Assumer notre colère
Assumer notre colère
Homélie pour le 3° Dimanche de Carême / Année B
07/03/2021
Cf. également :
Le Corps-Temple
De l’iconoclasme aux caricatures
Une Loi, deux tables, 10 paroles
La prière et la loi de l’offre et de la demande
Les coups de gueule célèbres
La colère a mauvaise presse dans notre inconscient collectif. On en fait un défaut, voire un péché capital. On dit qu’elle est mauvaise conseillère. On lui attribue un aveuglement fait de haine, de revanche, de violence, donc incompatible avec une vie moralement saine.
Pourtant, dans l’histoire, bien des choses n’auraient pas changé s’il n’y avait pas eu quelques cris de colère devant l’injustice ou l’absurde. Sans remonter à Moïse brisant les tables de la Loi ou Clovis cassant le vase de Soissons, on peut se souvenir que les cahiers de doléances préparant les États généraux de 1789 étaient de véritables condensés de la colère populaire qui grondait depuis des décennies contre les inégalités, la famine, le manque de liberté. Ensuite, s’il n’y avait pas eu le fameux « J’accuse » d’Émile Zola dans le journal L’Aurore en 1898, l’antisémitisme français n’aurait pas été démasqué. Plus tard, quand l’Abbé Pierre en l’hiver 1954 voit à Paris le corps gelé d’une femme morte dans la rue, son sang ne fait qu’un tour ; il va crier sa révolte dans le micro de radio Luxembourg : »Mes amis, au secours… Une femme vient de mourir gelée, cette nuit à trois heures, sur le trottoir du boulevard Sébastopol, serrant sur elle le papier par lequel, avant-hier, on l’avait expulsée… » En septembre 1985, Coluche lui emboîtera le pas en s’indignant, qu’on puisse encore crever de faim dans le cinquième pays le plus riche du monde à l’époque : « Je lance l’idée comme ça ». « On est prêts à recevoir les dons de toute la France. Quand il y a des excédents de bouffe et qu’on les détruit pour maintenir les prix sur le marché, nous on pourrait peut-être les récupérer… »
Ces coups de gueule célèbres – et il y en a eu tant d’autres ! – ont comme vertu de ne pas accepter l’inacceptable, de réveiller la conscience de l’opinion publique, d’enclencher une action immédiate.
Voilà déjà de quoi nous faire voir la colère sous un jour plus sympathique !
Dans l’Évangile de ce dimanche des marchands chassés du Temple de Jérusalem (Jn 2, 13-25), la colère de Jésus se faisant un fouet avec des cordes est devenue légendaire elle aussi, au point d’incarner ce qu’on français on appelle « une sainte colère », en référence à celle de Jésus.
Les colères de Jésus
Car le « doux Jésus » est capable de pousser lui aussi des coups de gueule fort dérangeants ! Ici, c’est pour préserver la gratuité de la relation à Dieu, contre ceux qui font de la religion – quelle qu’elle soit – un trafic d’avantages, un marchandage de grâces. Mais ce n’est pas la seule fois, visiblement ! Les évangélistes nous ont transmis au moins six situations où la colère de Jésus se manifestait (c’est donc qu’il y en a eu beaucoup d’autres…) :
- contre l’endurcissement des pharisiens, pour la liberté de faire passer l’esprit de la Loi avant sa lettre, en vue de guérir, dans l’épisode rapporté par Mc 3,5 : « Alors, promenant sur eux un regard de colère, navré de l’endurcissement de leurs cœurs, il dit à l’homme : “Étends la main.” Il l’étendit, et sa main redevint normale ».
- contre l’hypocrisie, Jésus explose de colère avec ses « Malheureux êtes-vous ! » si rarement lus en liturgie (Mt 23,13-22).
- contre le figuier qui ne produit pas de fruits alors qu’il est visité par le Messie : « il dit au figuier : “Que jamais plus personne ne mange de tes fruits !” Et ses disciples avaient bien entendu » (Mc 11, 12 14).
