Le kôan qui changea Simon en Pierre
Le kôan qui changea Simon en Pierre
Homélie pour le 21° Dimanche du temps ordinaire / Année A
23/08/2020
Cf. également :
Exercer le pouvoir selon le cœur de Dieu
Yardén : le descendeur
Les insignes du politique
Lier et délier : notre pouvoir des clés
Jésus évalué à 360°
Marie Theotokos, ou la force de l’opinion publique
Un moine bouddhiste demande un jour à Chao Chou :
- « Qui est Chao Chou ? »
Chao Chou répondit :
- « Porte Est, Porte Ouest, Porte Sud, Porte Nord ! »
Le kôan
Ce genre de dialogue étrange entre un maître et son disciple est couramment appelé kôan dans le bouddhisme zen.
Les kôans sont des énigmes fameuses de la tradition du zen ; il y en a aussi dans le soufisme, il y en a plein les évangiles si nous voulons bien les voir. Ce sont des questions qui restent en suspens, déstabilisantes, qui sont posées et qui restent posées. Et s’il y a des kôans, au sens précis de telle formulation, c’est parce que nous sommes nous-mêmes kôans.
Question qui semble dans le bouddhisme être empreinte d’une certaine étrangeté absurde. Elle est posée par un maître zen à son élève, afin de l’aider par le biais même de cette absurdité, à appréhender la réalité.
C’est une sorte d’énigme irrationnelle, paradoxale, insolite, que l’on installe dans son esprit et que l’on va laisser mûrir jusqu’à l’apparition de l’évidence. Le raisonnement logique est banni ou très marginal ; il conduit à des lieux communs ou des impasses. Le kôan demande d’aborder les mots avec prudence, à penser plutôt à des associations d’idées ou des symboles.
Ainsi la question posée à Chao Chou nous emmène au-delà d’une définition trop simple de l’identité. La sécurité est un besoin fondamental de l’individu pour construire son identité. Cela induit la construction d’un rempart psychologique quasi-infranchissable pour se protéger de l’adversité (c’est bien sûr l’ego qui en est l’architecte). L’individu ainsi barricadé se coupe de toute véritable communication avec autrui. Mais Chao Chou a ménagé de nombreuses ouvertures dans son mur d’enceinte. C’est-à-dire que Chao Chou est totalement ouvert ; on peut l’aborder sous tous les angles, des quatre points cardinaux ; rien n’est caché en lui. Il n’y a aucune barrière pour venir à lui. Pas d’intérieur ni d’extérieur, Chao Chou est pure transparence. [1]
Les kôans débutent fréquemment sur une question banale à laquelle une réponse classique est possible. Dans ce cas, le kôan permet au maître de vérifier le niveau d’éveil de son élève. Celui qui répond sur le même registre n’a pas encore progressé sur la Voie. Une bonne réponse doit annuler la question selon deux procédés : soit la question a été comprise sur un registre différent, soit la réponse est donnée dans un autre registre. Par exemple, le Maître demande souvent au moine qui se présente devant lui : « D’où viens-tu ? » Cette information triviale n’intéresse pas le maître ; son objectif prioritaire est de nous conduire à l’éveil. Nous devons donc transposer son interrogation en rapprochant notre pensée de celle du maître. Nous pourrions interpréter sa question ainsi : « Où en es-tu de ta connaissance du zen ? »
Autres exemples de kôans :
- “Quel est ton visage originel avant la naissance de tes parents ?”
- « J’éteins la lumière, où va-t-elle ? »
- « Une illusion peut-elle exister ? »
Dans d’autres cultures, on trouvera des termes approchés, mais jamais équivalents : apophtegme, aphorisme, énigme, sentence, oracle, mashal, devinette…
Les trois identités de Simon
À bien des égards, le dialogue entre Jésus et Pierre ce dimanche (Mt 16, 13-20) a des airs de famille avec un kôan bouddhiste :
« Au dire des gens, qui est le Fils de l’homme ? »
Ils répondirent : « Pour les uns, Jean le Baptiste ; pour d’autres, Élie ; pour d’autres encore, Jérémie ou l’un des prophètes. »
Jésus leur demanda : « Et vous, que dites-vous ? Pour vous, qui suis-je ? »
Alors Simon-Pierre prit la parole et dit : « Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant ! » |…]
Alors, il ordonna aux disciples de ne dire à personne que c’était lui le Christ.
La première question de Jésus est étrange : pourquoi demander l’opinion qu’ont de lui les foules ? Douterait-il de son identité ? Serait-il attaché à son image marketing, comme on dirait aujourd’hui ? Les foules en sauraient-elles plus que lui sur lui-même ? Et pourquoi pas… ? Les disciples rapportent des réponses stéréotypées : Jean-Baptiste, Élie, un prophète… Comme si Jésus était un autre, obligé de se couler dans un moule déjà réalisé dans l’histoire. Alors la deuxième question est plus personnelle : « et vous… ? » On devine l’embarras des Douze à l’impétuosité avec laquelle Simon se jette à l’eau : « tu es le Christ ». Mais bizarrement, à la manière des kôans, Jésus ne valide pas directement cette réponse, et renvoie Simon à sa propre identité en train de changer : « tu es Pierre… » Simon n’a pas dû comprendre grand-chose sur le coup au jeu de mots de Jésus sur Pierre/pierre ! Il est un peu perdu : lui qui croyait connaître l’identité de Jésus, il se voit renvoyé à la sienne propre, énigmatique, nouvelle. Plus encore, il ne comprend plus rien à son affirmation sur Jésus, puisque pour lui un Christ ne peut pas être soumis à l’intolérable humiliation de la Passion et de l’assassinat par le pouvoir juif. Là, il devient Satan !
