Ils disent et ne font pas
Ils disent et ne font pas
Homélie du 31° Dimanche ordinaire / Année A
05/11/2017
Cf. également :
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L’Eglise et la modernité: sel de la terre ou lumière du monde ?
Conjuguer le « oui » et le « non » de Dieu à notre monde
« Ils disent et ne font pas »
Le reproche adressé par Jésus aux autorités juives de son temps (Mt 23, 1-12) vaut hélas pour les autorités ecclésiales de tous les temps !
La liste est longue des reproches semblables que nos contemporains nous objectent à longueur de repas en ville ou de réunions de famille. L’Église (catholique en l’occurrence, mais les autres Églises peuvent également faire leur liste) n’a pas fait ce qu’elle dit lorsqu’elle a institutionnalisé l’Inquisition, obligé Galilée à se rétracter, nourri un antisémitisme meurtrier, collaboré avec Pétain ou Pinochet, cautionné l’esclavage, entretenu des conflits interconfessionnels. Elle a été infidèle à l’Évangile qu’elle proclame lorsqu’elle n’a pas dénoncé et combattu les méfaits des puissances d’argent, les haines ethniques au Rwanda, les exactions de la Mafia, les discriminations contre les homosexuels, les gens du voyage. Elle a organisé en son sein des disciplines et des coutumes contraires à l’Esprit de liberté qui animait Jésus : la mise à l’égard des femmes, l’enrichissement de certains dans le clergé et les monastères, et aujourd’hui encore lorsqu’elle ne donne pas toute leur place aux divorcés remariés, aux couples de même sexe, aux pécheurs publics condamnés comme tels par la société où l’opinion catholique.
Cette longue liste n’est pas exhaustive !
Bien sûr, elle en appelle une autre, bien plus longue encore : la liste de tout ce que l’Église a pu apporter à l’humanité : intériorité, sens du pardon et de l’amour vrai, effort civilisationnel sans précédent, saints et saintes à la fécondité sociale extraordinaire, peinture, sculpture, architecture, littérature, musique etc. Reste que l’institution ecclésiale (quelle que soit l’Église) est structurellement frappée de cette contradiction impossible à éliminer complètement : « ils disent et ne font pas ». Comme un défaut de fabrication qui empêche un objet d’être parfait, l’incohérence native qui affecte la pratique historique de l’Église ne peut être gommée, ni encore moins niée.
Lors de la préparation du Jubilé de l’an 2000, Jean-Paul II a écrit en 1994 dans Tertio Millennio adveniente :
« Il est donc juste que, le deuxième millénaire du christianisme arrivant à son terme, l’Église prenne en charge, avec une conscience plus vive, le péché de ses enfants, dans le souvenir de toutes les circonstances dans lesquelles, au cours de son histoire, ils se sont éloignés de l’Esprit du Christ et de son Évangile, présentant au monde, non point le témoignage d’une vie inspirée par les valeurs de la foi, mais le spectacle de façons de penser et d’agir qui étaient de véritables formes de contre-témoignage et de scandale. » (n° 35)
« L’institution de l’Inquisition a été abolie. Comme j’ai eu l’occasion de le dire aux participants au Symposium, les fils de l’Église ne peuvent manquer de revenir dans un esprit de repentir sur « le consentement donné, surtout en certains siècles, à des méthodes d’intolérance et même de violence dans le service de la vérité » (15 juin 2004).
Quelle conclusion tirer de cette grave incohérence entre les Églises et leur message évangélique ?
1. Le réflexe du rejet
Rejeter en bloc ces institutions est le réflexe le plus tentant.
C’est d’ailleurs le réflexe majoritaire en France où seuls 5 % se disent pratiquants alors que 50 % se disent catholiques. Le risque est grand de jeter le bébé avec l’eau du bain ! S’il n’est plus d’Église, qui annoncera l’Évangile ? Être chrétien sans Église devient vite très compliqué, et dérive en une sorte de vague sentiment religieux sans régulation, sans échange de confrontation avec d’autres. Bref, une petite religion à soi, dans l’air du temps individualiste, bricolé avec ce que chacun peut tirer du zapping entre tous les discours religieux disponibles.
2. L’enfouissement silencieux
Intimer aux institutions de se taire est une autre réaction tentante : puisque les appareils religieux se disqualifient eux-mêmes par leurs pratiques, qu’ils se taisent !
Mais Jésus, portant très lucide sur cette distorsion entre la parole et les actes, n’a jamais demandé aux scribes, aux chefs des synagogues ou aux prêtres juifs de ne pas parler. Au contraire : « faites ce qu’ils disent ». C’est donc qu’ils doivent continuer à enseigner dans la chaire de Moïse. S’ils ont conscience de leur incohérence, ils sauront prêcher avec humilité, sans jugement, en demandant pardon pour toutes les fois où ils n’incarnent pas un message plus grand qu’eux.
