L'homélie du dimanche (prochain)

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29 septembre 2019

Foi de moutarde !

Classé sous Communauté spirituelle — lhomeliedudimanche @ 12 h 30 min

Foi de moutarde !

Homélie du 27° Dimanche du Temps Ordinaire / Année C
06/10/2019 

Cf. également :

Les deux serviteurs inutiles
L’ « effet papillon » de la foi
L’injustifiable silence de Dieu
Entre dans la joie de ton maître
Restez en tenue de service
Jesus as a servant leader
Agents de service

moutarde-a-l-ancienneUne bonne moutarde à l’ancienne, avec de gros grains et une pâte onctueuse et ferme : imaginez-la sur une andouillette de Troyes, une pièce de bœuf grillé, ou dans la sauce salade faite maison. Immédiatement, un bouquet de saveurs vous reviendra en mémoire, mariant la force et le goût, la couleur et la consistance. Jésus savait bien que parler de moutarde dans une parabole susciterait ce genre d’émotion chez ses auditeurs, et il ne s’en prive pas ! C’est sa manière à lui de rendre concret ce qui demeure insaisissable : la foi.

En ce temps-là, les Apôtres dirent au Seigneur : « Augmente en nous la foi ! »
Le Seigneur répondit : « Si vous aviez de la foi, gros comme une graine de moutarde (sénevé), vous auriez dit à l’arbre que voici : ‘Déracine-toi et va te planter dans la mer’, et il vous aurait obéi. » (Lc 17, 5-7)

Ce faisant, il innove. Car l’Ancien Testament ne parlait jamais de cette humble graine appelée également sénevé, ni le reste du Nouveau Testament d’ailleurs. Les seules occurrences de cette graine sont dans cette parabole dans Matthieu et dans Luc. Il fallait son regard d’enfant de Nazareth, d’adolescent se promenant dans les champs de Galilée pour remarquer ces tiges velues et feuillues aux propriétés bien intéressantes à cultiver dans son potager. En choisissant d’accrocher la foi à ces graines plutôt qu’à une idée ou un concept, Jésus pratique d’instinct une pensée concrète qui parle d’expérience aux paysans, aux ruraux qui sont la majorité de ses contemporains. L’avantage de ces paraboles très simples est qu’elles constituent un réservoir inépuisable d’interprétations. Les citadins que nous sommes devenus en 2000 ans continuent à voir dans cette comparaison un lien entre foi et saveurs, mais aussi entre foi et croissance, foi et guérison, jusqu’à penser l’effet papillon de la foi (au sens de la théorie du chaos).

 

Croire et croître

Description de cette image, également commentée ci-aprèsLe premier effet de la parabole est visuel, saisissant : de la bille noire minuscule qui se coince entre deux dents à la belle plante potagère haute de 1 m à 3 m, quelle croissance spectaculaire ! Qui pourrait croire qu’un tel potentiel de vitalité est concentré dans le point de départ si infime ? La loi de croissance organique qui préside au développement de cette graine peut devenir le principe de notre propre croissance spirituelle. Très peu de foi suffit pour grandir.

En français, dire, je crois peux avoir les deux significations, à un accent près : je fais confiance (fides = foi, confiance) ou : je grandis, je déploie toutes les potentialités de mon être (je croîs, du verbe croître = se développer). Me confier à Dieu a pour résultat immédiat de faire pousser en moi les qualités utiles aux autres (les oiseaux du ciel) : hauteur de vue, saveurs, protection des petits (ombre reposante) etc.

Je relisais récemment la vie d’Armand Marquiset, fondateur de l’association des Petits Frères des Pauvres et de Frères des Hommes. Il aura suffi d’un éblouissement intérieur à Notre Dame de Paris en juin 1936 pour que cet homme, seul au début, déploie après la guerre un immense réseau de solidarité et de chaleur humaine auprès des « vieillards » isolés comme on disait à l’époque. Aujourd’hui, les Petits Frères des Pauvres représentent un réseau de plus de 12 000 bénévoles qui visitent chaque semaine 36 000 personnes âgées isolées. Plus de 600 salariés organisent des séjours de vacances, des réveillons de Noël, des sorties culturelles, du relogement etc. Voilà une histoire de graine de moutarde qui a soulevé des montagnes pour faire reculer la solitude et l’isolement, obtenir des fonds, être déclarée grande cause nationale en 1996 etc.

Oui, s’en remettre à Dieu avec confiance c’est grandir, et réussir ses projets selon son cœur au-delà de toute espérance !

 

Croire et guérir

ImageUn autre usage de la plante moutarde était médicinal à l’époque de Jésus. Ses feuilles sont riches en vitamine C, et constituent un bon tonic printanier et un bon dépuratif. On l’a employée pour soigner la bronchite et autres affections respiratoires ; et surtout, ses graines ont des propriétés répulsives qui font merveille en cataplasme de choc.

Comparer la foi à une graine plante de moutarde, c’est donc lier de manière naturelle croire et guérir. Comme un cataplasme appliqué sur les zones douloureuses, la foi réchauffe et assouplit nos raideurs  personnelles, nos congestions spirituelles.

On oublie que le mot salut vient de la même racine que le mot santé. L’impératif latin Salve (deuxième personne de l’impératif) signifie : « Porte-toi bien » ; il a donné le mot salut, qui souhaite la bonne santé à quelqu’un.

Le salut au temps de Jésus désigne indissociablement la santé de l’âme et du corps. L’histoire de la petite graine de moutarde nous met sur la piste d’une foi qui guérit, ce que toutes les thérapies naturelles du bien-être et du développement personnel expérimentent à leur manière aujourd’hui. Nous avons un trésor dans notre tradition chrétienne : le corps humain est tout entier impliqué et concerné dans l’accueil du salut par la foi ! Peut-être cela nous aidera-t-il à avoir une pratique moins matérialiste de la médecine, sans pour autant tomber dans les dérives magiques de soi-disant guérisseurs en tout genre ?

