Comme une épée à deux tranchants
Comme une épée à deux tranchants
Homélie pour le 28° dimanche du temps ordinaire / Année B
14/10/2018
Cf. également :
Chameau et trou d’aiguille
À quoi servent les riches ?
Plus on possède, moins on est libre
Où est la bénédiction ? Où est le scandale ? dans la richesse, ou la pauvreté ?
Les sans-dents, pierre angulaire
Donne-moi la sagesse, assise près de toi
Les bonheurs de Sophie
L’effet scalpel
Sur les façades de nos églises romanes ou gothiques, on reconnaît facilement l’apôtre Pierre, avec ses clés en main ; ou bien Jean car jeune et sans barbe ; ou encore André avec sa croix éponyme etc. Le symbole permettant de reconnaître Paul est moins connu. Il s’agit de l’épée à deux tranchants dont parle notre deuxième lecture (He 4,12-13) :
Frères, elle est vivante, la parole de Dieu, énergique et plus coupante qu’une épée à deux tranchants ; elle va jusqu’au point de partage de l’âme et de l’esprit, des jointures et des moelles ; elle juge des intentions et des pensées du cœur. Pas une créature n’échappe à ses yeux, tout est nu devant elle, soumis à son regard ; nous aurons à lui rendre des comptes.
En découvrant l’apôtre à l’épée, certains (comme le philosophe Michel Onfray, mal documenté en l’occurrence) imaginent que c’est un appel à la violence armée au nom de Dieu, une espèce de djihad paulinien en quelque sorte. Or le texte de la lettre aux Hébreux est très claire : il ne s’agit pas de violence militaire, mais de laisser le scalpel de la Parole de Dieu opérer en nous, pourrait-on dire.
En effet, le scalpel du chirurgien lui permet d’ouvrir la peau, de séparer la graisse des tissus, de séparer les organes internes en coupant les adhérences etc. Il faut pour cela que le scalpel soit extrêmement tranchant, incisif. Paul écrit que la Parole de Dieu, au-delà du seul texte, a le pouvoir d’ouvrir la ‘peau spirituelle’, de séparer le gras du muscle, de couper les adhérences, de mettre à nu ce qui est caché afin d’enlever ce qui est gangréné ou cancéreux.
La Parole de Dieu révèle à chacun qui il est vraiment.
Elle chasse nos zones d’ombre pour mettre en lumière nos intentions et nos actes.
Elle rend manifeste nos élans du cœur les plus vrais pour les magnifier, nos incohérences des plus graves pour les disséquer.
Elle fait mal lorsqu’elle dévoile nos contradictions et nos complicités avec l’inhumain.
Elle est salvatrice lorsqu’elle nous en libère en indiquant la voie pour aimer mieux et davantage.
Jean dans son Apocalypse (= révélation, dévoilement) prendra la même image que Paul pour évoquer la puissance de la Parole du Christ lors du jugement dernier :
Dans sa main droite il a sept étoiles, et de sa bouche sort une épée acérée, à double tranchant; et son visage, c’est comme le soleil qui brille dans tout son éclat. Ap 1,16
Notre Roi, le Seigneur Jésus Christ reviendra sur un cheval blanc avec une épée à deux tranchants qui sortira de sa bouche afin qu’il en frappe les nations. Ap 19,15
Cette épée à deux tranchants séparera les brebis des boucs, selon l’autre image de Matthieu 25. Elle révélera ce qui est caché en chacun, pour le meilleur et pour le pire. En attendant ce jour ultime, la Parole de Dieu fait jour après jour son travail chirurgical en nous : les psaumes du matin nous détachent du sommeil pour nous éveiller à la louange ; les lectures des journaux fournissent des munitions pour tenir bon dans nos combats quotidiens, pour travailler juste, aimer sa famille, vivre les événements comme autant d’appels à progresser etc.
Une spiritualisation très ancienne
Pour être honnête, on doit cependant examiner les autres usages de l’épée à deux tranchants dans le reste de la Bible. Il n’y en a que trois dans le Nouveau Testament, ceux que nous avons évoqués en He 4,12 et Ap 1,16 ; 19,15.
Dans l’Ancien Testament, le livre des Juges raconte une histoire très guerrière où Ehud use d’un poignard à double tranchant pour transpercer le pourtant très obèse Eglôn, roi de Moab :
Ehud se fit un poignard à double tranchant, long d’un gomed, et il le ceignit sous son vêtement, sur sa hanche droite. Il offrit donc le tribut à Eglôn, roi de Moab. Cet Eglôn était très gros. Une fois le tribut offert, Ehud renvoya les gens qui l’avaient apporté. Mais lui-même, arrivé aux Idoles qui sont près de Gilgal, revint et dit: « J’ai un message secret pour toi, ô Roi! » Le roi répondit: « Silence! » et tous ceux qui se trouvaient auprès de lui sortirent. Ehud vint vers lui; il était assis dans la chambre haute où l’on prend le frais, qui lui était réservée. Ehud lui dit: « C’est une parole de Dieu que j’ai pour toi, ô Roi! » Et celui-ci se leva aussitôt de son siège. Alors Ehud étendit la main gauche, prit le poignard de dessus sa hanche droite et l’enfonça dans le ventre du roi. La poignée même entra avec la lame et la graisse se referma sur la lame, car Ehud n’avait pas retiré le poignard de son ventre. Juges 3, 16-22
Ehud fait le lien entre la Parole de Dieu et son poignard, persuadé d’appliquer la juste sentence divine à cet oppresseur du peuple juif. Un peu comme si l’attentat contre Hitler avait réussi le 20 juillet 1944 au Wolfsschanze : la bombe dissimulée dans la serviette aurait été la juste sanction et le coup d’arrêt tant attendu.
