Le peuple des murmures
Le peuple des murmures
Homélie pour le 19° dimanche du temps ordinaire / Année B
12/08/2018
Cf. également :
Le caillou et la barque
Traverser la dépression : le chemin d’Elie
Reprocher pour se rapprocher
Les Français sont un peuple de râleurs, c’est bien connu ! Ils ronchonnent sur la météo, le gouvernement, les impôts, la SNCF, la RATP, Noël qui tombe un dimanche etc. etc.
Sommes-nous les seuls ?
Les textes de ce dimanche nous montrent le prophète Élie rouspétant contre Yahvé (« c’en est trop ! » cf. 1 R 19, 4-8) et des juifs récriminant contre Jésus après son discours sur le pain de vie (Jn 6, 41-51). Le mot exact (employés trois fois par Jean en Jn 6) est : « murmurer » (gogguzó en grec).
Quand on entend ce verbe : murmurer, on pense immédiatement aux murmures du peuple hébreu dans le désert. Les esclaves en fuite entrevoient une liberté inespérée, mais ils passent leur temps à se plaindre, à râler, à murmurer contre Moïse et Aron, contre Dieu lui-même. Il y a une vingtaine d’usages de ce mot dans les récits de la sortie d’Égypte, par exemple :
Toute la communauté des Israélites se mit à murmurer contre Moïse et Aaron dans le désert. Les Israélites leur dirent : « Que ne sommes-nous morts de la main de Yahvé au pays d’Égypte, quand nous étions assis auprès de la marmite de viande et mangions du pain à satiété ! Ex 16, 2-3
C’est le même type de murmures qui courent parmi les auditeurs de Jésus leur promettant la manne nouvelle :
En ce temps-là, les Juifs récriminaient contre Jésus parce qu’il avait déclaré : « Moi, je suis le pain qui est descendu du ciel. » […] Jésus reprit la parole : « Ne récriminez pas entre vous. »
Même les disciples sont gangrenés eux aussi :
Mais, sachant en lui-même que ses disciples murmuraient à ce propos, Jésus leur dit : « Cela vous scandalise ? … » (Jn 6,61)
Le peuple juif s’auto-désigne dans toute la Bible comme « un peuple à la nuque raide », rebelle à l’amour de Dieu. Il a été choisi certes, élu par Dieu non pas à cause de ses mérites mais presque malgré lui, pour témoigner de l’unicité de Dieu et de son Alliance auprès des autres nations. Chemin faisant, il peste, se rebiffe, renâcle et proteste tel Jonas refusant d’aller vers Ninive lui annoncer son salut…
Murmurer est encore plus grave que simplement rouspéter. Il y a dans cette attitude – qui est la nôtre bien souvent – des côtés négatifs et des risques majeurs.
- murmurer, c’est dire des choses à voix basse, et non pas en face, mais entre nous.
Ce n’est même pas dire les choses à moitié : c’est semer la zizanie en répandant des rumeurs (des fake news !), des reproches voilés, à peine formulés, sous le manteau. Plutôt que de prendre leur courage à deux mains pour demander des explications franches, ceux qui récriminent évitent le face-à-face. C’est une rupture de relation.
Ils murmurèrent sous leurs tentes, ils n’écoutèrent pas la voix de Yahvé (Ps 106,25).
Ben Sirac le sage note tristement que le faux ami s’éloigne sans rien dire en face, en murmurant, dès que le sort est contraire :
Il hochera la tête et battra des mains, il ne fera que murmurer et changer de visage (Si 12,18).
- murmurer, c’est se conforter mutuellement dans le négatif.
Chacun laisse couler sa rancœur et en rajoute sur celle de l’autre. Très vite, on n’échange plus des reproches justifiés mais on multiplie des ‘on-dit’, des ‘il paraît que’, ‘vous allez voir que’, ‘il ne manquerait plus que’… À force de murmurer, on ne voit plus que ce qui va mal, et on imagine sans cesse plus mal encore.