- contre le lépreux qui va l’obliger à s’exposer trop tôt : « Avec colère, Jésus le renvoya aussitôt » (Mc 1, 43)
- contre ceux qui veulent écarter les enfants de Jésus : « Voyant cela, Jésus se fâcha et leur dit : Laissez les enfants venir à moi… » (Mc 10, 14)
- contre le trafic se substituant à la religion, dans notre évangile d’aujourd’hui.
Ces saintes colères n’ont évidemment rien à voir avec la haine, la revanche ou la volonté de faire du mal. C’est une preuve d’amour de pouvoir se mettre en colère ainsi : enfin un homme qui témoigne que Dieu est Dieu, que la personne est le sommet de toute la création, que les dispositifs liturgiques et sociaux les mieux huilés ne sauvent pas et ne suffisent pas ! En les émondant pour qu’elles portent du fruit, Jésus pratique l’assistance à personnes en danger…
Par contre ses colères utilisent bien la violence (verbale comme contre les pharisiens, ou même physique contre les marchands) pour sortir les concernés de leur torpeur morale ou spirituelle. Le royaume de Dieu ne demande-t-il pas qu’on emploie parfois ce type de violence afin qu’il advienne ? « La Loi et les Prophètes vont jusqu’à Jean le Baptiste ; depuis lors, le royaume de Dieu est annoncé, et chacun met toute sa force (violence) pour y entrer » (Lc 16, 16).
Comme toute la Bible, Jésus se révèle ainsi paradoxal : il est « doux et humble de cœur », il appelle à la non-violence : « heureux les doux ! », mais il sait discerner quand la violence est utile, et quel type de violence.
Il souligne que se mettre en colère contre son frère est très grave, passible du tribunal (Mt 5,22). Et pourtant il n’hésite pas à laisser éclater sa colère lorsqu’elle peut sauver l’autre en le réveillant. Il respecte infiniment le Temple de Jérusalem, au point de vouloir le purifier de ses trafics ; et en même temps il le relativise au point d’annoncer qu’il n’en restera pas pierre sur pierre (Lc 21, 5-11), et que finalement le vrai Temple, c’est son corps, bientôt détruit par la croix, relevé au bout de trois jours par la résurrection.
Impossible d’enfermer Jésus dans tel ou tel comportement seulement ! Ce qui devrait nous rassurer sur nous-mêmes…
Paul en recueillera quelque chose dans son conseil en Ep 4,26 : « Si vous vous mettez en colère, ne péchez pas. Que le soleil ne se couche pas sur votre colère ». Ce verset ne nous demande pas d’éviter la colère, encore moins de la refouler ou de l’ignorer, mais de l’exprimer avec justesse (« sans pécher »), au bon moment, et de la mettre au service de la suite.
Assumer nos propres colères
Car la complexité de l’être humain est également sa chance. S’il n’était que douceur, où trouverait-il l’énergie pour secouer les jougs qui l’oppriment ? S’il n’était que colère, comment éviterait-t-il de prendre la place des dictateurs renversés ? La colère de la révolution française a débouché sur la Terreur. Celle de l’Abbé Pierre ou de Coluche sur Emmaüs et les Restos du cœur. La colère de Jésus au Temple de Jérusalem est une réforme religieuse en actes : purifier la foi et ses pratiques de ce qui la dénature.
Nos propres colères ont cette ambivalence. Certaines sont destructrices : elles entraînent des ruptures irréparables, elles infligent des blessures indélébiles. D’autres sont pleines de promesses : elles nous libèrent de la soumission, elles crient à l’autre un besoin vital non respecté, elles affirment une valeur qui nous est chère, elles renversent les comptoirs de ceux qui nous maintiennent en leurs calculs. Pour devenir saintes, nos colères doivent se mettre au service d’une cause juste et grande. Ce dimanche, c’est le culte au Temple qui est en jeu. Notre colère serait mesquine si elle ne poursuivait que des objectifs superficiels ou égoïstes. La première question à se poser quand notre colère monte est donc : qu’est-ce qui vaut vraiment la peine que je me mette en colère ? Si vous arrivez à répondre à cette question, alors votre colère vous apportera une foule d’éléments positifs :
– une alarme (très physique : rougeur, grosse voix, tremblements, taper du poing sur la table etc.). Il se passe quelque chose d’important on vous, et vous devez y accorder de l’attention en laissant s’exprimer ce qui veut sortir.