Cet aspect guerrier est encore présent dans les psaumes, où la revanche de Dieu passe bel et bien par un châtiment politique des corrompus et des injustes :
Que les fidèles exultent, glorieux, criant leur joie à l’heure du triomphe. Qu’ils proclament les éloges de Dieu, tenant en main l’épée à deux tranchants. Tirer vengeance des nations, infliger aux peuples un châtiment, charger de chaînes les rois, jeter les princes dans les fers, leurs appliquer la sentence écrite, c’est la fierté de ses fidèles. Alléluia ! Ps 149, 5-9
Rappelons que jusqu’à 200 avant Jésus-Christ environ, c’est-à-dire jusqu’à la période des Macchabées, l’espérance en un au-delà de la mort n’existe pas en Israël. Le jugement est donc à attendre dans cette vie-ci, sinon la foi en Dieu serait vaine. Ce n’est qu’avec l’espérance en la Résurrection que l’on projettera à la fin des temps la manifestation ultime du cœur de chacun et de la justice de Dieu.
Pourtant, très tôt, les auteurs bibliques ont transposé cette arme et son usage dans le domaine de la vie spirituelle et sociale. Ainsi Ben Sirac le sage constate que le mal lui aussi possède un effet à double tranchant, terriblement destructeur pour celui qui subit comme celui qui commet :
Toute transgression est une épée à deux tranchants dont la blessure est incurable. Si 21,3
La transgression (de la loi divine) produit des dégâts quelquefois irrémédiables, à la manière d’une torpille de sous-marin explosant la coque d’un destroyer. Les blessures infligées peuvent être incurables, au sens où nul ne peut faire revenir celui qui a été assassiné par exemple. Ce qui a été tranché à cause du mal peut ne pas repousser. Autrement dit, il y a de l’irréversible hélas dans l’action du mal en nous et chez les autres.
Le livre des Proverbes se sert de l’image de l’épée pour mettre en garde contre la séduction des idoles étrangères, qui se répandent alors à la faveur des mariages mixtes avec des femmes d’autres nations qui apportaient leurs dieux dans le foyer :
Les lèvres de l’étrangère distillent le miel et plus onctueux que l’huile est son palais; mais à la fin elle est amère comme l’absinthe, aiguisée comme une épée à deux tranchants. Pr 5,3-4
L’aversion juive pour les mariages mixtes, encore aujourd’hui, vient de là : l’alliance avec des goyim risque de diluer l’identité juive et de faire rentrer des idoles étrangères dans la vie quotidienne du couple et de la famille, les coupant ainsi de la tradition plus sûrement qu’une épée à deux tranchants. Les sociologues appellent cela sécularisation, pluralisme, privatisation du religieux. Les juifs y voient un danger majeur pour la transmission de leur identité et pour leur survie même.
L’effet boomerang de l’épée à deux tranchants
En français, manier une épée à deux tranchants est dangereux, car on s’expose à être soi-même blessé en retour par l’arme que l’on manipule. Plutôt qu’un double effet kiskool ou Gillette GII, c’est d’un effet boomerang dont il faut nous méfier. L’arme que nous employons pour les autres peut se retourner contre nous, puisqu’elle est tranchante des deux côtés. « La mesure dont vous vous servez pour les autres servira aussi pour vous », nous avertit Jésus. Celui qui veut invoquer la Parole de Dieu contre son adversaire doit savoir qu’elle agira pareillement en lui : en mettant à nu ses intentions et la pureté de son cœur, en pénétrant jusqu’aux jointures de l’âme, en lui demandant d’ôter d’abord la poutre qui est dans son œil avant la paille dans celui du voisin…
Manier la Parole de Dieu est donc une arme à double tranchant : ceux qui s’en réclament doivent d’abord s’y soumettre. Ceux qui veulent l’appliquer aux autres feront bien de la laisser travailler en eux, de ce travail chirurgical où le scalpel doit passer… Nombre de télévangélistes américains se sont fait prendre dans des scandales qu’ils dénonçaient chez les autres. Nombre de prêtres ou d’évêques prompts à critiquer les évolutions sociétales sont eux-mêmes aux antipodes de la Parole de Dieu dont ils se réclament…
L’épée à double tranchant est décidément une arme spirituelle redoutable !
Paul nous invite à faire confiance dans le travail chirurgical de la Parole de Dieu en nous.
