Rendez droits ses sentiers
Rendez droits ses sentiers
Homélie du 2° Dimanche de l’Avent / Année C
05/12/2021
Cf. également :
Réinterpréter Jean-Baptiste
Devenir des précurseurs
Crier dans le désert
Le Verbe et la voix
Justice et Paix s’embrassent
Les sentiers de notre paysage intime
Un ami qui vient juste de prendre sa retraite me confiait être un peu perdu sans les repères habituels du travail, des trajets, des agendas bien remplis, des réunions, des rendez-vous etc. Du coup, il s’est inscrit à une retraite spirituelle qui s’intitule : « Retraitez votre vie » (animée par Fondacio). J’ai trouvé que l’idée était bonne ! Prendre le temps de relire sa vie pour en aborder les dernières étapes avec intelligence ; discerner les appels nouveaux ou anciens qui pourraient orienter ce temps de la retraite dans le droit fil de qui nous sommes vraiment… S’arrêter pour embrasser d’un seul coup d’œil le paysage de son parcours de vie peut aider à y repérer des lignes de force qui s’y dessinent, véritables sentiers à prolonger, à stopper, à réduire ou à multiplier.
Origène commentait ainsi l’Évangile de ce 2e dimanche de l’Avent :
Voix de celui qui crie dans le désert: Préparez le chemin du Seigneur, rendez droits ses sentiers (cf. Is 40,3). Quel chemin allons-nous préparer pour le Seigneur ? Un chemin matériel ? Mais la Parole de Dieu suit-elle un pareil chemin? Ou faut-il préparer au Seigneur une route intérieure, et ménager dans notre cœur des sentiers droits et unis ? Tel est le chemin par lequel est entré le Verbe de Dieu qui s’installe dans le cœur humain, capable de l’accueillir. […]
Pour amener tous les gens simples à reconnaître la grandeur du cœur humain, j’apporterai quelques exemples familiers. Toutes les villes que nous avons traversées, nous les gardons dans notre esprit: leurs caractéristiques, la situation des places, des remparts et des édifices demeurent dans notre cœur. Le chemin que nous avons parcouru, nous le conservons dessiné et inscrit dans notre mémoire; la mer où nous avons navigué, nous la contenons dans notre pensée silencieuse. Je le répète, il n’est pas petit le cœur qui peut embrasser tant de choses! Et s’il n’est pas petit pour embrasser tant de choses, on peut bien y préparer le chemin du Seigneur et rendre droit son sentier, pour que puisse y marcher celui qui est la Parole et la Sagesse. Préparez le chemin du Seigneur par une conduite honorable, par des œuvres excellentes; aplanissez le sentier afin que le Verbe de Dieu marche en vous sans rencontrer d’obstacle et vous donne la connaissance de ses mystères et de son avènement, lui à qui appartiennent la gloire et la puissance pour les siècles des siècles. (Homélies sur saint Luc. 21. SC 87, 292-299)
Voilà donc une interprétation familière du cri de Jean-Baptiste : « rendez droits ses sentiers ! » Puisque la venue – l’Avent – du Seigneur est avant tout en moi, il me revient de préparer cette venue en l’accueillant au plus intime d’abord. C’est vrai qu’il y a tant de collines d’orgueil à abaisser, de reniements tortueux à détordre, de louvoiements à simplifier, d’hésitations à balayer ! « Heureux les cœurs purs ! » dira Jésus plus tard. Pour l’instant, son cousin Jean-Baptiste clame au bord du Jourdain : « heureux les cœurs droits ! » Il reprend en cela les conseils de sagesse qui émaillent le Premier Testament, où les tortueux sont opposés aux cœurs droits :
« Sois bon pour qui est bon, Seigneur, pour l’homme au cœur droit. » (Ps 125,4)
« Une lumière est semée pour le juste, et pour le cœur droit, une joie » (Ps 97,11)
« Sois bon pour qui est bon, Seigneur, pour l’homme au cœur droit. Mais ceux qui se détournent en des voies tortueuses, que le Seigneur les rejette avec les méchants ! » (Ps 125, 4 5)
« Car le Seigneur a horreur des gens tortueux ; il ne s’attache qu’aux cœurs droits » (Pr 3,32)
Les cœurs droits
Sur le plan personnel, on voit facilement ce que être tortueux signifie : être infidèle, manœuvrer, utiliser les autres pour son intérêt, changer de convictions au gré des modes et de nos intérêts… Entrer en Avent implique alors pour chacun de repérer les plis et les replis de notre cœur qui nous empêchent d’être simple (au sens étymologique du terme : simplex = sans plis, en latin) et droit devant Dieu et devant les autres. Bien sûr l’orgueil figure en bonne position des collines à abaisser. Il y a tant de façons d’être orgueilleux ! De la vanité de celui qui se croit irremplaçable jusqu’à la fausse humilité de celui qui ne veut pas s’engager, notre imagination déborde pour nous servir au lieu de servir ! Rendre droits les sentiers du Seigneur en nous implique de nous arrêter, pour suivre la trace que laissent nos actions derrière nous, et ainsi prendre conscience des méandres où nous différons ce qui doit être fait, des deltas où nous nous perdons nous-mêmes.
