L'homélie du dimanche (prochain)

1 septembre 2019

La docte ignorance

Classé sous Communauté spirituelle — lhomeliedudimanche @ 12 h 30 min

La docte ignorance

Homélie du 23° Dimanche du Temps Ordinaire / Année C
08/09/2019

Cf. également :
Pourquoi Paul n’a-t-il pas voulu abolir l’esclavage ?
S’asseoir, calculer, aller jusqu’au bout
Toussaint : le bonheur illucide
Cendres : soyons des justes illucides

La docte ignorance dans Communauté spirituelle 9782020251556-475x500-1« Voyez ce qui arrive quand le feu a pénétré le bois: il le transforme en lui-même et se l’unit ; puis, si ce feu devient plus intense et qu’il continue, il rend ce bois plus incandescent et plus enflammé, jusqu’à ce qu’enfin ce bois, devenu feu à son tour, lance des étincelles et des flammes. Telle est l’image de ce qui se passe ici. L’âme donne à entendre qu’elle est déjà, dans ce degré de transformation, tout embrasée; elle est déjà si transformée et si ennoblie intérieurement dans le feu d’amour que non seulement elle est unie à ce feu, mais que de plus elle lance elle-même de vives flammes. »

Cette image de saint Jean de la Croix dans « la vive flamme d’amour » (1585) évoque une expérience spirituelle accessible à tous. Il nous arrive en effet de communier si intensément à une musique, un paysage, une lecture, un visage que nous ne le savourons plus de l’extérieur : nous devenons alors cette musique, ce paysage, cette lecture, ce visage jusqu’à ne faire plus qu’un. Si bien que nous ne savons même plus ce que nous sommes en train de faire, oubliant tout pour le bonheur unique de faire corps. Celui qui vibre ainsi à l’unisson se perd lui-même. Il ne sait plus qui il est, s’il est heureux ou non, et cela lui importe peu. Son bonheur est illucide. Il ne peut en avoir conscience, car ce serait l’obliger à sortir de cette expérience de communion pour la regarder de l’extérieur. La vive flamme d’amour est ainsi : ceux  qu’elle éclaire et réchauffe sont à l’extérieur d’elle ; ceux qui demeurent en son sein brûlent d’eux-mêmes sans le vouloir ni s’en rendre compte. Ils sont paradoxalement d’autant plus dans l’obscurité qu’ils sont cachés au cœur de la flamme. D’où l’autre métaphore de saint Jean de la Croix, celle de la nuit obscure (poème de 1585) :

 « O nuit, toi qui m’as guidée! O nuit plus aimable que l’aurore ! O nuit qui a uni l’aimé avec sa bien-aimée qui a été transformée en lui ! »

C’est de nuit que se produit la transformation de aimant en l’être aimé : la nuit des sens (ne rien ressentir, ce qui me dissocierait de l’autre), la nuit de l’intelligence (ne pas savoir ni comprendre, ce qui réduirait l’autre à un objet de connaissance ou de compréhension), la nuit de l’âme elle-même (« ce n’est plus moi qui vis, mais Christ qui vit en moi », s’écrie Paul en 2Co).

« Ce que je me suis proposé dans cet écrit, c’est d’expliquer cette nuit de la contemplation à beaucoup d’âmes qui s’y trouvaient et qui n’en avaient pas connaissance. »

La première lecture de ce dimanche (Sg 9, 13-18) rejoint cette expérience spirituelle d’union et de transformation :

Quel homme peut découvrir les intentions de Dieu ? Qui peut comprendre les volontés du Seigneur ? Les réflexions des mortels sont incertaines, et nos pensées, instables ; car un corps périssable appesantit notre âme, et cette enveloppe d’argile alourdit notre esprit aux mille pensées. Nous avons peine à nous représenter ce qui est sur terre, et nous trouvons avec effort ce qui est à notre portée ; ce qui est dans les cieux, qui donc l’a découvert ? Et qui aurait connu ta volonté, si tu n’avais pas donné la Sagesse et envoyé d’en haut ton Esprit Saint ? C’est ainsi que les sentiers des habitants de la terre sont devenus droits ; c’est ainsi que les hommes ont appris ce qui te plaît et, par la Sagesse, ont été sauvés.