 

Croire et goûter

Photo de Andouillette de Troyes "Moutarde & Champignons" Pommes Sautées Maison. Plat du restaurant Le FerrareLe goût si fort de la moutarde à l’ancienne se superpose immédiatement au nom de la plante moutarde : la foi est affaire de saveur ! Elle rehausse les joies simples de la vie. Elle donne un poids d’éternité à l’amitié partagée, à la communion amoureuse, au repas si délicat qu’il enchante les pupilles, au velouté du vin d’exception… Il y a un épicurisme chrétien qui, loin de mépriser la joie de la chair, lui donne une forme de plénitude, d’accomplissement étonnant. La vie a un autre goût lorsque l’on croit ! La moindre rencontre, la joie la plus humble, le plaisir le plus simple acquièrent une stature, une hauteur et une profondeur dont la disproportion graine de moutarde / plante adulte nous donne une faible idée. Tout peut être savouré avec une intensité élevée au carré lorsqu’on y entend les harmoniques du salut à venir…

 

L’effet papillon de la foi

L'effet papillon de la foiOn a déjà évoqué cette propriété stupéfiante des équations météorologiques de Konrad Lorentz (cf. L’effet papillon de la foi). Le battement d’ailes d’un papillon sur la côte est des États-Unis peut provoquer, par enchaînement successifs, une tornade sur la côte ouest ! Et c’est vrai que les plus petits leviers peuvent soulever des montagnes énormes, les plus petites graines engendrer des arbres immenses.

La Bible regorge d’exemples illustrant l’importance des petites choses [1]. Une petite pierre a fait tomber un géant; une petite coupe de cheveux a failli causer la perte du royaume ; un petit repas a coûté la vie à un prophète ; une petite mangeoire a changé la destinée de toute l’humanité ; un petit arrangement a provoqué la mort du Sauveur, pour qu’une toute petite graine de moutarde puisse déplacer des montagnes !

Ézéchiel prend l’image du petit rameau qui va devenir une demeure pour les oiseaux du ciel :

Ainsi parle le Seigneur, Yahvé : J’enlèverai, moi, la cime d’un grand cèdre, et je la placerai; j’arracherai du sommet de ses branches un tendre rameau, et je le planterai sur une montagne haute et élevée. Je le planterai sur une haute montagne d’Israël; il produira des branches et portera du fruit, il deviendra un cèdre magnifique. Les oiseaux de toute espèce reposeront sous lui, tout ce qui a des ailes reposera sous l’ombre de ses rameaux. (Ez 17, 22-23)

La Bible nous dit de « ne pas mépriser le jour des petits commencements », même un seul talent ; même cinq pains et deux petits poisons ; une mauvaise décision dans le Jardin d’Eden ; un petit bateau dans un déluge planétaire ; une petite tour de Babel, qui provoqua une confusion mondiale jusqu’à nos jours et d’innombrables guerres entre les nations de la terre ; une petite promesse faite à Abraham, qui fit tomber des bénédictions sur le monde entier ; un petit homme sur une montagne, qui transmit le Décalogue à toute la terre ; un petit garçon dans une bergerie, qui devint roi et contribua à changer le cours de l’histoire ; une petite mesure de farine et quelques gouttes d’huile, mélangées à de l’obéissance, qui permirent au prophète de Dieu, à son hôtesse et à son fils de survivre durant trois années de famine.
« Car ceux qui méprisaient le jour des faibles commencements se réjouiront […] » (Za 4,10)

Plus que jamais, nous pouvons croire à l’importance des commencements. Il nous faut pour cela « des veilleurs sur les remparts de Jérusalem », pour distinguer au loin ce qui vient, pour repérer comme Élie au Mont Carmel le nuage dans le ciel à peine plus gros que le point mais annonciateur de la pluie salvatrice. Il nous faut des planteurs de graines aussi minuscules que celle de la moutarde, qui feront confiance à leur pouvoir démultiplicateur.

Foi de moutarde ! dans Communauté spirituelle Small-Is-BeautifulNe nous laissons donc pas fasciner par les colosses aux pieds d’argile (too big to fall pensait-on avant la crise financière de 2008). Small is beautiful pourrait être comme dans les années 80 un beau slogan à remettre à l’ordre du jour…

Terminons en citant deux autres usages de cette image de la graine de moutarde. L’un dans le Coran, qui reprend sa petitesse pour évoquer que rien n’échappe à Allah omniscient :

«À la résurrection, sur les balances justes, personne ne sera trompé du poids d’un grain de moutarde… Devant son tribunal, ce qui ne pèserait qu’un grain de moutarde, fût-il caché… au ciel ou sur la terre, sera produit par Dieu… »(Sourates 21.47 ; 31.16).

L’autre usage est dans le Catéchisme de l’Église catholique. Avec poésie, le court texte du Credo de Nicée-Constantinople est comparé à une graine de moutarde contenant tous les développements ultérieurs de la théologie et de la spiritualité :

CEC n° 186
Comme la semence de sénevé contient dans une toute petite graine un grand nombre de branches, de même ce résumé de la foi renferme-t-il en quelques paroles toute la connaissance de la vraie piété contenue dans l’Ancien et le Nouveau Testament (S. Cyrille de Jérusalem, catech. ill. 5,12).

Relisez donc la parabole de Jésus : vous ne verrez plus jamais votre pot de moutarde à l’ancienne comme avant ! 

 


 

 

LECTURES DE LA MESSE

PREMIÈRE LECTURE
« Le juste vivra par sa fidélité » (Ha 1, 2-3 ; 2, 2-4)

Lecture du livre du prophète Habacuc

Combien de temps, Seigneur, vais-je appeler, sans que tu entendes ? crier vers toi : « Violence ! », sans que tu sauves ? Pourquoi me fais-tu voir le mal et regarder la misère ? Devant moi, pillage et violence ; dispute et discorde se déchaînent.
Alors le Seigneur me répondit : Tu vas mettre par écrit une vision, clairement, sur des tablettes, pour qu’on puisse la lire couramment. Car c’est encore une vision pour le temps fixé ; elle tendra vers son accomplissement, et ne décevra pas. Si elle paraît tarder, attends-la : elle viendra certainement, sans retard.
Celui qui est insolent n’a pas l’âme droite, mais le juste vivra par sa fidélité.

PSAUME
(Ps 94 (95), 1-2, 6-7ab, 7d-8a.9)
R/ Aujourd’hui, ne fermez pas votre cœur, mais écoutez la voix du Seigneur ! (cf. Ps 94, 8a.7d)

Venez, crions de joie pour le Seigneur,
acclamons notre Rocher, notre salut !
Allons jusqu’à lui en rendant grâce,
par nos hymnes de fête acclamons-le !

Entrez, inclinez-vous, prosternez-vous,
adorons le Seigneur qui nous a faits.
Oui, il est notre Dieu ;
nous sommes le peuple qu’il conduit.