On dit d’un rugbyman qu’il redresse sa course lorsque, ballon en main, il revient vers la marche en avant au lieu de glisser sur le côté à cause de la défense adverse. En redressant sa course, il fixe le défenseur en face et décale ses coéquipiers à qui il peut alors faire une passe en toute sécurité. L’Avent est chaque moment où nous prenons conscience qu’il nous faut redresser notre course pour continuer à aller de l’avant. Cela peut prendre la forme d’une décision importante : un bien à acheter, à donner ou à vendre, un changement d’entreprise, une alliance ou une séparation… Ou bien un nouveau souffle à trouver pour persévérer sans s’épuiser. Ou un bilan honnête pour dire stop ou encore etc. L’important est de retrouver en nous cette capacité de droiture : oui, je veux mettre ma vie en accord avec ce que je crois, sans détours ni calculs. Oui, je désire simplifier mon existence, la rendre simple (sans plis), quitter la confusion, les mélanges douteux, les ‘en même temps’ qui excusent tout. Oui, j’aspire à une vie droite, le cœur en paix avec moi-même et avec Dieu, sans détours ni mensonges. Cultiver ce désir en nous permet d’accueillir le règne de Dieu mieux que la crèche de Noël n’accueillera le santon de l’enfant Jésus !
L’anti-Machiavel
Sur le plan collectif, avoir le cœur droit se comprend facilement par son contraire : être tortueux, voire machiavélique. Nicholas Machiavel (XVI° siècle) a en effet si bien théorisé l’attitude du Prince qui veut conquérir puis garder le pouvoir ! Avec réalisme et cynisme, il fait l’éloge du calcul intéressé, de la tromperie, du reniement des promesses, des manœuvres en tous genres afin de conserver le pouvoir :
« Combien il serait louable chez un prince de tenir sa parole et de vivre avec droiture et non avec ruse, chacun le comprend : toutefois, on voit par expérience, de nos jours, que tels princes ont fait de grandes choses qui de leur parole ont tenu peu compte, et qui ont su par ruse manœuvrer la cervelle des gens ; et à la fin ils ont dominé ceux qui se sont fondés sur la loyauté. […]
Un souverain prudent, par conséquent, ne peut ni ne doit observer sa foi (sa promesse) quand une telle observance tournerait contre lui et que sont éteintes les raisons qui le firent promettre. (…) Et jamais un prince n’a manqué de motifs légitimes pour colorer son manque de foi (son reniement de sa promesse). De cela l’on pourrait donner une infinité d’exemples modernes, et montrer combien de paix, combien de promesses ont été rendues caduques et vaines par l’infidélité des princes : et celui qui a su mieux user (de l’habileté) du renard est arrivé à meilleure fin ». (Le Prince, ch. XVIII)
Seul le résultat compte : pour le Prince de Machiavel, la fin justifie les moyens.
