d’Épha. Tous les gens de Saba viendront, apportant l’or et l’encens ; ils annonceront les exploits du Seigneur.
Psaume
(Ps 71 (72), 1-2, 7-8, 10-11, 12-13)
R/ Toutes les nations, Seigneur, se prosterneront devant toi. (cf. Ps 71,11)
Dieu, donne au roi tes pouvoirs,
à ce fils de roi ta justice.
Qu’il gouverne ton peuple avec justice,
qu’il fasse droit aux malheureux !
En ces jours-là, fleurira la justice,
grande paix jusqu’à la fin des lunes !
Qu’il domine de la mer à la mer,
et du Fleuve jusqu’au bout de la terre !
Les rois de Tarsis et des Îles apporteront des présents.
Les rois de Saba et de Seba feront leur offrande.
Tous les rois se prosterneront devant lui,
tous les pays le serviront.
Il délivrera le pauvre qui appelle
et le malheureux sans recours.
Il aura souci du faible et du pauvre,
du pauvre dont il sauve la vie.
Deuxième lecture
« Il est maintenant révélé que les nations sont associées au même héritage, au partage de la même promesse » (Ep 3, 2-3a.5-6)
Lecture de la lettre de saint Paul apôtre aux Éphésiens
Frères, vous avez appris, je pense, en quoi consiste la grâce que Dieu m’a donnée pour vous : par révélation, il m’a fait connaître le mystère. Ce mystère n’avait pas été porté à la connaissance des hommes des générations passées, comme il a été révélé maintenant à ses saints Apôtres et aux prophètes, dans l’Esprit. Ce mystère, c’est que toutes les nations sont associées au même héritage, au même corps, au partage de la même promesse, dans le Christ Jésus, par l’annonce de l’Évangile.
Évangile
Nous sommes venus d’Orient adorer le roi (Mt 2, 1-12) Alléluia. Alléluia.
Nous avons vu son étoile à l’orient, et nous sommes venus adorer le Seigneur. Alléluia. (cf. Mt 2, 2)
Évangile de Jésus Christ selon saint Matthieu
Jésus était né à Bethléem en Judée, au temps du roi Hérode le Grand. Or, voici que des mages venus d’Orient arrivèrent à Jérusalem et demandèrent : « Où est le roi des Juifs qui vient de naître ? Nous avons vu son étoile à l’orient et nous sommes venus nous prosterner devant lui. » En apprenant cela, le roi Hérode fut bouleversé, et tout Jérusalem avec lui. Il réunit tous les grands prêtres et les scribes du peuple, pour leur demander où devait naître le Christ. Ils lui répondirent : « À Bethléem en Judée, car voici ce qui est écrit par le prophète : Et toi, Bethléem, terre de Juda, tu n’es certes pas le dernier parmi les chefs-lieux de Juda, car de toi sortira un chef, qui sera le berger de mon peuple Israël. » Alors Hérode convoqua les mages en secret pour leur faire préciser à quelle date l’étoile était apparue ; puis il les envoya à Bethléem, en leur disant : « Allez vous renseigner avec précision sur l’enfant. Et quand vous l’aurez trouvé, venez me l’annoncer pour que j’aille, moi aussi, me prosterner devant lui. » Après avoir entendu le roi, ils partirent.
Et voici que l’étoile qu’ils avaient vue à l’orient les précédait, jusqu’à ce qu’elle vienne s’arrêter au-dessus de l’endroit où se trouvait l’enfant. Quand ils virent l’étoile, ils se réjouirent d’une très grande joie. Ils entrèrent dans la maison, ils virent l’enfant avec Marie sa mère ; et, tombant à ses pieds, ils se prosternèrent devant lui. Ils ouvrirent leurs coffrets, et lui offrirent leurs présents : de l’or, de l’encens et de la myrrhe. Mais, avertis en songe de ne pas retourner chez Hérode, ils regagnèrent leur pays par un autre chemin.
Patrick BRAUD