Aujourd’hui écouterez-vous sa parole ?
« Ne fermez pas votre cœur comme au désert,
où vos pères m’ont tenté et provoqué,
et pourtant ils avaient vu mon exploit. »

DEUXIÈME LECTURE
« N’aie pas honte de rendre témoignage à notre Seigneur » (2 Tm 1, 6-8.13-14)

Lecture de la deuxième lettre de saint Paul apôtre à Timothée

Bien-aimé, je te le rappelle, ravive le don gratuit de Dieu ce don qui est en toi depuis que je t’ai imposé les mains. Car ce n’est pas un esprit de peur que Dieu nous a donné, mais un esprit de force, d’amour et de pondération. N’aie donc pas honte de rendre témoignage à notre Seigneur, et n’aie pas honte de moi, qui suis son prisonnier ; mais, avec la force de Dieu, prends ta part des souffrances liées à l’annonce de l’Évangile. Tiens-toi au modèle donné par les paroles solides que tu m’as entendu prononcer dans la foi et dans l’amour qui est dans le Christ Jésus. Garde le dépôt de la foi dans toute sa beauté, avec l’aide de l’Esprit Saint qui habite en nous.

ÉVANGILE
« Si vous aviez de la foi ! » (Lc 17, 5-10) Alléluia. Alléluia.
La parole du Seigneur demeure pour toujours ; c’est la bonne nouvelle qui vous a été annoncée. Alléluia. (cf. 1 P 1, 25)

Évangile de Jésus Christ selon saint Luc

En ce temps-là, les Apôtres dirent au Seigneur : « Augmente en nous la foi ! » Le Seigneur répondit : « Si vous aviez de la foi, gros comme une graine de moutarde, vous auriez dit à l’arbre que voici : ‘Déracine-toi et va te planter dans la mer’, et il vous aurait obéi.
Lequel d’entre vous, quand son serviteur aura labouré ou gardé les bêtes, lui dira à son retour des champs : ‘Viens vite prendre place à table’ ? Ne lui dira-t-il pas plutôt : ‘Prépare-moi à dîner, mets-toi en tenue pour me servir, le temps que je mange et boive. Ensuite tu mangeras et boiras à ton tour’ ? Va-t-il être reconnaissant envers ce serviteur d’avoir exécuté ses ordres ? De même vous aussi, quand vous aurez exécuté tout ce qui vous a été ordonné, dites : ‘Nous sommes de simples serviteurs : nous n’avons fait que notre devoir’ »
Patrick BRAUD

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22 septembre 2019

Qui est votre Lazare ?

Classé sous Communauté spirituelle — lhomeliedudimanche @ 12 h 30 min

Qui est votre Lazare ?

Homélie du 26° Dimanche du Temps Ordinaire / Année C
29/09/2019

Cf. également :
Le pauvre Lazare à nos portes
La bande des vautrés n’existera plus
Où est la bénédiction ? Où est le scandale ? dans la richesse, ou la pauvreté ?
Chameau et trou d’aiguille
À quoi servent les riches ?

Faits divers, faits majeurs

CARTE NANTESFrance Info pubilait le 12 juillet 2019 cette nouvelle effarante :

Le cadavre d’un octogénaire, décédé en 2008 et momifié, a été découvert mercredi dans son appartement à Nantes. Un nouveau drame de la solitude et de l’isolement.

Disparu depuis 11 ans sans que personne ne s’inquiète ! Et le site rappelait que ce genre de dénuement n’était hélas pas rare :

Deux drames similaires à Saint-Nazaire
Un nouveau drame de la solitude après la découverte des cadavres de deux personnes en juin dernier. Elles aussi seules et coupées du monde : les policiers avaient retrouvé  le corps de deux personnes âgées, à leur domicile à Saint Nazaire, bien après leur décès. L’une d’entre elles était certainement morte depuis plusieurs mois auparavant sans que personne, ni famille, ni voisins, ni organismes sociaux ne s’en inquiète.

Quand nous entendons parler de pauvreté, nous pensons d’abord à la précarité, aux SDF, aux chômeurs, à ceux qui vivent avec moins de 900 € par mois etc. Et, bien sûr, nous ne devons jamais oublier ce combat contre la misère qui est constitutif de tout humanisme, chrétien ou non. Mais, quand Jésus invente son personnage nommé Lazare dans sa parabole, à la porte du festin du riche, nous pouvons – nous devons – étendre cette situation à toutes les pauvretés qui aujourd’hui encore provoquent exclusion et isolement. Les ulcères de Lazare devraient nous ulcérer !

 

Qui est votre Lazare ?

Qui est votre Lazare ? dans Communauté spirituelle 220px-Fedor_Bronnikov_007Mais qui sont les Lazare couchés devant notre portail ? On a vu (cf. Le pauvre Lazare à nos portes) qu’on pouvait faire une lecture géopolitique de la parabole, en terme d’inégalités entre pays en voie de développement et le G20 (pour faire court). On peut – on doit – également faire une lecture plus proche, très simple, existentielle : qui sont les Lazare que je ne veux pas voir ?

Le cas de l’octogénaire décédé depuis 11 ans dans l’indifférence générale devrait vous alerter : la pauvreté n’est pas toujours visible. La pauvreté relationnelle, conséquence de ruptures, de malheurs successifs, voire de caractères difficiles, est omniprésente dans nos grandes villes. Il paraît qu’à Paris plus d’un logement sur deux est habité par une personne seule. Partager les miettes du festin signifie alors : rendre visite, téléphoner, maintenir quelqu’un dans un réseau d’amitié, s’intéresser, donner des nouvelles… Le défi sera plus grand dans les années à venir avec le boom des seniors : le grand âge produit mécaniquement de la solitude (éloignement, déménagements, perte de mobilité, veuvage, santé…). Ils seront de plus en plus nombreux les Lazare couverts d’années mendiant quelques moments de chaleur humaine derrière la porte de leur logement devenu tellement à l’écart des autres.

383433-1185x175-abribus-c-channelpetits-freres-des-pauvres-chloe1549280812-realisation-253 Lazare dans Communauté spirituelleL’association les Petits Frères des Pauvres tisse patiemment depuis 1946 un réseau de visiteurs bénévoles autour des personnes isolées qu’on lui signale. Elle a un beau slogan : « des fleurs avant le pain ». Car elle sait bien que nous nous nourrissons de contacts, d’échanges, de visages tout autant que de paniers-repas ou d’allocations, par ailleurs absolument nécessaires.

À cette double pauvreté matérielle, relationnelle, il faut ajouter celle de la santé, dont le  Lazare de l’Évangile est cruellement dépourvu.

Un autre fait divers terrifiant met en évidence cette forme de maladie qui déshumanise et exclue : Alzheimer. Soigné pour un cancer, un homme de 72 ans atteint de la maladie d’Alzheimer avait disparu le 19 août 2019 dans un hôpital marseillais. Son corps a finalement été retrouvé 15 jours après dans un couloir désaffecté.
15 jours après…
Quelqu’un qui souffre d’être « désorienté » (selon le terme clinique) va peu à peu sombrer dans une non-existence dramatique si personne ne lui tient à la main, ne lui rappelle qui il est, ne le rassure avec une présence bienveillante malgré les symptômes si usants pour les proches (perte de mémoire, agressivité, mouvements perpétuels, perte de son identité, de sa famille). Ces Lazare-là font peur, et nous nous sommes tentés de nous en débarrasser en les mettant devant le portail comme dans la parabole, c’est-à-dire hors de notre vue, dans des établissements spécialisés où seuls des professionnels veilleront sur eux.