Alors prenons les moyens de laisser ce scalpel opérer. Il suffit pour cela d’une petite application Androïd ou Apple pour avoir les textes bibliques du jour sur son smartphone (cf. aelf.org ). Ou bien d’écouter 10 minutes une radio chrétienne. Ou de ruminer les psaumes chaque jour avec la Liturgie des Heures (le bréviaire). Ou de mettre la Bible en ebook dans sa liseuse pour en parcourir quelques pages dans le métro, le TGV, le RER, le bus.
À chacun d’inventer sa familiarité avec la Bible pour qu’elle devienne réellement cette Parole vivante, inspirant nos pensées et nos actes quotidiens.
Lectures de la messe
Première lecture
« À côté de la sagesse, j’ai tenu pour rien la richesse » (Sg 7, 7-11)
Lecture du livre de la Sagesse
J’ai prié, et le discernement m’a été donné. J’ai supplié, et l’esprit de la Sagesse est venu en moi. Je l’ai préférée aux trônes et aux sceptres ; à côté d’elle, j’ai tenu pour rien la richesse ; je ne l’ai pas comparée à la pierre la plus précieuse ; tout l’or du monde auprès d’elle n’est qu’un peu de sable, et, en face d’elle, l’argent sera regardé comme de la boue. Plus que la santé et la beauté, je l’ai aimée ; je l’ai choisie de préférence à la lumière, parce que sa clarté ne s’éteint pas. Tous les biens me sont venus avec elle et, par ses mains, une richesse incalculable.
Psaume
(Ps 89 (90), 12-13, 14-15, 16-17)
R/ Rassasie-nous de ton amour, Seigneur : nous serons dans la joie. (cf. Ps 89, 14)
Apprends-nous la vraie mesure de nos jours :
que nos cœurs pénètrent la sagesse.
Reviens, Seigneur, pourquoi tarder ?
Ravise-toi par égard pour tes serviteurs.
Rassasie-nous de ton amour au matin,
que nous passions nos jours dans la joie et les chants.
Rends-nous en joies tes jours de châtiment
et les années où nous connaissions le malheur.
Fais connaître ton œuvre à tes serviteurs et ta splendeur à leurs fils.
Que vienne sur nous la douceur du Seigneur notre Dieu !
Consolide pour nous l’ouvrage de nos mains ; oui, consolide l’ouvrage de nos mains.
Deuxième lecture
« La parole de Dieu juge des intentions et des pensées du cœur » (He 4, 12-13)
Lecture de la lettre aux Hébreux
Frères, elle est vivante, la parole de Dieu, énergique et plus coupante qu’une épée à deux tranchants ; elle va jusqu’au point de partage de l’âme et de l’esprit, des jointures et des moelles ; elle juge des intentions et des pensées du cœur. Pas une créature n’échappe à ses yeux, tout est nu devant elle, soumis à son regard ; nous aurons à lui rendre des comptes.
Évangile
« Vends ce que tu as et suis-moi » (Mc 10, 17-30) Alléluia. Alléluia.
Heureux les pauvres de cœur, car le royaume des Cieux est à eux ! Alléluia. (Mt 5, 3)
Évangile de Jésus Christ selon saint Marc
En ce temps-là, Jésus se mettait en route quand un homme accourut et, tombant à ses genoux, lui demanda : « Bon Maître, que dois-je faire pour avoir la vie éternelle en héritage ? » Jésus lui dit : « Pourquoi dire que je suis bon ? Personne n’est bon, sinon Dieu seul. Tu connais les commandements : Ne commets pas de meurtre, ne commets pas d’adultère, ne commets pas de vol, ne porte pas de faux témoignage, ne fais de tort à personne, honore ton père et ta mère. » L’homme répondit : « Maître, tout cela, je l’ai observé depuis ma jeunesse. » Jésus posa son regard sur lui, et il l’aima. Il lui dit : « Une seule chose te manque : va, vends ce que tu as et donne-le aux pauvres ; alors tu auras un trésor au ciel. Puis viens, suis-moi. » Mais lui, à ces mots, devint sombre et s’en alla tout triste, car il avait de grands biens.
Alors Jésus regarda autour de lui et dit à ses disciples : « Comme il sera difficile à ceux qui possèdent des richesses d’entrer dans le royaume de Dieu ! » Les disciples étaient stupéfaits de ces paroles. Jésus reprenant la parole leur dit: « Mes enfants, comme il est difficile d’entrer dans le royaume de Dieu ! Il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume de Dieu. » De plus en plus déconcertés, les disciples se demandaient entre eux : « Mais alors, qui peut être sauvé ? » Jésus les regarde et dit: « Pour les hommes, c’est impossible, mais pas pour Dieu ; car tout est possible à Dieu. »
Pierre se mit à dire à Jésus : « Voici que nous avons tout quitté pour te suivre. » Jésus déclara : « Amen, je vous le dis : nul n’aura quitté, à cause de moi et de l’Évangile, une maison, des frères, des sœurs, une mère, un père, des enfants ou une terre sans qu’il reçoive, en ce temps déjà, le centuple : maisons, frères, sœurs, mères, enfants et terres, avec des persécutions, et, dans le monde à venir, la vie éternelle. »
Patrick Braud