158e7219f0a5ff87d0651e9334cdf817 docte ignorance dans Communauté spirituelleLa sagesse commence par une confession de non-savoir : nous sommes trop limités pour saisir l’infini, trop assujettis aux lois de la nature pour imaginer ce qui échappe à ces lois, et leur auteur encore moins. Il y a une telle disproportion entre Dieu et l’homme que bien fous seraient ceux qui prétendraient pouvoir le connaître et l’approcher par eux-mêmes. Le Tétragramme hébreu YHWH exprime cette impossibilité par le fait même qu’il est imprononçable.

La tradition mystique du Moyen Âge a exploré cette voie de notre radicale inconnaissance de Dieu, dont Nicolas de Cues est un digne représentant, avec son traité « La docte ignorance » de 1440. Son raisonnement est solide : nous ne connaissons que par proportionnalité avec ce que nous pouvons saisir, par le corps, l’esprit où la pensée. Or Dieu échappe par nature absolument à toutes ces tentatives de conquête par la raison, le sentiment ou la volonté. Le fou croit qu’il peut monter à l’assaut du ciel. Le sage commence par reconnaître son ignorance radicale, et par là même devient capable d’accueillir le don de Dieu, c’est-à-dire Dieu se communiquant lui-même. D’où l’oxymore : docte ignorance. Cette ignorance devient source d’un autre savoir, celui qui est donné et non celui qui est conquis, ce qui suppose de reconnaître notre ignorance fondamentale. « Qui aurait connu ta volonté, si tu n’avais pas donné la Sagesse et envoyé d’en haut ton Esprit Saint ? ». Sans l’Esprit qui vient  nous transformer, comment connaître qui est Dieu ? Du coup, Nicolas souligne le rôle majeur de la théologie négative en christianisme : nous ne pouvons savoir ni dire qui est Dieu, mais nous pouvons discerner ce qu’il n’est pas, ouvrant ainsi la voie à une quête infinie…

La Docte Ignorance

Toute recherche, par conséquent, procède par des comparaisons proportionnelles faciles ou difficiles. C’est pourquoi l’infini qui échappe en tant qu’infini à toute proportion demeure inconnu. [...]
Or la précision des combinaisons dans les réalités corporelles et l’adaptation exacte du connu à l’inconnu dépassent tellement la raison humaine que Socrate disait que savoir pour lui était ignorer. Le très profond Aristote affirme dans sa Philosophie première que, concernant les choses les plus manifestes dans la nature, nous rencontrons autant de difficulté que la chouette voulant voir le soleil en face, assurément alors, puisque le désir en nous n’est pas vain, nous désirerons savoir que nous ignorons. Si nous saisissons ceci pleinement, nous saisirons la docte ignorance. En effet, même l’homme le plus savant n’arrivera à la plus parfaite connaissance que s’il est trouvé très docte dans l’ignorance même, qui lui est propre, et il sera d’autant plus docte qu’il saura que son ignorance est plus grande. […]

La sainte ignorance nous a enseigné que Dieu est ineffable, parce qu’il est infiniment plus grand que tout ce qui peut être nommé. Comme il est ce qu’il y a de plus vrai, nous parlerons de lui avec plus de vérité par soustraction et par négation.
Nicolas de Cues, La docte ignorance, 1440

Dieu est au-delà de toutes nos représentations. Si bien que dès que nous affirmons quelque chose sur Dieu (exemple : il est lumière), nous devons aussitôt le barrer pour ne pas l’enfermer dans une réalité trop partielle (exemple : il est aussi ténèbres).

Le Moyen Âge s’est ainsi nourri d’une longue lignée spirituelle, des Pères de l’Église comme Denys l’Aréopagite jusqu’à la mystique rhénane (Maître Eckhart, Suso, Tauler) en passant par l’école carmélitaine (Thérèse d’Avila, saint Jean de la Croix). Ensuite, l’avènement des sciences dites positives et des Lumières ont discrédité pour un temps en Occident cette voie spirituelle. Aujourd’hui, l’humidité relative des sciences plaiderait plutôt pour un retour à cette tradition du non-savoir, où la confession d’ignorance est source de progrès. Un représentant majeur de la philosophie des sciences – Karl Popper - parle par exemple de la quête inachevée de la recherche scientifique, et du caractère très provisoire de toute théorie. Car une théorie scientifique n’est jamais absolument vraie : elle résiste plus ou moins bien aux tests de falsification auxquels les chercheurs la soumettent pour en déceler les failles. Ils sont tout heureux lorsqu’ils la mettent en échec, car cela signifie qu’un pan entier encore inexploré de la connaissance s’ouvre devant eux. La gravité de Newton s’efface devant la relativité d’Einstein, qui elle-même est contestée par la mécanique quantique etc. : nul scientifique ne peut dire que quelque chose est vrai. Par contre, il démontrera que dans telles conditions, avec tels paramètres, une théorie est inexacte, ce qui ouvre la voie à d’autres recherches. Cette philosophie négative du progrès scientifique consonne de manière remarquable avec la théologie négative des Pères de l’Église, et avec la docte ignorance de Nicolas de Cues. Comme le chante une hymne attribuée à Saint Grégoire de Naziance souvent repris dans le bréviaire, Dieu est l’incommensurable que nous ne pouvons pas saisir, mais seulement accueillir :