« Dieu t’en garde, Seigneur ! cela ne t’arrivera pas. »
Mais lui, se retournant, dit à Pierre : « Passe derrière moi, Satan ! Tu es pour moi une occasion de chute : tes pensées ne sont pas celles de Dieu, mais celles des hommes. »
Au cours de la même journée, il passe donc par trois identités successives : Simon, puis Simon-Pierre (car les noms s’ajoutent), puis Satan…
En Afrique, lorsqu’un adulte demande le baptême, il (ou elle) a déjà reçu un prénom traditionnel (animiste) à sa naissance. Il choisit alors un prénom chrétien sous lequel il sera baptisé, qui s’ajoutera à son premier prénom. Ainsi Mgr Sanon, l’ancien évêque de Bobo-Dioulasso (Burkina Faso) signait toujours ses livres : Anselme Titianma Sanon, de ses deux prénoms, pour témoigner que le Christ accomplit le meilleur des cultures africaines.
Chacun de nous devient ainsi Simon-Pierre, car le Christ est venu accomplir, non pas abolir. Et chacun sait également qu’il peut devenir Satan parce qu’il fait obstacle à la volonté du Christ qui est de se livrer par amour, jusqu’à la mort s’il le faut.
L’ensemble de ce dialogue est sur le moment une énigme pour Simon-Pierre-Satan qui n’en déchiffre pas le sens ni la portée. Il devine seulement qu’il n’a pas fini de devenir lui-même, et que c’est en dialoguant avec Jésus qu’il va peu à peu découvrir la profondeur de son être (avec sa complexité, ses ambivalences), et l’ampleur de sa mission.
Il y a deux questions. Il y a la question “qui suis-je ?” et il y a la question que le Christ adresse à chacun d’entre nous : “qui dis-tu que je suis ?”. Il y a deux questions, il y a une seule réponse. C’est au moment où Simon répond en disant : « tu es le Christ, le fils du Dieu vivant » qu’il s’éveille à son Pierre. Ce jour-là, c’était une rude journée. Le matin, quand il prend son petit déjeuner, il s’appelle Simon. Un peu plus tard il s’appelle Pierre. Et un peu plus tard il s’appelle Satan ! C’est ça la réalité : nous sommes simultanément Simon, Pierre et Satan ! Dans l’assise, il y a des moments où on est Satan, il y a des moments où on est Simon – Simon c’est notre identité habituelle sociale… –; puis il y a des moments où on est Pierre – Pierre c’est notre identité profonde dans le Christ. Dans la dynamique immanente de la vie humaine, de “qui suis-je ?”, le Christ vient, nous croise comme tout à l’heure il croisait la barque, et en posant une nouvelle question, il nous fait nous éveiller, naître à la réponse complète [2].
Chercher qui est Jésus, c’est se trouver soi-même
Le chassé-croisé entre les deux identités en jeu dans ce récit nous donne à réfléchir : la rencontre avec le Christ nous révèle pleinement à nous-même, souvent de manière énigmatique, mieux que ne le feront jamais tous les tests de personnalité ou les longues et chères analyses sur un divan.
À condition de trouver ma vraie parole la plus personnelle pour m’adresser à lui. Pas une réponse apprise par cœur. Pas une formule standard supposée être la bonne.
Un théologien jésuite (Pierre Ganne) paraphrasait ainsi ce dialogue de l’évangile en l’appliquant à nous aujourd’hui :
« Qui dis-tu que je suis ?
- Euh… ben… Seigneur, je dis ce que dit l’Église, ton Église…
- Mmm… faux jeton ! C’est pas ça que je te demande. Je ne te demande pas ce que dit de moi mon Église. Tout le monde le sait, ça. Pas la peine d’avoir la foi pour savoir ce que dit l’Église du Christ : il suffit de savoir lire ! Je te demande ce que tu dis, toi, en t’engageant dans ta parole ! Et malheur à toi si tu adhères à un langage dont tu ne peux pas dire qu’il est ta parole ! Tu es aliéné dans un langage qui n’est pas le tien » [3]
Le Credo que nous récitons ensemble le dimanche suppose que chacun soit capable de décliner ce Credo avec son expérience à lui, ses mots, les événements très personnels qui ont jalonné son éveillent à la fois, les visages, les blessures, les grandes soit qui ont marqué la croissance de sa foi. La proclamation du Credo unit tous les « je crois » en un seul « nous croyons » ecclésial, à condition que ce ne soit pas des mots creux et vides de chair spirituelle.