Vous voyez : se poser la question ‘qui sont les Lazare qui m’entourent ?’ c’est ouvrir les yeux au-delà des apparences sur les personnes autour de nous en situation de pauvreté aux multiples facettes. Si chacun des riches « vêtus de pourpre et de lin fin » pouvait prendre en charge ne serait-ce qu’un Lazare dans son voisinage, la solitude reculerait et l’enfer se viderait.

 

On est toujours le Lazare ou le riche d’un autre

lazare22 paraboleD’ailleurs, ne sommes-nous pas chacun le Lazare d’un autre à certains moments de notre vie ? Le reconnaître, l’accepter, est douloureux. Car il est plus glorieux d’aider que d’être aidé, de donner que de quémander. Pourtant, impossible de vivre longtemps sans éprouver comme Lazare ces ulcères dus à une faim inassouvie. Faim de reconnaissance, de chaleur humaine, de moyens pour survivre, de ne plus souffrir… Qui de nous n’a pas traversé de telles périodes, parfois interminables, où nous regardions les chanceux festoyer autour de nous sans pouvoir nous joindre à eux ? Oser crier au secours est alors une humiliation de plus, et beaucoup ont trop de fierté pour faire ce pas. Ceux qui ont traversé de tels moments trouveront la délicatesse la pudeur qui convient dans leur aide pour ne pas jeter à Lazare des miettes comme à un chien.

Qu’est-ce qui empêche le riche-sans-nom de voir Lazare (El-azar = Dieu a secouru) mourir de faim et d’ulcères ? Le portail de sa belle demeure : Lazare gisait devant son portail, qui le masque à ses yeux. C’est donc qu’il faut faire sauter – à la dynamite si besoin ! – ces portails en forme de clôtures qui ghettoïsent les riches entre eux !

 

Et le spectateur ?

Le devoir du tiers qui assiste à la scène de l’Évangile relève de l’obligation de la correction fraternelle (Mt 18, 15-18) : va ouvrir les yeux du riche qui fait bombance, sourd et aveugle à la détresse de Lazare. Dis-lui de sortir au-delà de son portail. Mieux, invite-le à ouvrir les portails qui le coupent des autres, invite-le à inviter ceux qui ne pourront rien lui rendre en retour :

 « Quand tu donnes un déjeuner ou un dîner, n’invite pas tes amis, ni tes frères, ni tes parents, ni de riches voisins ; sinon, eux aussi te rendraient l’invitation et ce serait pour toi un don en retour.
Au contraire, quand tu donnes une réception, invite des pauvres, des estropiés, des boiteux, des aveugles. Heureux seras-tu, parce qu’ils n’ont rien à te donner en retour : cela te sera rendu à la résurrection des justes. » (Lc 14, 12-14)

Le passant devant la maison du riche ou le convive profitant de son festin ont une responsabilité éthique incontournable : avertir et intercéder.

Se taire devant l’opulence non partagée est aussi grave que de ne pas partager. C’est une non-assistance à personne en danger. Souvent, elle est due à la peur de perdre les avantages liés aux relations avec les puissants de ce monde. Mais ce tiers personnage – non apparent dans la parabole de Jésus – pourrait bien être le nôtre : nous assistons au spectacle de quelques-uns se gavant de manière indécente à côté de la misère de quelques autres, et nous ne disons rien.

Tour à tour Lazare, homme comblé ou spectateur, laissons la parabole de Jésus faire son chemin en nous. Elle peut nous faire crier au secours, ouvrir le portail, ou sonner le tocsin pour réveiller les consciences.

Un clin d’œil pour terminer : Jésus raconte que Lazare est emmené « auprès d’Abraham » après sa mort. C’est donc un saint Lazare qui fait aussitôt penser à la gare éponyme (même si le saint de la gare est le frère de Marthe et Marie et non ce personnage fictif de la parabole). Or dans une grande gare comme St Lazare se côtoient des représentants de toutes les couches sociales. Comme le disait Emmanuel Macron le 29 juin 2017, à peine élu président : « Dans une gare, on croise des gens qui réussissent et des gens qui ne sont rien ». Durant son discours pour l’inauguration de la Station F de Xavier Niel le 29 juin 2017 à la Halle Freyssinet à Paris, Emmanuel Macron livrait ainsi sa vision du monde, celle des élites au pouvoir. Les territoires, quels qu’ils soient (ville, pays, continent), sont des lieux de « passage » où les individus doivent lutter pour « réussir », sous peine de n’être « rien ».

Ce darwinisme social est à mille lieux de la parabole de ce dimanche !

 Les horloges de Saint-Lazare

Restons ulcérés avec Lazare devant les fossés qui séparent les uns des autres et préfigurent à l’envers le « grand abîme » intraversable de l’au-delà !

 

 

LECTURES DE LA MESSE

PREMIÈRE LECTURE
« La bande des vautrés n’existera plus » (Am 6, 1a.4-7) 

Lecture du livre du prophète Amos Ainsi parle le Seigneur de l’univers :

Malheur à ceux qui vivent bien tranquilles dans Sion, et à ceux qui se croient en sécurité sur la montagne de Samarie. Couchés sur des lits d’ivoire, vautrés sur leurs divans, ils mangent les agneaux du troupeau, les veaux les plus tendres de l’étable ; ils improvisent au son de la harpe, ils inventent, comme David, des instruments de musique ; ils boivent le vin à même les amphores, ils se frottent avec des parfums de luxe, mais ils ne se tourmentent guère du désastre d’Israël ! C’est pourquoi maintenant ils vont être déportés, ils seront les premiers des déportés ; et la bande des vautrés n’existera plus.

PSAUME
(Ps 145 (146), 6c.7, 8.9a, 9bc-10)
R/ Chante, ô mon âme, la louange du Seigneur ! ou : Alléluia ! (Ps 145, 1b)

Le Seigneur garde à jamais sa fidélité,
il fait justice aux opprimés ;
aux affamés, il donne le pain ;
le Seigneur délie les enchaînés. 

Le Seigneur ouvre les yeux des aveugles,
le Seigneur redresse les accablés,
le Seigneur aime les justes,
le Seigneur protège l’étranger. 