O Toi l’au-delà de tout, comment t’appeler d’un autre nom ?
Quelle hymne peut te chanter ? aucun mot ne t’exprime.
Quel esprit te saisir ? nulle intelligence ne te conçoit.
Seul, tu es ineffable ; tout ce qui se dit est sorti de toi.
Seul, tu es inconnaissable ; tout ce qui se pense est sorti de toi.
Tous les êtres te célèbrent, ceux qui parlent et ceux qui sont muets.
Tous les êtres te rendent hommage, ceux qui pensent comme ceux qui ne pensent pas. L’universel désir, le gémissement de tous aspire vers toi Tout ce qui existe te prie et vers toi tout être qui sait lire ton univers fait monter un hymne de silence.
Tout ce qui demeure, demeure en toi seul.
Le mouvement de l’univers déferle en toi. De tous les êtres tu es la fin, tu es unique.
Tu es chacun et tu n’es aucun.
Tu n’es pas un être seul, tu n’es pas l’ensemble : Tu as tous les noms, comment t’appellerai-je ?
Toi le seul qu’on ne peut nommer ; quel esprit céleste pourra pénétrer les nuées qui voilent le ciel lui-même ?
Aie pitié, ô Toi, l’au-delà de tout ; comment t’appeler d’un autre nom ?

Transposez aux responsabilités les plus ordinaires cette théorie de la docte ignorance.

Et si le matin, devant le visage de votre conjoint ou de vos collègues, vous commenciez par une humble confession de non-savoir ? Vous pourriez avoir l’esprit  libre pour découvrir du neuf, de l’inattendu chez ceux que vous croyez connaître si bien…

Et si, devant un projet ou une mission complexe, devant un défi professionnel délicat à relever, vous commenciez par accepter de ne pas savoir ? Vous vous entoureriez alors de bons conseils, d’une équipe ad hoc pour l’écouter et construire la marche à suivre avec elle. Tant de petits chefs arrivent en croyant qu’ils vont résoudre les problèmes par leur seule autorité et compétence !

Et si, dans une association humanitaire ou solidaire, vous commenciez par donner la parole à ceux que vous voulez aider, au lieu de vous précipiter dans l’action qui vous semble la plus adaptée ? Ceux qui prétendent connaître les besoins des pauvres avant eux et à leur place font toujours d’immenses dégâts !

 

Vous voyez, c’est l’expérience la plus simple du monde : reconnaître que ce que j’ignore est infiniment plus grand que ce que j’ai commencé à connaître. Cette  ignorance devient docte lorsqu’elle me rend disponible pour accueillir ce que l’autre peut me communiquer (jusqu’à accueillir Dieu se communiquant lui-même !). Confesser son ignorance rend libre pour laisser l’autre m’unir à lui, et découvrir ainsi de l’intérieur ce qui est sage de penser et de faire.

Ces innombrables confessions de non-savoir sont comme un mode dégradé, mais utile, de la radicale inconnaissance qui peut devenir le lieu de notre union à Dieu. Loin de tout fanatisme nourri de peur, loin des dogmatismes nourris d’orgueil, la démaîtrise constitutive de cette expérience spirituelle n’est pas réservée à des virtuoses de la sainteté dans les monastères ou les ermitages. C’est un chemin finalement simple et offert à tous, qui demande seulement de brûler du désir de communier à l’autre (musique, paysage, lecture, visage, Dieu…).

Et si vous vous entraîniez très concrètement cette semaine à regarder autrement ceux/ce que vous croyez connaître, en confessant que ce que vous ignorez est beaucoup plus grand que ce que vous croyez en connaître ?