C’est le sens de la repentance ecclésiale initiée par Jean-Paul II au seuil du troisième millénaire. Pour reprendre l’image de Paul (2 Co 4, 5-7), nous savons que nous apportons au monde un trésor inestimable, mais c’est dans un vase d’argile, sans valeur. Le contenant doit s’effacer devant le contenu et reconnaître qu’il n’est pas à la hauteur, qu’il est indigne de porter le Christ. Alors ceux qui le reçoivent reconnaîtront que ce vase ne vaut rien par lui seul, mais que sans lui le trésor ne lui serait pas offert.
C’est ce que le concile Vatican II appelle la sacramentalité de l’Église : elle est signe d’une réalité autre, plus grande qu’elle-même, et cependant elle est le moyen privilégié pour être uni à ce Christ qu’elle désigne à tous.
C’est également ce que le Credo appelle la sainteté de l’Église. Si l’Église est (une) sainte (catholique et apostolique), ce n’est pas en raison de la sainteté de ses pratiques ou de ses institutions, massivement frappées d’incohérence, mais en raison de l’unique sainteté de Dieu qui diffuse à travers elle sans venir d’elle, qui se communique à l’humanité sans être possédée par quiconque. Dieu seul est saint, chantons-nous dans le Gloria et le Sanctus, et c’est cette unique sainteté qui se diffracte à travers l’Église pécheresse, pour le bien de l’humanité. En cela, l’Église est sainte de la sainteté de Dieu, non de la splendeur de ses bâtiments, de ses liturgies, de ses œuvres ou de ses institutions.
Laisser grandir l’ivraie et le bon grain est donc l’attitude que Jésus prône face aux pouvoirs religieux. Tout en dénonçant régulièrement les conséquences inhumaines des doctrines et des autorités en place : « Ils attachent de pesants fardeaux, difficiles à porter, et ils en chargent les épaules des gens ; mais eux-mêmes ne veulent pas les remuer du doigt. »
Que ce soit par rapport à l’argent, la sexualité, le pouvoir politique, les coutumes, le respect de l’autre etc. il est clair que chaque Église a besoin de réformer sa propre pratique sans cesse si elle veut ne pas être condamnée par l’Évangile d’aujourd’hui qu’elle proclame.
Et cela vaut pour chacun de nous. Nous avons tous des messages importants à faire passer. Il serait coupable de se taire. Mais il serait tout aussi grave de ne pas s’appliquer ces messages à soi-même, de croire qu’il ne concernerait que les autres. Sans cette vertu cardinale qu’est l’humilité, c’est impossible. Avec l’humilité, nous acceptons d’être nous-mêmes remis en cause par ce que nous annonçons. Et l’humilité produit la miséricorde, pour les autres comme pour soi…
« L’Église, forte de la sainteté qu’elle reçoit de son Seigneur, s’agenouille devant Dieu et implore le pardon des péchés passés et présents de ses fils. […] Les chrétiens sont invités à prendre en charge, devant Dieu et devant les hommes offensés par leur comportement, les fautes qu’ils ont commises. […] Qu’ils le fassent sans rien demander en échange, forts du seul “amour de Dieu qui a été répandu dans nos cœurs” (Rm 5, 5) » (Jean-Paul II, 1998)
3. Faire sans dire ?
La troisième tentation serait de faire sans dire.
Comme si notre exemple était plus important que le message. Comme si la parole n’ajoutait rien aux actes. Comme si la morale primait sur la foi. Comme s’il suffisait de voir pour croire. Or la foi naît de la prédication ! S’enfouir sans rien dire a été la réaction des années post-conciliaires à l’ex-triomphalisme de l’Église en Occident. C’était une période nécessaire, après le déluge de leçons moralisatrices dont l’Église abreuvait le monde du haut de sa chaire. Cette période semble maintenant derrière nous. Si peu de personnes ont entendu parler du Christ qu’il redevient urgent de parler de lui, explicitement, pas de nous.
La foi ne se réduit pas à une vie morale ou solidaire ou respectueuse de la planète. La personne du Christ est plus grande que nos combats, et c’est vers elle que nous invitons à tourner l’oreille et les regards.
Faire sans dire reviendrait aujourd’hui à priver nos contemporains d’un accès explicite à l’Évangile. La question est brûlante en Algérie, en Égypte, au Yémen et dans tant de pays musulmans où la liberté religieuse est réduite au minimum. Elle est pleine d’avenir en Chine où la soif religieuse va exploser. Elle est lourde d’enjeux en Asie, où le dialogue interreligieux ne peut suffire. Reconnaissons que les protestants, et singulièrement des évangéliques, ont bien souvent plus de courage missionnaire que les autres chrétiens dans ce contexte contemporain difficile.