Une oreille jalouse écoute tout, la rumeur même des murmures ne lui échappe pas.
Gardez-vous donc des vains murmures, épargnez à votre langue les mauvais propos ; car un mot furtif ne demeure pas sans effet, une bouche mensongère donne la mort à l’âme (Sg 1,10).
Car c’est à murmurer contre que les râleurs mobilisent leur énergie : contre Moïse, contre Dieu, contre Jésus. Au lieu d’investir leurs forces dans la poursuite d’un projet positif, ils s’épuisent à les dissiper dans des messes basses stériles :
Pourquoi l’homme murmurerait-il ? Qu’il soit plutôt brave contre ses péchés ! (Lm 3,39)
- murmurer, c’est se priver de voir la Terre promise !
Dans le désert, c’est en tout cas l’interprétation que leurs descendants en ont fait. Pourquoi nos pères ont-ils erré 40 ans dans ce désert entre l’Égypte et Canaan ? Pourquoi Dieu ne les y a-t-il pas guidés directement ? Pourquoi sont-ils morts avant d’y entrer ?
C’est à cause de leurs murmures contre Dieu, répondent leurs enfants et petits-enfants qui écrivent le livre de l’Exode, puis des Nombres. Ils ont refusé de se laisser conduire, ils ont résisté à l’action de Dieu venu les sauver, ils ont murmuré jour et nuit contre lui, se privant ainsi eux-mêmes la possibilité de se laisser façonner par lui.
Vos cadavres tomberont dans ce désert, vous tous les recensés, vous tous qu’on a dénombrés depuis l’âge de vingt ans et au-dessus, vous qui avez murmuré contre moi (Nb 14,29).
Murmurer, c’est donc nous punir nous-mêmes en nous empêchant d’accéder à ce qui nous est offert !
Ne murmurez pas, comme le firent certains d’entre eux ; et ils périrent par l’Exterminateur (1Co 10,10).
- accomplir une belle chose en murmurant, c’est annuler sa bonté et ses effets sur nous.
Ainsi Pierre nous prévient :
Pratiquez l’hospitalité les uns envers les autres, sans murmurer (1P 4,9).
Accueillir du bout des lèvres, pratiquer l’hospitalité en grommelant, héberger le voyageur contraint et forcé transforme la bonne action en corvée inamicale et hostile. Les murmures dénaturent donc nos élans de générosité.
- murmurer contre la bonté des autres est un nivellement par le bas.
C’est une attitude plus répandue qu’on ne le croit, comme si le médiocre en nous voulait rabaisser le bon en l’autre à notre niveau. Ainsi Luc met par trois fois des murmures dans la bouche des juifs critiquant l’accueil que Jésus fait aux pécheurs :
Les Pharisiens et leurs scribes murmuraient et disaient à ses disciples: « Pourquoi mangez-vous et buvez-vous avec les publicains et les pécheurs ? » (Lc 5,30)
Et les Pharisiens et les scribes de murmurer: « Cet homme, disaient-ils, fait bon accueil aux pécheurs et mange avec eux! » (Lc 15,2)
Ce que voyant, tous murmuraient et disaient: « Il est allé loger chez un homme pécheur! » (Lc 19 ,7)
Matthieu quant à lui mentionne les murmures des ouvriers de la première heure contre le propriétaire qui donne autant à l’ouvrier de la onzième heure :
Tout en le recevant, ils murmuraient contre le propriétaire (Mt 20,11).
Il y a en nous comme un désir morbide de niveler par le bas les qualités des autres, sans doute pour éviter d’avoir à changer quelque chose dans nos comportements.
- murmurer divise : c’est une œuvre de fragmentation de l’unité d’une communauté redoutablement efficace.