Il soutient la veuve et l’orphelin,
il égare les pas du méchant.
D’âge en âge, le Seigneur régnera :
ton Dieu, ô Sion, pour toujours !

DEUXIÈME LECTURE
« Garde le commandement jusqu’à la Manifestation du Seigneur » (1 Tm 6, 11-16) 

Lecture de la première lettre de saint Paul apôtre à Timothée

Toi, homme de Dieu, recherche la justice, la piété, la foi, la charité, la persévérance et la douceur. Mène le bon combat, celui de la foi, empare-toi de la vie éternelle ! C’est à elle que tu as été appelé, c’est pour elle que tu as prononcé ta belle profession de foi devant de nombreux témoins. Et maintenant, en présence de Dieu qui donne vie à tous les êtres, et en présence du Christ Jésus qui a témoigné devant Ponce Pilate par une belle affirmation, voici ce que je t’ordonne : garde le commandement du Seigneur, en demeurant sans tache, irréprochable jusqu’à la Manifestation de notre Seigneur Jésus Christ. Celui qui le fera paraître aux temps fixés, c’est Dieu, Souverain unique et bienheureux, Roi des rois et Seigneur des seigneurs, lui seul possède l’immortalité, habite une lumière inaccessible ; aucun homme ne l’a jamais vu, et nul ne peut le voir. À lui, honneur et puissance éternelle. Amen.

ÉVANGILE
« Tu as reçu le bonheur, et Lazare, le malheur. Maintenant, lui, il trouve ici la consolation, et toi, la souffrance » (Lc 16, 19-31). Alléluia. Alléluia. Jésus Christ s’est fait pauvre, lui qui était riche, pour que vous deveniez riches par sa pauvreté. Alléluia. (cf. 2 Co 8, 9)

Évangile de Jésus Christ selon saint Luc

En ce temps-là, Jésus disait aux pharisiens : « Il y avait un homme riche, vêtu de pourpre et de lin fin, qui faisait chaque jour des festins somptueux. Devant son portail gisait un pauvre nommé Lazare, qui était couvert d’ulcères. Il aurait bien voulu se rassasier de ce qui tombait de la table du riche ; mais les chiens, eux, venaient lécher ses ulcères. Or le pauvre mourut, et les anges l’emportèrent auprès d’Abraham. Le riche mourut aussi, et on l’enterra. Au séjour des morts, il était en proie à la torture ; levant les yeux, il vit Abraham de loin et Lazare tout près de lui. Alors il cria : ‘Père Abraham, prends pitié de moi et envoie Lazare tremper le bout de son doigt dans l’eau pour me rafraîchir la langue, car je souffre terriblement dans cette fournaise. – Mon enfant, répondit Abraham, rappelle-toi : tu as reçu le bonheur pendant ta vie, et Lazare, le malheur pendant la sienne. Maintenant, lui, il trouve ici la consolation, et toi, la souffrance. Et en plus de tout cela, un grand abîme a été établi entre vous et nous, pour que ceux qui voudraient passer vers vous ne le puissent pas, et que, de là-bas non plus, on ne traverse pas vers nous.’ Le riche répliqua : ‘Eh bien ! père, je te prie d’envoyer Lazare dans la maison de mon père. En effet, j’ai cinq frères : qu’il leur porte son témoignage, de peur qu’eux aussi ne viennent dans ce lieu de torture !’ Abraham lui dit : ‘Ils ont Moïse et les Prophètes : qu’ils les écoutent ! – Non, père Abraham, dit-il, mais si quelqu’un de chez les morts vient les trouver, ils se convertiront.’ Abraham répondit : ‘S’ils n’écoutent pas Moïse ni les Prophètes, quelqu’un pourra bien ressusciter d’entre les morts : ils ne seront pas convaincus.’ »
Patrick BRAUD

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19 septembre 2019

9° Coupe du monde de rugby au Japon !

Classé sous Communauté spirituelle — lhomeliedudimanche @ 7 h 00 min

9° Coupe du monde de rugby au Japon !

 

Description de l'image 2019 Rugby World Cup (logo).svg.Japon-Russie sera l’affiche du premier match de la Coupe du monde de rugby, au Tokyo Stadium, ce Vendredi 20 Septembre 2019.

À cette occasion voici un petit florilège d’articles qui pourront contribuer à vous faire regarder autrement cette belle compétition.

Les All Blacks sont favoris, comme toujours, mais l’Angleterre et l’Irlande sont au taquet cette année et peuvent rivaliser avec les meilleurs. Notre pauvre équipe de France aura bien du mal à franchir le premier tour…. Mais ne boudons pas le plaisir du jeu, et l’extraordinaire fraternité – tant sur la pelouse que dans les gradins ou devant la télé – que ces port sait générer mieux que tant d’autres !

Allez les petits ! Allez les Bleus !

 

 

 

Coupe du monde de rugby : petit lexique à usage théologique

Homélie du 28° dimanche ordinaire / Année A / 09/10/2011
Avant que la coupe du monde de rugby ne se termine, continuons la tentative de relecture théologique que nous avions commencée ici. Les termes du rugby sont techniques, complexes, subtils. Beaucoup de […]

 

Petite théologie du rugby pour la Coupe du Monde

Homélie du 23° Dimanche ordinaire Année A 04/09/2011
Peut-on faire un peu de théologie à partir d’un match de rugby ? La coupe du Monde commencera bientôt (du 9 Septembre au 23 Octobre) en Nouvelle Zélande : peut-elle nous apprendre quelque chose […]

 

Roc ou sable : quelles sont vos fondations ?

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15 septembre 2019

Peut-on faire l’économie de sa religion ?

Classé sous Communauté spirituelle — lhomeliedudimanche @ 12 h 30 min

Peut-on faire l’économie de sa religion ?

Homélie du 25° Dimanche du Temps Ordinaire / Année C
22/09/2019

Cf. également :
Trompez l’Argent trompeur !
Prier pour la France ?
Éthique de conviction, éthique de responsabilité

Le double lien foi-économie

Y a-t-il un lien entre les croyances d’un groupe et le type d’économie qu’il pratique ? Pourquoi le capitalisme est-il né dans des sociétés majoritairement judéo-chrétiennes et pas ailleurs ? L’emprise des religions magiques en Afrique serait-elle un obstacle au développement économique tel que l’entend l’Occident ?

Ces questions autour du lien foi-économie sont ici posées au niveau collectif. Mais elles sont tout autant redoutables au niveau individuel ! Comment concilier par exemple l’impératif chrétien de charité et de partage avec la rivalité et la compétition régnant dans les économies modernes ? Comment le dimanche entendre parler d’amour du prochain et à l’usine ou au bureau ensuite exécuter des ordres en complète contradiction ?