Impossible de faire sans dire ! À condition que l’annonce demeure humble, pleine de miséricorde, sans calcul ecclésial.
« Ils disent et ne font pas » : prenons cet avertissement du Christ d’abord pour nous-mêmes. Si nous mesurons avec réalisme et humilité cet écart en nous, nous pourrons aider nos Églises à faire de même, et en tirer toutes les conséquences…
LECTURES DE LA MESSE
remière lecture
« Vous vous êtes écartés de la route, vous avez fait de la Loi une occasion de chute » (Ml 1, 14b – 2, 2b.8-10)
Lecture du livre du prophète Malachie
Je suis un grand roi – dit le Seigneur de l’univers –, et mon nom inspire la crainte parmi les nations. Maintenant, prêtres, à vous cet avertissement : Si vous n’écoutez pas, si vous ne prenez pas à cœur de glorifier mon nom – dit le Seigneur de l’univers –, j’enverrai sur vous la malédiction, je maudirai les bénédictions que vous prononcerez. Vous vous êtes écartés de la route, vous avez fait de la Loi une occasion de chute pour la multitude, vous avez détruit mon alliance avec mon serviteur Lévi, – dit le Seigneur de l’univers. À mon tour je vous ai méprisés, abaissés devant tout le peuple, puisque vous n’avez pas gardé mes chemins, mais agi avec partialité dans l’application de la Loi. Et nous, n’avons-nous pas tous un seul Père ? N’est-ce pas un seul Dieu qui nous a créés ? Pourquoi nous trahir les uns les autres, profanant ainsi l’Alliance de nos pères ?
Psaume
(Ps 130 (131), 1, 2, 3)
R/ Garde mon âme dans la paix près de toi, Seigneur.
Seigneur, je n’ai pas le cœur fier ni le regard ambitieux ;
je ne poursuis ni grands desseins, ni merveilles qui me dépassent.
Non, mais je tiens mon âme égale et silencieuse ;
mon âme est en moi comme un enfant, comme un petit enfant contre sa mère.
Attends le Seigneur, Israël, maintenant et à jamais.
Deuxième lecture
« Nous aurions voulu vous donner non seulement l’Évangile de Dieu, mais même nos propres vies » (1 Th 2, 7b-9.13)
Lecture de la première lettre de saint Paul apôtre aux Thessaloniciens
Frères, nous avons été pleins de douceur avec vous, comme une mère qui entoure de soins ses nourrissons. Ayant pour vous une telle affection, nous aurions voulu vous donner non seulement l’Évangile de Dieu, mais jusqu’à nos propres vies, car vous nous étiez devenus très chers. Vous vous rappelez, frères, nos peines et nos fatigues : c’est en travaillant nuit et jour, pour n’être à la charge d’aucun d’entre vous, que nous vous avons annoncé l’Évangile de Dieu. Et voici pourquoi nous ne cessons de rendre grâce à Dieu : quand vous avez reçu la parole de Dieu que nous vous faisions entendre, vous l’avez accueillie pour ce qu’elle est réellement, non pas une parole d’hommes, mais la parole de Dieu qui est à l’œuvre en vous, les croyants.
Évangile
« Ils disent et ne font pas » (Mt 23, 1-12)
Alléluia. Alléluia. Vous n’avez qu’un seul Père, celui qui est aux cieux ; vous n’avez qu’un seul maître, le Christ. Alléluia. (cf. Mt 23, 9b.10b)
Évangile de Jésus Christ selon saint Matthieu
En ce temps-là, Jésus s’adressa aux foules et à ses disciples, et il déclara : « Les scribes et les pharisiens enseignent dans la chaire de Moïse. Donc, tout ce qu’ils peuvent vous dire, faites-le et observez-le. Mais n’agissez pas d’après leurs actes, car ils disent et ne font pas. Ils attachent de pesants fardeaux, difficiles à porter, et ils en chargent les épaules des gens ; mais eux-mêmes ne veulent pas les remuer du doigt. Toutes leurs actions, ils les font pour être remarqués des gens : ils élargissent leurs phylactères et rallongent leurs franges ; ils aiment les places d’honneur dans les dîners, les sièges d’honneur dans les synagogues et les salutations sur les places publiques ; ils aiment recevoir des gens le titre de Rabbi. Pour vous, ne vous faites pas donner le titre de Rabbi, car vous n’avez qu’un seul maître pour vous enseigner, et vous êtes tous frères. Ne donnez à personne sur terre le nom de père, car vous n’avez qu’un seul Père, celui qui est aux cieux. Ne vous faites pas non plus donner le titre de maîtres, car vous n’avez qu’un seul maître, le Christ. Le plus grand parmi vous sera votre serviteur. Qui s’élèvera sera abaissé, qui s’abaissera sera élevé. »
Patrick BRAUD