Les Actes des Apôtres se souviennent de ces murmures qui divisaient l’Église de Jérusalem au sujet de l’aide due aux veuves : les hellénistes s’opposaient aux hébreux et alimentaient beaucoup de ragots, de rancœurs, de rumeurs en faisant bruisser la communauté de leur reproches à mi-voix :
En ces jours-là, comme le nombre des disciples augmentait, il y eut des murmures chez les Hellénistes contre les Hébreux. Dans le service quotidien, disaient-ils, on négligeait leurs veuves (Ac 6,1).
- murmurer, c’est se laisser dominer par sa convoitise.
Jude le dit sans ambages :
Ce sont eux qui murmurent, se plaignent, marchent selon leurs convoitises, leur bouche dit des choses orgueilleuses, ils flattent par intérêt (Ju 1,16).
Se plaindre ainsi, c’est en effet rester centré sur soi, sur son désir immédiat, sa volonté propre, sans entrer dans l’argumentation de l’autre pour découvrir sa logique et sa justesse. Cette centration sur soi produit l’orgueil et s’en nourrit. Elle conforte la recherche de l’intérêt individuel au détriment du collectif.
Nous faisons bien partie de ce peuple des murmures ! Pas seulement à cause de notre esprit gaulois, mais bien davantage à cause de la résistance en nous à l’amour de Dieu. Il nous faut prendre conscience de ces tendances devenues habituelles qui nous font dénigrer, dévaloriser, douter et saboter si possible le positif accompli hors de nous. La véritable ascèse chrétienne est dans ce combat intérieur.
Agissez en tout sans murmures ni contestations (Ph 2,14).
Pour être complet, nous devons également signaler les usages positifs du verbe murmurer. On peut en dénombrer neuf dans la Bible, uniquement dans l’Ancien Testament en fait :
Job 4,12 : J’ai eu aussi une révélation furtive, mon oreille en a perçu le murmure.
Psaume 1,2 : mais se plaît dans la loi de Yahvé, mais murmure sa loi jour et nuit !
Psaume 19,15 : Agrée les paroles de ma bouche et le murmure de mon cœur, sans trêve devant toi, Yahvé, mon rocher, mon rédempteur !
Psaume 37,30 : La bouche du juste murmure la sagesse et sa langue dit le droit
Psaume 49,4 : Ma bouche énonce la sagesse, et le murmure de mon cœur, l’intelligence
Psaume 71,24 : Or ma langue tout le jour murmure ta justice : honte et déshonneur sur ceux-là qui cherchent mon malheur !
Psaume 77,7 : je me souviens; je murmure dans la nuit en mon cœur, je médite et mon esprit interroge
Psaume 77,13 : je me murmure toute ton œuvre, et sur tes hauts faits je médite
Psaume 92,4 : sur la lyre à dix cordes et la cithare, avec un murmure de harpe.
Ce sont des murmures pour, et non contre : pour louer Dieu, le chercher, dialoguer avec lui dans le secret et l’intime.
Pratiquer ces murmures pour , sans céder à la tentation des murmures contre autrui : voilà un beau chemin de conversion !
Voilà une phrase forte à écrire au-dessus du miroir de la salle de bains pour la lire chaque matin : aujourd’hui, je ne murmurai pas contre quiconque ni quelque chose…
Lectures de la messe
Première lecture
« Fortifié par cette nourriture, il marcha jusqu’à la montagne de Dieu » (1 R 19, 4-8)
Lecture du premier livre des Rois
En ces jours-là, le prophète Élie, fuyant l’hostilité de la reine Jézabel, marcha toute une journée dans le désert. Il vint s’asseoir à l’ombre d’un buisson, et demanda la mort en disant : « Maintenant, Seigneur, c’en est trop ! Reprends ma vie : je ne vaux pas mieux que mes pères. » Puis il s’étendit sous le buisson, et s’endormit. Mais voici qu’un ange le toucha et lui dit : « Lève-toi, et mange ! » Il regarda, et il y avait près de sa tête une galette cuite sur des pierres brûlantes et une cruche d’eau. Il mangea, il but, et se rendormit. Une seconde fois, l’ange du Seigneur le toucha et lui dit : « Lève-toi, et mange, car il est long, le chemin qui te reste. » Élie se leva, mangea et but. Puis, fortifié par cette nourriture, il marcha quarante jours et quarante nuits jusqu’à l’Horeb, la montagne de Dieu.