« On doit bien comprendre qu’un prince, et surtout un prince nouveau […] est souvent obligé, pour maintenir l’État, d’agir contre l’humanité, contre la charité, contre la religion même. Il faut donc qu’il ait l’esprit assez flexible pour se tourner à toutes choses, selon que le vent et les accidents de la fortune le commandent ; il faut que, tant qu’il le peut, il ne s’écarte pas de la voie du bien, mais qu’au besoin il sache entrer dans celle du mal. […]
Au surplus, dans les actions des hommes et surtout des princes, qui ne peuvent être scrutées devant un tribunal, ce que l’on considère c’est le résultat. Que le prince songe donc uniquement à conserver sa vie et son État; s’il y réussit, tous les moyens qu’il aura pris seront jugés honorables et loués par tout le monde; le commun vulgaire est toujours séduit par l’apparence et par l’événement; et le vulgaire ne fait-il pas le monde ? » (ch. XVIII).
En France, Mitterrand est sans doute le personnage le plus machiavélique d’après-guerre : capable de passer de la francisque à la Résistance, de la rhétorique socialiste au Traité de Maastricht, du meilleur allié des communistes à leur plus grand fossoyeur etc. Évidemment, De Gaulle apparaîtra en contrepoint comme un politique au cœur droit : privilégiant l’éthique de conviction pour dire non à Pétain, puis formant un gouvernement d’union nationale, enclenchant les décolonisations, abandonnant le pouvoir après le désaveu d’un référendum perdu. Entre De Gaulle et Mitterrand, les élections présidentielles de 2022 vont faire briller les mille feux de la séduction, des promesses de façade, des grandes déclarations la main sur le cœur, des (im)postures savamment construites. Mais on peut espérer qu’il y aura également des hommes et des femmes au cœur droit, qui proposeront en vérité de redresser les sentiers de l’action publique. Dans les équipes des candidats, il y a des gens sincères et convaincus qui cherchent à servir le bien commun plus qu’eux-mêmes. C’est d’ailleurs l’honneur de l’Église (des Églises) que de contribuer à fournir de tels acteurs politiques, émergeant souvent des mouvements de jeunesse (scouts et guides, JOC, JIC, MEJ, AEP etc.). Jacques Delors par exemple fut en son temps une figure de ces politiques au cœur droit, d’inspiration catholique, serviteurs du bien commun. Il y en a bien d’autres aujourd’hui ! À nous de les soutenir, à eux de se manifester : nous ne pouvons pas déserter la vie politique sous prétexte qu’elle serait machiavélique par essence ! Au contraire, redresser les sentiers du Seigneur dans l’action politique reste une des missions les plus nobles et les plus nécessaires des baptisés. Car préparer la venue du Seigneur en soi sans transformer les structures et systèmes collectifs pour les autres relèverait de l’hypocrisie égoïste ! Que serait un Avent purement individuel ? Que vaudrait un Noël purement privé ? Privatiser la religion est une tentation occidentale meurtrière. Réduire la foi à une thérapie de bien-être personnel nous rend complices des grandes injustices, des accumulations d’inégalités, des grandes pauvretés défigurant le royaume de Dieu au milieu de nous.
Aplanir les collines (de l’orgueil, de la domination) en nous et autour de nous, rendre droits les sentiers de l’action personnelle et collective : l’appel de Jean-Baptiste ce dimanche fait de l’Avent un chemin de conversion.
Noël ne peut être fêté en un cœur tortueux.
Christ naît dans les cœurs droits.
LECTURES DE LA MESSE
1ère lecture : « Préparez le chemin du Seigneur » (Is 40, 1-5.9-11)
Lecture du livre d’Isaïe
« Consolez, consolez mon peuple, dit votre Dieu. Parlez au cœur de Jérusalem et proclamez que son service est accompli, que son crime est pardonné, et qu’elle a reçu de la main du Seigneur double punition pour toutes ses fautes. »
Une voix proclame : « Préparez à travers le désert le chemin du Seigneur. Tracez dans les terres arides une route aplanie pour notre Dieu. Tout ravin sera comblé, toute montagne et toute colline seront abaissées, les passages tortueux deviendront droits, et les escarpements seront changés en plaine. Alors la gloire du Seigneur se révélera et tous en même temps verront que la bouche du Seigneur a parlé. »
Monte sur une haute montagne, toi qui portes la bonne nouvelle à Sion. Élève la voix avec force, toi qui portes la bonne nouvelle à Jérusalem. Élève la voix, ne crains pas. Dis aux villes de Juda :« Voici votre Dieu. » Voici le Seigneur Dieu : il vient avec puissance et son bras est victorieux. Le fruit de sa victoire l’accompagne et ses trophées le précèdent. Comme un berger, il conduit son troupeau : son bras rassemble les agneaux, il les porte sur son cœur, et il prend soin des brebis qui allaitent leurs petits.