Le prophète Amos (vers 750 avant JC) avait déjà observé cette dichotomie foi/économie, où les puissants font semblant d’être religieux à la synagogue et exploitent les pauvres sans vergogne à peine sortis :

Écoutez ceci, vous qui écrasez le malheureux pour anéantir les humbles du pays, car vous dites : « Quand donc la fête de la nouvelle lune sera-t-elle passée, pour que nous puissions vendre notre blé ? Quand donc le sabbat sera-t-il fini, pour que nous puissions écouler notre froment ? Nous allons diminuer les mesures, augmenter les prix et fausser les balances. Nous pourrons acheter le faible pour un peu d’argent, le malheureux pour une paire de sandales. Nous vendrons jusqu’aux déchets du froment ! » Le Seigneur le jure par la Fierté de Jacob : Non, jamais je n’oublierai aucun de leurs méfaits. (Am 8, 4-7) 

Son constat est d’actualité : les riches pestent contre les obligations religieuses parce qu’elles leur font perdre de l’argent ! Ne pas travailler ni vendre les jours de fête, respecter la justice et notamment le droit des pauvres : tous les impératifs religieux sont mauvais pour le commerce… Vivement qu’on en soit débarrassé : l’enrichissement sera alors plus facile et sans limites !

Dans sa parabole du gérant malhonnête qui se fait des amis avec l’argent de sa commission exorbitante, Jésus dans notre évangile (Lc 16, 1-13) plaide pour un autre usage de l’argent que l’accumulation et la domination. « Vous ne pouvez servir à la fois Dieu et l’argent » : voilà une situation où le fameux « en même temps » est impossible ! Il nous faut choisir : soit mettre l’argent (et tout ce qui va avec : pouvoir, renommée, vie facile, rang social etc.) au-dessus des autres objectifs, soit le mettre au service de ces autres objectifs, Dieu en premier.

Mauvais maître, l’argent devient bon serviteur lorsqu’il est remis à sa place.

 

Peut-on faire l’économie de sa religion ?

Peut-on faire l’économie de sa religion ? dans Communauté spirituelle 51GJogm-kBL._SX359_BO1,204,203,200_La question est double : peut-on / doit-on mettre sa religion entre parenthèses dans son travail, sa consommation, son impact sur la planète, car ce sont des réalités distinctes qu’il ne faut surtout pas mélanger ? Peut-on / doit-on à  l’inverse traduire ses convictions religieuses par des mesures économiques radicales ?

On peut penser aux banques islamiques, qui donnent l’exemple d’une finance tenant compte de l’interdit du prêt à intérêt dans le Coran.

En Tanzanie, dès qu’un agriculteur s’enrichit trop, il est accusé de sorcellerie et se retrouve contraint de devoir redistribuer l’excédent de sa production aux autres agriculteurs s’il veut échapper à des sanctions plus violentes. Des situations semblables peuvent être observées au Cameroun ou encore au Liberia.

La croyance en la sorcellerie pèse sur le budget des habitants de ces pays, dans la mesure où une telle croyance engendre des dépenses visant à se prémunir contre les supposées menaces. On comprend alors que la prise en compte de ces phénomènes est une nécessité, dès lors qu’il s’agit de penser la forme que doit prendre l’aide au développement. En effet, une aide qui prendrait la forme de subventions faites à certains agriculteurs aurait, dans les pays précités, vraisemblablement peu d’effets du fait des pressions religieuses qui pèsent sur les membres de ces sociétés. L’étude de l’imbrication du religieux et de l’économique doit en conséquence être un point essentiel de l’aide à la décision en matière de politique de développement.


L’affinité entre l’expérience spirituelle et les bouleversements économiques

Faisons un détour par l’histoire.

FRANCOIS D'ASSISE - LE RETOUR A L'EVANGILE.: ELOI LECLERC.Une présentation de la vie de François d’Assise, par Eloi Leclerc [1], à l’occasion du huitième centenaire de la naissance de François, peut aider à deviner les enjeux proprement spirituels des liens existants entre foi et économie.

L’époque de François est celle d’une véritable mutation de société. D’une société féodale, solidement installée depuis quatre siècles environ, les XII° et XIII° siècles basculent vers une société urbaine. Dans l’une, le personnage-clé est le seigneur; dans l’autre: le marchand, et bientôt le bourgeois. Le premier univers était marqué par la terre et la stabilité. Le second développe les valeurs du commerce, de l’économie de marché, de la libre-circulation, et le goût des voyages. Aux relations verticales de subordination qui caractérisaient la vassalité, le monde nouveau, aux origines du capitalisme, développe des relations horizontales de libre-association (hanses, guildes, corporations…). A la terre, il substitue l’or, l’argent et la monnaie. L’importance des foires européennes, la montée en puissance des communes, déstabilisent la cohésion féodale rurale. Bref: un monde ancien s’écroule, les prémices d’un nouveau prolifèrent, pour le meilleur et pour le pire.

Pourtant, l’Église du temps de François est encore liée, trop liée, à cet ancien monde. Les évêques sont des seigneurs et veulent vivre comme eux. Les clercs et les religieux ont d’immenses propriétés terriennes et de substantiels « bénéfices ». Ils ne vont  guère par les routes pour rencontrer leur peuple. Ils détestent pour la plupart le mouvement communal et sont incapables de le comprendre. Les relations dans l’Église sont calquées sur la verticalité féodale avec laquelle elles formaient autrefois un art de vivre cohérent.

François, lui, est issu du monde nouveau des communes. Par son père, il appartient à la nouvelle classe des marchands. Il a 16 ans lorsque les habitants d’Assise assiègent et démantèlent la forteresse féodale de La Rocca qui dominait la ville. Il en a 18 quand Assise s’érige en commune libre. Il partage l’ambition de la bourgeoisie d’affaires, ambition faite de liberté, d’amour courtois, de promotion sociale par la chevalerie, de rivalités communales et de goût pour l’argent.