Psaume
(Ps 33 (34), 2-3, 4-5, 6-7, 8-9)
R/ Goûtez et voyez comme est bon le Seigneur ! (Ps 33, 9a)
Je bénirai le Seigneur en tout temps,
sa louange sans cesse à mes lèvres.
Je me glorifierai dans le Seigneur :
que les pauvres m’entendent et soient en fête !
Magnifiez avec moi le Seigneur,
exaltons tous ensemble son nom.
Je cherche le Seigneur, il me répond :
de toutes mes frayeurs, il me délivre.
Qui regarde vers lui resplendira,
sans ombre ni trouble au visage.
Un pauvre crie ; le Seigneur entend :
il le sauve de toutes ses angoisses.
L’ange du Seigneur campe alentour
pour libérer ceux qui le craignent.
Goûtez et voyez : le Seigneur est bon !
Heureux qui trouve en lui son refuge !
Deuxième lecture
« Vivez dans l’amour, comme le Christ » (Ep 4, 30 – 5, 2)
Lecture de la lettre de saint Paul apôtre aux Éphésiens
Frères, n’attristez pas le Saint Esprit de Dieu, qui vous a marqués de son sceau en vue du jour de votre délivrance. Amertume, irritation, colère, éclats de voix ou insultes, tout cela doit être éliminé de votre vie, ainsi que toute espèce de méchanceté. Soyez entre vous pleins de générosité et de tendresse. Pardonnez-vous les uns aux autres, comme Dieu vous a pardonné dans le Christ.
Oui, cherchez à imiter Dieu, puisque vous êtes ses enfants bien-aimés. Vivez dans l’amour, comme le Christ nous a aimés et s’est livré lui-même pour nous, s’offrant en sacrifice à Dieu, comme un parfum d’agréable odeur.
Évangile
« Moi, je suis le pain vivant, qui est descendu du ciel » (Jn 6, 41-51) Alléluia. Alléluia.
Moi, je suis le pain vivant, qui est descendu du ciel, dit le Seigneur ; si quelqu’un mange de ce pain, il vivra éternellement. Alléluia. (Jn 6, 51)
Évangile de Jésus Christ selon saint Jean
En ce temps-là, les Juifs récriminaient contre Jésus parce qu’il avait déclaré : « Moi, je suis le pain qui est descendu du ciel. » Ils disaient : « Celui-là n’est-il pas Jésus, fils de Joseph ? Nous connaissons bien son père et sa mère. Alors comment peut-il dire maintenant : ‘Je suis descendu du ciel’ ? » Jésus reprit la parole : « Ne récriminez pas entre vous. Personne ne peut venir à moi, si le Père qui m’a envoyé ne l’attire, et moi, je le ressusciterai au dernier jour. Il est écrit dans les prophètes : Ils seront tous instruits par Dieu lui-même. Quiconque a entendu le Père et reçu son enseignement vient à moi. Certes, personne n’a jamais vu le Père, sinon celui qui vient de Dieu : celui-là seul a vu le Père. Amen, amen, je vous le dis : il a la vie éternelle, celui qui croit. Moi, je suis le pain de la vie. Au désert, vos pères ont mangé la manne, et ils sont morts ; mais le pain qui descend du ciel est tel que celui qui en mange ne mourra pas. Moi, je suis le pain vivant, qui est descendu du ciel : si quelqu’un mange de ce pain, il vivra éternellement. Le pain que je donnerai, c’est ma chair, donnée pour la vie du monde. »
Patrick BRAUD