Psaume : 84, 9ab.10, 11-12, 13-14
R/ Fais-nous voir, Seigneur, ton amour, et donne-nous ton salut.
J’écoute : que dira le Seigneur Dieu ?
Ce qu’il dit, c’est la paix pour son peuple.
Son salut est proche de ceux qui le craignent,
et la gloire habitera notre terre.
Amour et vérité se rencontrent,
justice et paix s’embrassent ;
la vérité germera de la terre
et du ciel se penchera la justice.
Le Seigneur donnera ses bienfaits,
et notre terre donnera son fruit.
La justice marchera devant lui,
et ses pas traceront le chemin.
2ème lecture : « Nous attendons les cieux nouveaux et la terre nouvelle » (2P 3, 8-14)
Lecture de la deuxième lettre de saint Pierre Apôtre
Frères bien-aimés, il y a une chose que vous ne devez pas oublier : pour le Seigneur, un seul jour est comme mille ans, et mille ans sont comme un seul jour. Le Seigneur n’est pas en retard pour tenir sa promesse, comme le pensent certaines personnes ; c’est pour vous qu’il patiente : car il n’accepte pas d’en laisser quelques-uns se perdre ; mais il veut que tous aient le temps de se convertir. Pourtant, le jour du Seigneur viendra comme un voleur. Alors les cieux disparaîtront avec fracas, les éléments en feu seront détruits, la terre, avec tout ce qu’on y a fait, sera brûlée. Ainsi, puisque tout cela est en voie de destruction, vous voyez quels hommes vous devez être, quelle sainteté de vie, quel respect de Dieu vous devez avoir, vous qui attendez avec tant d’impatience la venue du jour de Dieu (ce jour où les cieux embrasés seront détruits, où les éléments en feu se désagrégeront). Car ce que nous attendons, selon la promesse du Seigneur, c’est un ciel nouveau et une terre nouvelle où résidera la justice. Dans l’attente de ce jour, frères bien-aimés, faites donc tout pour que le Christ vous trouve nets et irréprochables, dans la paix.
Évangile : Jean Baptiste annonce la venue du Seigneur (Mc 1, 1-8)
Acclamation : Alléluia. Alléluia. Préparez le chemin du Seigneur, aplanissez la route : tout homme verra le salut de Dieu. Alléluia. (Cf. Lc 3, 4.6)
Évangile de Jésus Christ selon saint Marc
Commencement de la Bonne Nouvelle de Jésus Christ, le Fils de Dieu.
Il était écrit dans le livre du prophète Isaïe : Voici que j’envoie mon messager devant toi, pour préparer la route. À travers le désert, une voix crie : Préparez le chemin du Seigneur, aplanissez sa route. Et Jean le Baptiste parut dans le désert. Il proclamait un baptême de conversion pour le pardon des péchés.
Toute la Judée, tout Jérusalem, venait à lui. Tous se faisaient baptiser par lui dans les eaux du Jourdain, en reconnaissant leurs péchés. Jean était vêtu de poil de chameau, avec une ceinture de cuir autour des reins, et il se nourrissait de sauterelles et de miel sauvage. Il proclamait : « Voici venir derrière moi celui qui est plus puissant que moi. Je ne suis pas digne de me courber à ses pieds pour défaire la courroie de ses sandales. Moi, je vous ai baptisés dans l’eau ; lui vous baptisera dans l’Esprit Saint. »
Patrick Braud