Sa conversion sera pour l’Église une nouvelle rencontre de l’Évangile et de l’histoire. En François, la société nouvelle est introduite au cœur de la vie de l’Église, moyennant une triple conversion:

- conversion par accomplissement: le meilleur des valeurs de liberté et de fraternité que prônait le monde des marchands, François en fait l’esprit de son ordre: mobilité géographique, vie itinérante et rencontre avec la population urbaine, égalité des frères, redécouverte de l’humilité de Dieu (la crèche) au lieu de porter l’accent sur la « seigneurie » divine etc…

- conversion par redressement: l’esprit du mouvement communal n’est pas exempt de lutte pour le prestige et le pouvoir; la rivalité entre Assise et Pérouse l’a appris à François. Tout en reprenant l’esprit du serment communal, qui liait la personne à un groupe et qui en même temps engageait le groupe tout entier, François combattait cette tentation du pouvoir qui divisait les communes libres, et qui faisait des bourgeois les nouveaux maîtres dans la commune elle-même. Les pauvres n’avaient fait souvent que changer de maîtres…

- conversion par redressement: François connaît bien la passion pour l’argent de cette classe de marchands dont il est issu. Il y discerne cette force d’auto-destruction qui est capable de faire échouer l’aspiration à la fraternité et à la liberté qui travaille le monde nouveau. En dénonçant prophétiquement la puissance de l’argent, en retournant la logique de domination qu’elle suppose en logique de fraternité, François indique une voie pour que la nouvelle organisation économique ne désespère pas de sa capacité à surmonter les contradictions qui la traversent.

Cette affinité entre deux types d’expérience, celle du monde économique et celle de l’Esprit, est en soi une motivation vitale pour l’Église de s’intéresser à la vie économique et d’essayer de la comprendre pour elle-même. De plus, s’il y a des racines économiques et sociales à l’expérience spirituelle, il est vraisemblable qu’en retour il y ait des racines spirituelles à toute forme de transformation économique et sociale: c’est alors la responsabilité de l’Église dans cette transformation qui est en jeu.

 

Quand l’Église entre en économie

Un sociologue réputé, Émile Poulat, soulignait l’importance du phénomène de l’intervention des épiscopats locaux en matière économique [2], intervention qui à la fin du siècle dernier devenait quantitativement et qualitativement le signe de nouveaux rapports entre les Églises et leur environnement économique [3]. L’Église « entre en économie », écrivait-il, « est-ce pour cela que l’économie va entrer en religion ? » Depuis une vingtaine d’années, l’épiscopat français est plus frileux et n’intervient plus guère sur les questions économiques, hélas.

Compendium de la doctrine sociale de l'ÉglisePourtant, depuis Léon XIII (1891), l’Église s’est inlassablement dotée d’une pensée sociale face aux défis de société. En revanche, elle ne s’est jamais véritablement souciée d’avoir une pensée économique. Le peut-elle ? Le doit-elle ? Quelles conditions sont requises pour que l’intervention de l’Église soit crédible ? Et suffit-il d’avancer ici au nom de l’éthique ? Peut-on concevoir une pratique chrétienne de l’économie [4] sans imaginer une pensée chrétienne de l’économie ? « Une critique, généreusement inspirée par la misère du monde, les maux de société et la dignité de tout homme, mais qui ne prendrait pas à bras-le-corps les problèmes économiques, ne risque-t-elle pas d’être inopérante, d’apparaître insignifiante et futile ? »

Les chrétiens qui sont passés par les formations des grandes écoles d’ingénieurs ou de commerce, ou par d’autres écoles de pensée façonnant fortement les mentalités en matière d’économie, savent ce que c’est que d’avoir une double culture. En situation de responsabilité dans les entreprises, les administrations, la recherche etc… ces chrétiens devront tôt ou tard affronter un conflit d’identité : d’un côté les souvenirs qu’ils auront gardé de leur éducation religieuse où des attitudes d’amour, de service et de pauvreté sont valorisées; de l’autre, un univers professionnel qui leur paraît d’une logique terriblement hétérogène, faite d’efficacité, de compétition, de rentabilité, de lois contraignantes où la marge de manœuvre est quasi-nulle.

Un économiste professionnel prenait un jour cette comparaison:

« Il y a un trou énorme entre nos convictions morales et les réalités économiques. Les principes de l’analyse économique n’ont rien à voir avec ma foi chrétienne, et le discours de l’Église ne m’aide pas du tout à faire le pont. C’est comme si les habitants d’un immeuble se plaignaient de ce que les chiens de leurs voisins de palier aboient après 22 heures. Mais dire: ‘faites en sorte que vos chiens n’aboient plus après 22 heures’, c’est faire tomber l’impératif moral dans l’impuissance pratique, car on ne peut à la fois se réjouir de la compagnie des chiens et les empêcher d’aboyer même quand on ne le souhaiterait pas. Le discours de l’Église dénonce très bien les chiens qui aboient et gênent les voisins après 22 heures, mais sa réponse est souvent comme si elle conseillait… d’acheter une montre à son chien ! Ce qui bien évidemment n’est pas une réponse… »

41ZGFR5F6KL._SX308_BO1,204,203,200_ dans Communauté spirituelleCette déchirure intérieure, ce conflit entre deux logiques et deux identités guette les acteurs économiques chrétiens. Soit ils se réfugient dans une vie d’Église très chaleureuse d’où les dimensions économiques et sociales de leurs responsabilités seront gommées. Soit ils vivent douloureusement cette déchirure intérieure avec un sentiment d’impuissance, et l’impression que leur existence est cloisonnée en plusieurs compartiments étanches. Soit ils identifient leur pratique professionnelle avec la solution du problème, et alors toutes les légitimations au nom de la foi, même les plus dangereuses, deviennent possibles.

Pour permettre l’unification personnelle des acteurs économiques chrétiens, et notamment de ceux qui sont en situation de responsabilité, une parole d’Église devra donc éviter deux dangers :

- une parole morale plaquée de l’extérieur sur les injustices économiques. C’est le plus souvent condamner les acteurs de ces situations économiques à l’impuissance morale, car l’Évangile ne suffit pas pour transformer d’un coup de baguette magique les dures contraintes économiques ;

- une acceptation, voire une légitimation (inconsciente) des pratiques et coutumes courantes. L’Église catholique a ainsi prêché la résignation aux pauvres pendant la Révolution industrielle, et l’a même légitimée par la promesse d’un paradis inversement proportionnel à la misère ici-bas… Ou inversement, certaines Églises ont pu être complices du discours marxiste de certains extrémistes en Amérique latine, croyant défendre les opprimés en épousant la lutte des classes.

Dans tous les cas, c’est une rupture ruineuse entre culture économique et foi chrétienne. Le souci de l’unification personnelle et de la cohérence entre foi et culture nous oblige à reformuler autrement les termes du débat.

