Dieu est un chauffeur de taxi brousse
Dieu est un chauffeur de taxi brousse
Homélie du 3° dimanche de l’Avent / Année A
11/12/2016
L’Église est comme un hôpital de campagne !
Du goudron et des carottes râpées
La revanche de Dieu et la nôtre
« Bientôt »
Une gare routière – ou équivalent – au Niger. Voyageant jusqu’à Alger à travers le désert, je me renseigne devant un taxi brousse qui affiche partir vers la frontière :
- Quand partez-vous ?
- Bientôt.
- Bientôt ? Mais c’est quand bientôt ?
- C’est bientôt ! Tu peux attendre là.
- … ?
Et me voilà à cheval sur une branche près du taxi brousse, guettant le moindre signe d’activité préparant un départ éventuel. La même scène se répète une fois, deux fois, dix fois… D’autres voyageurs me rejoignent et me font signe d’arrêter de m’agiter inutilement. Finalement, nous ne partirons que le lendemain après-midi, lorsque le nombre de voyageurs sera tel qu’il sera impossible à la pauvre 404 bâchée de loger plus que la trentaine de passagers, avec leurs bagages empilés sur la galerie au-dessus et sur les côtés.
Le bientôt du chauffeur n’était pas celui d’un occidental, mais d’un africain qui attend que son taxi brousse soit plein à ras bord avant que de donner le signal du départ.
Un autre rapport au temps…
Et si Dieu se comportait avec nous comme le chauffeur de ce taxi brousse ? Et si son retard apparent était en réalité l’expression de son désir de rassembler le plus de monde possible ? Et s’il avait un autre rapport au temps que le nôtre ?
C’est ce que semble suggérer l’apôtre Jacques dans sa lettre. Il fait la comparaison avec le cultivateur, qui est obligé d’attendre que la terre porte son fruit, sans pouvoir rien faire d’autre que de patienter avec confiance :
« Frères, en attendant la venue du Seigneur, prenez patience. Voyez le cultivateur : il attend les fruits précieux de la terre avec patience, jusqu’à ce qu’il ait fait la récolte précoce et la récolte tardive. Prenez patience, vous aussi, et tenez ferme car la venue du Seigneur est proche. » (Jc 5, 7-10)
Le temps de l’Avent a pour but de le réveiller en nous l’attente de la venue du Christ à la fin des temps, et ainsi de nous éduquer à la patience, pour ne pas nous décourager ni renoncer à attendre…
La tentation de s’installer à son compte
Les premiers chrétiens auxquels Jacques s’adresse supposaient que ce retour du Christ en gloire allait être imminent : demain, la semaine prochaine, au plus tard dans quelques mois. Aussi, plus les années passaient, plus ils étaient déçus et s’éloignaient de cette perspective.
Alors nous, deux mille ans après, nous avons 2000 raisons de plus d’être impatients (qu’est-ce qu’il attend pour rétablir enfin la justice dans ce monde ?) ou désabusés (il ne viendra pas ; à nous de nous organiser sans lui).
Dans un pays pourtant ultrareligieux comme les États-Unis, un sondage de 2010 indiquait que 40 % des Américains seulement croyaient et espéraient en le retour du Christ. En France, il y a fort à parier que moins de 10 % de réponses seraient positives…
Notre tentation actuelle n’est plus l’impatience eschatologique, mais plutôt l’installation dans le seul horizon de ce monde-ci, sans autre perspective. Même les chrétiens les plus fervents seront tentés de s’investir dans une espérance à court terme, sans rien attendre d’autre finalement que le résultat du travail de leurs mains. Il chante l’anamnèse avec cœur à chaque eucharistie (« nous attendons ta venue dans la gloire ») mais reviennent à leurs activités de la semaine comme si la venue du Christ n’allait jamais se produire, et surtout comme si de toute façon cela ne changerait rien, car cela arrivera bien trop tard pour moi…
Tout au plus transférons-nous l’événement de la rencontre du Christ glorieux à l’heure de notre mort personnelle : là, oui, ce monde finira, au moins pour le mourant. Mais l’autre fin du monde, pour tous… : on a le temps ! Les générations futures verront ça après nous, peut-être.
À force de trop attendre, nous avons largement renoncé à espérer.
Espérer que l’histoire humaine ne débouche pas sur elle-même, mais sur la rencontre d’un autre.
Espérer que la justice soit pleinement manifestée (le juge est à notre porte).
Espérer que l’homme ne soit pas seul à transformer cette planète et cet univers.
Espérer un avenir collectif, communautaire, communionnel, et non pas une vague survie individuelle après la mort.
La société ouverte de Karl Popper
En mathématiques – plus précisément en topologie – on dit d’un espace qu’il est ouvert s’il existe une suite convergente d’éléments de cet espace dont la limite n’appartient pas à cet espace.
Karl Popper, philosophe des sciences, s’est basé sur son concept de réfutabilité pour définir ce qu’il appelle une société ouverte [1]. Toute assertion scientifique n’est vraie que provisoirement, en attendant qu’une autre proposition vienne la réfuter, ce qui arrive inéluctablement dans le développement de la pensée scientifique. C’est donc que la vérité scientifique n’est pas immuable, ni absolue. La science est une quête, indéfinie, inachevée par essence, car ne bouclant jamais sur un résultat définitif. En transposant cela à la sociologie politique, Karl Popper définit une société ouverte comme une société où le pluralisme (démocratique) fait en sorte qu’aucun pouvoir ne soit absolu, immuable, définitif. Une société ouverte est caractérisée par l’alternance pacifique des gouvernances, par le côté relatif et contestable de tout pouvoir. Une société ouverte laisse de la place à autre chose qu’elle-même, alors qu’une société fermée est totalitaire, et empêche toute altérité de contester le pouvoir en place.