- un message : le plus souvent, le message porte sur un de vos besoins fondamentaux non satisfait (ex : ‘je ne me sens pas reconnu dans cette discussion qui me met en colère’), sur une valeur très importante que vous sentez bafouée en cette occasion (ex : ‘où est la justice dans ce que tu me dis ?’). Le message peut également toucher à vos limites, à ce que vous n’arrivez plus à supporter (ex : ‘j’explose de colère parce que je n’en peux plus que tu m’en demandes toujours plus’). Enfin le message peut être objectivement une vraie prise de conscience adressée à l’autre : (ex : ‘ne vois-tu pas que ce que tu es en train de faire est… ?’).
– une énergie : de couleur rouge, l’émotion–colère libère une énergie incroyable pour faire changer les choses ! Elle permet de soulever des fardeaux dix fois plus lourds que d’ordinaire ; elle bouscule les habitudes, les complicités établies. En se calmant (la ‘descente en pression’), elle invite à trouver de nouveaux chemins pour tenir compte de ce qu’elle a exprimé.
Certains tempéraments sanguins devront se méfier des fausses colères qui envahissent leurs réactions au point de brouiller leur communication aux autres. Le piège des colériques est de prendre pour une atteinte personnelle le désaccord des autres : se croyant remis en cause personnellement, ils réagissent comme une bête blessée, sans voir qu’ils s’infligent le mal à eux-mêmes.
D’autres tempéraments plus empathiques (ou soumis) devront travailler au contraire à s’autoriser la colère : ‘oui, j’ai le droit de dire à l’autre ce qui me blesse, et la colère peut m’y aider. Elle peut me donner le courage de savoir dire non’. Le piège des faux-calmes est de mettre un couvercle sur leur colère, jusqu’à ce que la cocotte-minute émotionnelle explose de façon meurtrière.
Parvenir à la sainte colère du Christ est un long travail, pour chacun, avec beaucoup d’essais et d’erreurs…
Reste que l’épisode du fouet chassant les marchands du Temple peut nous aider à nous réconcilier avec nos propres colères : l’indignation qui bout en nous devant le mal, l’injustice ou l’absurde peut transformer l’inacceptable en changement salutaire !
Que l’Esprit du Christ nous apprenne à discerner les justes colères que nous assumerons avec amour…
LECTURES DE LA MESSE
PREMIÈRE LECTURE
La Loi fut donnée par Moïse (Ex 20, 1-17)
Lecture du livre de l’Exode
En ces jours-là, sur le Sinaï, Dieu prononça toutes les paroles que voici : « Je suis le Seigneur ton Dieu, qui t’ai fait sortir du pays d’Égypte, de la maison d’esclavage. Tu n’auras pas d’autres dieux en face de moi. Tu ne feras aucune idole, aucune image de ce qui est là-haut dans les cieux, ou en bas sur la terre, ou dans les eaux par-dessous la terre. Tu ne te prosterneras pas devant ces dieux, pour leur rendre un culte. Car moi, le Seigneur ton Dieu, je suis un Dieu jaloux : chez ceux qui me haïssent, je punis la faute des pères sur les fils, jusqu’à la troisième et la quatrième génération ; mais ceux qui m’aiment et observent mes commandements, je leur montre ma fidélité jusqu’à la millième génération. Tu n’invoqueras pas en vain le nom du Seigneur ton Dieu, car le Seigneur ne laissera pas impuni celui qui invoque en vain son nom.