Notre identité est donc toujours en mouvement, comme Jésus sur les routes de Galilée. Jamais figée, elle évolue en fonction de nos rencontres, des révélations qui nous sont adressées par le regard des autres et en premier celui du Christ. N’enfermons jamais quelqu’un – et nous en premier – dans l’identité d’un moment, fût-elle glorieuse, ou monstrueuse. La dynamique de notre identité passera toujours par le point ‘Satan’ un moment ou un autre, mais le prénom gravé sur le caillou blanc de l’Apocalypse – lui – restera écrit pour toujours :
« Au vainqueur je donnerai de la manne cachée, je lui donnerai un caillou blanc, et, inscrit sur ce caillou, un nom nouveau que nul ne sait, sauf celui qui le reçoit (Ap 2,17). »
Si nous entretenons vivante la relation de dialogue et de communion avec le Christ, elle fera grandir en nous notre dignité d’enfant de Dieu, à travers nos plus belles professions de foi comme nos plus tristes reniements. Le Christ ne désire rien d’autre que nous rendre à nous-même.
Simon-Pierre-Satan a su déchiffrer peu à peu, pendant des années après la Résurrection, le kôan que Jésus lui avait soumis à Césarée de Philippe.
Apprenons à notre tour à reconnaître dans les énigmes de notre parcours de vie son invitation à devenir nous-même, en vérité.
[3]. Pierre Ganne, Qui dites-vous que je suis ?, Centurion, 1982.
LECTURES DE LA MESSE
PREMIÈRE LECTURE
« Je mettrai sur mon épaule la clef de la maison de David » (Is 22, 19-23)
Lecture du livre du prophète Isaïe
Parole du Seigneur adressé à Shebna le gouverneur : « Je vais te chasser de ton poste, t’expulser de ta place. Et, ce jour-là, j’appellerai mon serviteur, Éliakim, fils d’Helcias. Je le revêtirai de ta tunique, je le ceindrai de ton écharpe, je lui remettrai tes pouvoirs : il sera un père pour les habitants de Jérusalem et pour la maison de Juda. Je mettrai sur son épaule la clef de la maison de David : s’il ouvre, personne ne fermera ; s’il ferme, personne n’ouvrira. Je le planterai comme une cheville dans un endroit solide ; il sera un trône de gloire pour la maison de son père. »
PSAUME
(Ps 137 (138), 1-2a, 2bc-3, 6.8bc)
R/ Seigneur, éternel est ton amour : n’arrête pas l’œuvre de tes mains. (cf. Ps 137, 8)
De tout mon cœur, Seigneur, je te rends grâce :
tu as entendu les paroles de ma bouche.
Je te chante en présence des anges,
vers ton temple sacré, je me prosterne.
Je rends grâce à ton nom pour ton amour et ta vérité,
car tu élèves, au-dessus de tout, ton nom et ta parole.
Le jour où tu répondis à mon appel,
tu fis grandir en mon âme la force.
Si haut que soit le Seigneur, il voit le plus humble.
de loin, il reconnaît l’orgueilleux.
Seigneur, éternel est ton amour :
n’arrête pas l’œuvre de tes mains.
DEUXIÈME LECTURE
« Tout est de lui, et par lui, et pour lui » (Rm 11, 33-36)
Lecture de la lettre de saint Paul Apôtre aux Romains
Quelle profondeur dans la richesse, la sagesse et la connaissance de Dieu ! Ses décisions sont insondables, ses chemins sont impénétrables ! Qui a connu la pensée du Seigneur ? Qui a été son conseiller ? Qui lui a donné en premier, et mériterait de recevoir en retour ? Car tout est de lui, et par lui, et pour lui. À lui la gloire pour l’éternité ! Amen.
ÉVANGILE
« Je te donnerai les clés du royaume des Cieux » (Mt 16, 13-20)
Alléluia. Alléluia. Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Église ; et la puissance de la Mort ne l’emportera pas sur elle. Alléluia. (Mt 16, 18)
Évangile de Jésus Christ selon saint Matthieu
En ce temps-là, Jésus, arrivé dans la région de Césarée-de-Philippe, demandait à ses disciples : « Au dire des gens, qui est le Fils de l’homme ? » Ils répondirent : « Pour les uns, Jean le Baptiste ; pour d’autres, Élie ; pour d’autres encore, Jérémie ou l’un des prophètes. » Jésus leur demanda : « Et vous, que dites-vous ? Pour vous, qui suis-je ? » Alors Simon-Pierre prit la parole et dit : « Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant ! » Prenant la parole à son tour, Jésus lui dit : « Heureux es-tu, Simon fils de Yonas : ce n’est pas la chair et le sang qui t’ont révélé cela, mais mon Père qui est aux cieux. Et moi, je te le déclare : Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Église ; et la puissance de la Mort ne l’emportera pas sur elle. Je te donnerai les clés du royaume des Cieux : tout ce que tu auras lié sur la terre sera lié dans les cieux, et tout ce que tu auras délié sur la terre sera délié dans les cieux. » Alors, il ordonna aux disciples de ne dire à personne que c’était lui le Christ.
Patrick BRAUD