On pourrait dire que l’Avent nous oblige à maintenir ce monde ouvert, au sens topologique, comme au sens de Popper : la résultante de tous nos efforts humains n’appartient pas à ce monde-ci, mais au monde autre que le Dieu tout autre viendra inaugurer dans la venue du Christ et la résurrection finale. Le progrès humain reste contestable, « réfutable », et n’ouvre pas de lui-même sur l’avenir de l’humanité.
Le taxi brousse divin est encore bien loin d’être plein ! Nous attendons à côté, avec une foule de passagers qui grossit, de toutes langues, couleurs, nations. Il nous semble que cela dure depuis trop longtemps. Certains dorment sur leurs valises. D’autres sont déjà repartis à pied ailleurs. D’autres se lamentent et gémissent.
Soyons de ceux qui, comme Jacques, invitent à la persévérance et à la patience.
Oui, tout cela va bien quelque part.
Non, je ne sais pas quand ni comment.
Mais je suis sûr que le chauffeur du taxi brousse va nous appeler bientôt.
Un bientôt divin, qui ne s’inscrit pas dans notre temps humain.
Un bientôt qui vise le salut du plus grand nombre.
1ère lecture : « Dieu vient lui-même et va vous sauver » (Is 35, 1-6a.10)
Lecture du livre du prophète Isaïe
Le désert et la terre de la soif, qu’ils se réjouissent ! Le pays aride, qu’il exulte et fleurisse comme la rose, qu’il se couvre de fleurs des champs, qu’il exulte et crie de joie ! La gloire du Liban lui est donnée, la splendeur du Carmel et du Sarone. On verra la gloire du Seigneur, la splendeur de notre Dieu. Fortifiez les mains défaillantes, affermissez les genoux qui fléchissent, dites aux gens qui s’affolent : « Soyez forts, ne craignez pas. Voici votre Dieu : c’est la vengeance qui vient, la revanche de Dieu. Il vient lui-même et va vous sauver. » Alors se dessilleront les yeux des aveugles, et s’ouvriront les oreilles des sourds. Alors le boiteux bondira comme un cerf, et la bouche du muet criera de joie. Ceux qu’a libérés le Seigneur reviennent, ils entrent dans Sion avec des cris de fête, couronnés de l’éternelle joie. Allégresse et joie les rejoindront, douleur et plainte s’enfuient.
Psaume : Ps 145 (146), 7, 8, 9ab.10a
R/ Viens, Seigneur, et sauve-nous !
ou : Alléluia ! (cf. Is 35, 4)
Le Seigneur fait justice aux opprimés,
aux affamés, il donne le pain,
le Seigneur délie les enchaînés.
Le Seigneur ouvre les yeux des aveugles,
le Seigneur redresse les accablés,
le Seigneur aime les justes.
Le Seigneur protège l’étranger,
il soutient la veuve et l’orphelin.
D’âge en âge, le Seigneur régnera.
2ème lecture : « Tenez ferme vos cœurs car la venue du Seigneur est proche » (Jc 5, 7-10)
Lecture de la lettre de saint Jacques
Frères, en attendant la venue du Seigneur, prenez patience. Voyez le cultivateur : il attend les fruits précieux de la terre avec patience, jusqu’à ce qu’il ait fait la récolte précoce et la récolte tardive. Prenez patience, vous aussi, et tenez ferme car la venue du Seigneur est proche. Frères, ne gémissez pas les uns contre les autres, ainsi vous ne serez pas jugés. Voyez : le Juge est à notre porte. Frères, prenez pour modèles d’endurance et de patience les prophètes qui ont parlé au nom du Seigneur.
Evangile : « Es-tu celui qui doit venir, ou devons-nous en attendre un autre ? » (Mt 11, 2-11)
Acclamation : Alléluia. Alléluia.
L’Esprit du Seigneur est sur moi : il m’a envoyé porter la Bonne Nouvelle aux pauvres.
Alléluia. (cf. Is 61, 1)
Évangile de Jésus Christ selon saint Matthieu
En ce temps-là, Jean le Baptiste entendit parler, dans sa prison, des œuvres réalisées par le Christ. Il lui envoya ses disciples et, par eux, lui demanda : « Es-tu celui qui doit venir, ou devons-nous en attendre un autre ? » Jésus leur répondit : « Allez annoncer à Jean ce que vous entendez et voyez : Les aveugles retrouvent la vue, et les boiteux marchent, les lépreux sont purifiés, et les sourds entendent, les morts ressuscitent, et les pauvres reçoivent la Bonne Nouvelle. Heureux celui pour qui je ne suis pas une occasion de chute ! »
Tandis que les envoyés de Jean s’en allaient, Jésus se mit à dire aux foules à propos de Jean : « Qu’êtes-vous allés regarder au désert ? un roseau agité par le vent ? Alors, qu’êtes-vous donc allés voir ? un homme habillé de façon raffinée ? Mais ceux qui portent de tels vêtements vivent dans les palais des rois. Alors, qu’êtes-vous allés voir ? un prophète ? Oui, je vous le dis, et bien plus qu’un prophète. C’est de lui qu’il est écrit : Voici que j’envoie mon messager en avant de toi, pour préparer le chemin devant toi. Amen, je vous le dis : Parmi ceux qui sont nés d’une femme, personne ne s’est levé de plus grand que Jean le Baptiste ; et cependant le plus petit dans le royaume des Cieux est plus grand que lui. »
Patrick BRAUD