Souviens-toi du jour du sabbat pour le sanctifier. Pendant six jours tu travailleras et tu feras tout ton ouvrage ; mais le septième jour est le jour du repos, sabbat en l’honneur du Seigneur ton Dieu : tu ne feras aucun ouvrage, ni toi, ni ton fils, ni ta fille, ni ton serviteur, ni ta servante, ni tes bêtes, ni l’immigré qui est dans ta ville. Car en six jours le Seigneur a fait le ciel, la terre, la mer et tout ce qu’ils contiennent, mais il s’est reposé le septième jour. C’est pourquoi le Seigneur a béni le jour du sabbat et l’a sanctifié. Honore ton père et ta mère, afin d’avoir longue vie sur la terre que te donne le Seigneur ton Dieu. Tu ne commettras pas de meurtre. Tu ne commettras pas d’adultère. Tu ne commettras pas de vol. Tu ne porteras pas de faux témoignage contre ton prochain. Tu ne convoiteras pas la maison de ton prochain ; tu ne convoiteras pas la femme de ton prochain, ni son serviteur, ni sa servante, ni son bœuf, ni son âne : rien de ce qui lui appartient. »
PSAUME
(18b (19), 8, 9, 10, 11)
R/ Seigneur, tu as les paroles de la vie éternelle. (Jn 6, 68c)
La loi du Seigneur est parfaite,
qui redonne vie ;
la charte du Seigneur est sûre,
qui rend sages les simples.
Les préceptes du Seigneur sont droits,
ils réjouissent le cœur ;
le commandement du Seigneur est limpide,
il clarifie le regard.
La crainte qu’il inspire est pure,
elle est là pour toujours ;
les décisions du Seigneur sont justes
et vraiment équitables :
plus désirables que l’or,
qu’une masse d’or fin,
plus savoureuses que le miel
qui coule des rayons.
DEUXIÈME LECTURE
« Nous proclamons un Messie crucifié, scandale pour les hommes, mais pour ceux que Dieu appelle, il est sagesse de Dieu » (1 Co 1, 22-25)
Lecture de la première lettre de saint Paul apôtre aux Corinthiens
Frères, alors que les Juifs réclament des signes miraculeux, et que les Grecs recherchent une sagesse, nous, nous proclamons un Messie crucifié, scandale pour les Juifs, folie pour les nations païennes. Mais pour ceux que Dieu appelle, qu’ils soient juifs ou grecs, ce Messie, ce Christ, est puissance de Dieu et sagesse de Dieu. Car ce qui est folie de Dieu est plus sage que les hommes, et ce qui est faiblesse de Dieu est plus fort que les hommes.
ÉVANGILE
« Détruisez ce sanctuaire, et en trois jours je le relèverai » (Jn 2, 13-25)
Gloire au Christ,Sagesse éternelle du Dieu vivant. Gloire à toi, Seigneur
Dieu a tellement aimé le monde qu’il a donné son Fils unique, afin que ceux qui croient en lui aient la vie éternelle.
Gloire au Christ,Sagesse éternelle du Dieu vivant. Gloire à toi, Seigneur. (Jn 3, 16)
Évangile de Jésus Christ selon saint Jean
Comme la Pâque juive était proche, Jésus monta à Jérusalem. Dans le Temple, il trouva installés les marchands de bœufs, de brebis et de colombes, et les changeurs. Il fit un fouet avec des cordes, et les chassa tous du Temple, ainsi que les brebis et les bœufs ; il jeta par terre la monnaie des changeurs, renversa leurs comptoirs, et dit aux marchands de colombes : « Enlevez cela d’ici. Cessez de faire de la maison de mon Père une maison de commerce. » Ses disciples se rappelèrent qu’il est écrit : L’amour de ta maison fera mon tourment. Des Juifs l’interpellèrent : « Quel signe peux-tu nous donner pour agir ainsi ? » Jésus leur répondit : « Détruisez ce sanctuaire, et en trois jours je le relèverai. » Les Juifs lui répliquèrent : « Il a fallu quarante-six ans pour bâtir ce sanctuaire, et toi, en trois jours tu le relèverais ! » Mais lui parlait du sanctuaire de son corps.
Aussi, quand il se réveilla d’entre les morts, ses disciples se rappelèrent qu’il avait dit cela ; ils crurent à l’Écriture et à la parole que Jésus avait dite. Pendant qu’il était à Jérusalem pour la fête de la Pâque, beaucoup crurent en son nom, à la vue des signes qu’il accomplissait. Jésus, lui, ne se fiait pas à eux, parce qu’il les connaissait tous et n’avait besoin d’aucun témoignage sur l’homme ; lui-même, en effet, connaissait ce qu’il y a dans l’homme.
Patrick BRAUD