 

 

LECTURES DE LA MESSE

PREMIÈRE LECTURE
« Qui peut comprendre les volontés du Seigneur ? » (Sg 9, 13-18)

Lecture du livre de la Sagesse

Quel homme peut découvrir les intentions de Dieu ? Qui peut comprendre les volontés du Seigneur ? Les réflexions des mortels sont incertaines, et nos pensées, instables ; car un corps périssable appesantit notre âme, et cette enveloppe d’argile alourdit notre esprit aux mille pensées. Nous avons peine à nous représenter ce qui est sur terre, et nous trouvons avec effort ce qui est à notre portée ; ce qui est dans les cieux, qui donc l’a découvert ? Et qui aurait connu ta volonté, si tu n’avais pas donné la Sagesse et envoyé d’en haut ton Esprit Saint ? C’est ainsi que les sentiers des habitants de la terre sont devenus droits ; c’est ainsi que les hommes ont appris ce qui te plaît et, par la Sagesse, ont été sauvés.

PSAUME
(Ps 89 (90), 3-4, 5-6, 12-13, 14.17abc)
R/ D’âge en âge, Seigneur, tu as été notre refuge. (Ps 89, 1)

Tu fais retourner l’homme à la poussière ;
tu as dit : « Retournez, fils d’Adam ! »
À tes yeux, mille ans sont comme hier,
c’est un jour qui s’en va, une heure dans la nuit.

Tu les as balayés : ce n’est qu’un songe ;
dès le matin, c’est une herbe changeante :
elle fleurit le matin, elle change ;
le soir, elle est fanée, desséchée.

Apprends-nous la vraie mesure de nos jours :
que nos cœurs pénètrent la sagesse.
Reviens, Seigneur, pourquoi tarder ?
Ravise-toi par égard pour tes serviteurs.

Rassasie-nous de ton amour au matin,
que nous passions nos jours dans la joie et les chants.
Que vienne sur nous la douceur du Seigneur notre Dieu !
Consolide pour nous l’ouvrage de nos mains.

DEUXIÈME LECTURE
« Accueille-le, non plus comme un esclave, mais comme un frère bien-aimé » (Phm 9b-10.12-17)

Lecture de la lettre de saint Paul apôtre à Philémon

Bien-aimé, moi, Paul, tel que je suis, un vieil homme et, qui plus est, prisonnier maintenant à cause du Christ Jésus, j’ai quelque chose à te demander pour Onésime, mon enfant à qui, en prison, j’ai donné la vie dans le Christ. Je te le renvoie, lui qui est comme mon cœur. Je l’aurais volontiers gardé auprès de moi, pour qu’il me rende des services en ton nom, à moi qui suis en prison à cause de l’Évangile. Mais je n’ai rien voulu faire sans ton accord, pour que tu accomplisses ce qui est bien, non par contrainte mais volontiers. S’il a été éloigné de toi pendant quelque temps, c’est peut-être pour que tu le retrouves définitivement, non plus comme un esclave, mais, mieux qu’un esclave, comme un frère bien-aimé : il l’est vraiment pour moi, combien plus le sera-t-il pour toi, aussi bien humainement que dans le Seigneur. Si donc tu estimes que je suis en communion avec toi, accueille-le comme si c’était moi.

ÉVANGILE
« Celui qui ne renonce pas à tout ce qui lui appartient ne peut pas être mon disciple » (Lc 14, 25-33)
Alléluia. Alléluia. Pour ton serviteur, que ton visage s’illumine : apprends-moi tes commandements.
Alléluia. (Ps 118, 135)

Évangile de Jésus Christ selon saint Luc

En ce temps-là, de grandes foules faisaient route avec Jésus ; il se retourna et leur dit : « Si quelqu’un vient à moi sans me préférer à son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères et sœurs, et même à sa propre vie, il ne peut pas être mon disciple. Celui qui ne porte pas sa croix pour marcher à ma suite ne peut pas être mon disciple.
Quel est celui d’entre vous qui, voulant bâtir une tour, ne commence par s’asseoir pour calculer la dépense et voir s’il a de quoi aller jusqu’au bout ? Car, si jamais il pose les fondations et n’est pas capable d’achever, tous ceux qui le verront vont se moquer de lui : ‘Voilà un homme qui a commencé à bâtir et n’a pas été capable d’achever !’ Et quel est le roi qui, partant en guerre contre un autre roi, ne commence par s’asseoir pour voir s’il peut, avec dix mille hommes, affronter l’autre qui marche contre lui avec vingt mille ? S’il ne le peut pas, il envoie, pendant que l’autre est encore loin, une délégation pour demander les conditions de paix. Ainsi donc, celui d’entre vous qui ne renonce pas à tout ce qui lui appartient ne peut pas être mon disciple. »
Patrick BRAUD

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