En France, les Semaines Sociales organisent chaque année trois jours de débat / confrontation sur des thèmes de société et d’économie où l’éclairage mutuel foi / économie produit des inspirations nouvelles. Pour 2019 et 2020, les SSF ont retenu le thème «Refaire société ». L’événement national aura lieu à Lille les 16 et 17 novembre 2019.
Des revues et journaux – notamment chrétiens, mais pas uniquement – publient régulièrement des dossiers sur l’engagement des chrétiens en matière économique.
Des mouvements de laïcs (JOC, ACO, MCC, EDC, L’Emmanuel etc.) tissent un réseau de petites équipes où chacun confronte ses responsabilités professionnelles et sa foi chrétienne.
De grands témoins comme Jacques Delors autrefois, de grands patrons ou syndicalistes aujourd’hui écrivent des livres sur leur synthèse personnelle entre leur foi et leur vision de l’entreprise.
L’encyclique Laudato si renouvelle la façon de concevoir l’écologie et les combats qu’elle implique etc.
Bref : il y a de multiples moyens pour chacun de se cultiver sur cette problématique si importante soulevée par nos textes ce Dimanche.
 

Qu’allez-vous décider, afin de devenir aussi habiles que « les enfants de ce monde » avec l’argent, mais en agissant en « enfants de la lumière » ?

 


[1]. Eloi LECLERC, François d’Assise, Desclée de Brouwer, 1981.

[2]. Émile POULAT, Pensée chrétienne et vie économique, Lettre du Centre Lebret no 155-157, Paris, 1987.

[3]. Les documents récents les plus marquants sont la Lettre pastorale des évêques américains, Justice économique pour tous, Documentation Catholique no 1942, 2 Juin 1987; et le document de la Commission sociale de l’épiscopat français, Face au défi du chômage, Créer et Partager, Documentation Catholique no 1943, 21 Juin 1987.

[4]. cf. Michel FALISE, Une pratique chrétienne de l’économie, Le Centurion, Paris, 1985.

 

 

LECTURES DE LA MESSE

PREMIÈRE LECTURE
Contre ceux qui « achètent le faible pour un peu d’argent » (Am 8, 4-7)

Lecture du livre du prophète Amos

Écoutez ceci, vous qui écrasez le malheureux pour anéantir les humbles du pays, car vous dites : « Quand donc la fête de la nouvelle lune sera-t-elle passée, pour que nous puissions vendre notre blé ? Quand donc le sabbat sera-t-il fini, pour que nous puissions écouler notre froment ? Nous allons diminuer les mesures, augmenter les prix et fausser les balances. Nous pourrons acheter le faible pour un peu d’argent, le malheureux pour une paire de sandales. Nous vendrons jusqu’aux déchets du froment ! » Le Seigneur le jure par la Fierté de Jacob : Non, jamais je n’oublierai aucun de leurs méfaits.

PSAUME
(Ps 112 (113), 1-2, 5-6, 7-8)
R/ Louez le nom du Seigneur : de la poussière il relève le faible. ou : Alléluia ! (Ps 112, 1b.7a)

Louez, serviteurs du Seigneur,
louez le nom du Seigneur !
Béni soit le nom du Seigneur,
maintenant et pour les siècles des siècles !

Qui est semblable au Seigneur notre Dieu ?
Lui, il siège là-haut.
Mais il abaisse son regard
vers le ciel et vers la terre.

De la poussière il relève le faible,
il retire le pauvre de la cendre
pour qu’il siège parmi les princes,
parmi les princes de son peuple.

DEUXIÈME LECTURE
« J’encourage à faire des prières pour tous les hommes à Dieu qui veut que tous les hommes soient sauvés » (1 Tm 2, 1-8)

Lecture de la première lettre de saint Paul apôtre à Timothée

Bien-aimé, j’encourage, avant tout, à faire des demandes, des prières, des intercessions et des actions de grâce pour tous les hommes, pour les chefs d’État et tous ceux qui exercent l’autorité, afin que nous puissions mener notre vie dans la tranquillité et le calme, en toute piété et dignité. Cette prière est bonne et agréable à Dieu notre Sauveur, car il veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la pleine connaissance de la vérité. En effet, il n’y a qu’un seul Dieu, il n’y a aussi qu’un seul médiateur entre Dieu et les hommes : un homme, le Christ Jésus, qui s’est donné lui-même en rançon pour tous. Aux temps fixés, il a rendu ce témoignage, pour lequel j’ai reçu la charge de messager et d’apôtre – je dis vrai, je ne mens pas – moi qui enseigne aux nations la foi et la vérité. Je voudrais donc qu’en tout lieu les hommes prient en élevant les mains, saintement, sans colère ni dispute.

ÉVANGILE
« Vous ne pouvez pas servir à la fois Dieu et l’argent » (Lc 16, 1-13)
Alléluia. Alléluia. Jésus Christ s’est fait pauvre, lui qui était riche, pour que vous deveniez riches par sa pauvreté. Alléluia. (cf. 2 Co 8, 9)

Évangile de Jésus Christ selon saint Luc

En ce temps-là, Jésus disait à ses disciples : « Un homme riche avait un gérant qui lui fut dénoncé comme dilapidant ses biens. Il le convoqua et lui dit : ‘Qu’est-ce que j’apprends à ton sujet ? Rends-moi les comptes de ta gestion, car tu ne peux plus être mon gérant.’ Le gérant se dit en lui-même : ‘Que vais-je faire, puisque mon maître me retire la gestion ? Travailler la terre ? Je n’en ai pas la force. Mendier ? J’aurais honte. Je sais ce que je vais faire, pour qu’une fois renvoyé de ma gérance, des gens m’accueillent chez eux.’ Il fit alors venir, un par un, ceux qui avaient des dettes envers son maître. Il demanda au premier : ‘Combien dois-tu à mon maître ?’ Il répondit : ‘Cent barils d’huile.’ Le gérant lui dit : ‘Voici ton reçu ; vite, assieds-toi et écris cinquante.’ Puis il demanda à un autre : ‘Et toi, combien dois-tu ?’ Il répondit : ‘Cent sacs de blé.’ Le gérant lui dit : ‘Voici ton reçu, écris 80’.
Le maître fit l’éloge de ce gérant malhonnête car il avait agi avec habileté ; en effet, les fils de ce monde sont plus habiles entre eux que les fils de la lumière. Eh bien moi, je vous le dis : Faites-vous des amis avec l’argent malhonnête, afin que, le jour où il ne sera plus là, ces amis vous accueillent dans les demeures éternelles.
Celui qui est digne de confiance dans la moindre chose est digne de confiance aussi dans une grande. Celui qui est malhonnête dans la moindre chose est malhonnête aussi dans une grande. Si donc vous n’avez pas été dignes de confiance pour l’argent malhonnête, qui vous confiera le bien véritable ? Et si, pour ce qui est à autrui, vous n’avez pas été dignes de confiance, ce qui vous revient, qui vous le donnera ? Aucun domestique ne peut servir deux maîtres : ou bien il haïra l’un et aimera l’autre, ou bien il s’attachera à l’un et méprisera l’autre. Vous ne pouvez pas servir à la fois Dieu et l’argent. »
Patrick BRAUD

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