Pourquoi Paul n’a-t-il pas voulu abolir l’esclavage ?
Pourquoi Paul n’a-t-il pas voulu abolir l’esclavage ?
Homélie du 23° Dimanche du temps ordinaire / Année C
04/09/2016
Cf. également :
S’asseoir, calculer, aller jusqu’au bout
Notre 2° lecture est à la fois émouvante et révoltante pour notre conscience politique du 21° siècle.
Émouvante, parce qu’on y voit Paul s’engager envers l’esclave Onésime et son maître Philémon en des termes affectueux et suppliants.
Révoltante, parce qu’on se dit aujourd’hui que Paul n’est pas allé jusqu’au bout de sa logique de fraternité. Au lieu de renvoyer l’esclave vers son maître, il aurait mieux fait de dénoncer l’esclavage pour le faire abolir…
Pourquoi Paul n’a-t-il pas voulu abolir l’esclavage ?
· 1° réponse : Parce que l’esclavage était une telle évidence sociale que même Paul ne pouvait penser l’abolir.
Il y a sans doute une grande part de vérité dans cet argument : chaque époque a ses « points aveugles », ses « angles morts », que même les penseurs les plus brillants ne peuvent débusquer. Pensez aujourd’hui à nos aveuglements sur l’eugénisme, l’élimination d’enfants à naître (avortements en Europe, suppression des filles en Chine ou en Inde etc.)… Ce n’est qu’avec le temps que l’esclavage paraîtra inhumain. Pendant des siècles, il sera aussi « naturel » à ses contemporains que le sont pour nous les points aveugles de notre culture qui scandaliseront les générations futures…
Mais si la foi chrétienne ne permet pas justement de lever le voile sur des pratiques inhumaines, alors quelle est son utilité sociale ?!! Le Christ a bien su bouleverser les mentalités sur la condition des exclus de son temps, sur la condition des lépreux, des femmes etc.. Paul lui-même a osé proclamer qu’il n’y avait plus désormais « ni juif ni grec, ni homme ni femme, ni esclave ni homme libre » (Ga 3,28) : pourquoi n’en a-t-il pas tiré toutes les conséquences ?
Pourquoi Paul n’a-t-il pas voulu abolir l’esclavage ?
· 2° réponse : Parce qu’il voulait la conversion des cœurs et non la réforme des structures.
On pourrait être tenté par cette réponse en lisant chez Paul la soumission aux autorités, le souci de ne choquer personne, de ne pas prêter le flanc aux critiques à cause des persécutions… Paul n’est pas un contestataire politique ou social ! Il ne veut pas renverser l’empereur, il ne veut pas réformer les lois et les structures des rapports sociaux de l’empire ; il prêche juste l’évangile du Ressuscité, la primauté de la grâce sur les œuvres, de la foi sur la loi.
Du coup, il reste comme bloqué dans sa pensée au niveau des seules relations interpersonnelles. Même lorsqu’il organise la collecte (« koïnonia ») pour l’Église de Jérusalem, il n’analyse pas les causes de la détresse matérielle de cette communauté (son ‘communisme’ trop radical et trop extrême notamment) : il se contente d’organiser la quête.
Si l’on s’en tient à cette lecture, la théologie de Paul pourrait devenir un formidable alibi (hélas !) pour dispenser les chrétiens de toute réforme politique et sociale (ou même ecclésiale…), et les focaliser sur la seule entraide individuelle. On entend encore ces discours faussement spirituels : ‘changer les structures ne sert à rien. C’est le cœur de l’homme qui seul compte.’ ‘Ne vous perdez pas dans l’action politique ou économique. Pratiquez la charité interpersonnelle, et laissez le reste à d’autres’….
Mais n’est-ce pas révoltant que l’Occident chrétien ait mis des siècles, avec ce genre d’arguments, avant d’ouvrir les yeux sur les horreurs de l’esclavage (l’abolition ne date que de la fin du 18° siècle) ? sur le travail des enfants ? sur la misère ouvrière ? sur la peine de mort ? sur les lois raciales ?…
La vision chrétienne de l’homme ne le réduit pas à sa dimension individuelle, ni collective : parce que chacun est une personne, chacun a le droit de vivre dans une société où les « structures de péché » sont combattues en tant que telles. Et l’esclavage est bien une structure de péché (qui perdure d’ailleurs aujourd’hui, sous d’autres formes).
Alors, pourquoi Paul n’a-t-il pas voulu abolir l’esclavage ?
· 3° réponse : En proclamant l’égalité fraternelle entre l’esclave et son maître, Paul a introduit le ver dans le fruit, qui finira par tomber tout seul.
Voilà une lecture plus subtile de Paul.
En effet, appeler un esclave « mon enfant », « une part de moi-même », « un frère bien-aimé », c’est proclamer un lien d’égalité et de fraternité bien plus fort que sa condition sociale.
C’est affirmer que « vivre en communion » avec lui est plus important que d’utiliser son statut pour le dominer et l’exploiter.
Le mot « communion » (« koïnonia ») qu’emploie Paul pour la relation à vivre entre lui, Onésime et Philémon est si fort que l’Église a choisi ce mot pour désigner son essence, son identité la plus profonde, lors du Concile Vatican II (et dans le Catéchisme de l’Église catholique également).
Vivre en communion avec un esclave tout en le considérant comme un frère bien-aimé, c’est finalement terriblement subversif ! Et si un maître avait vraiment pratiqué cela, suivi par tous les maîtres, alors l’esclavage serait vite devenu une coquille vide.
Mais Paul était-il naïf au point de croire que la générosité fraternelle suffirait à faire tomber l’esclavage ? Ignorait-il que les « structures de péché » résistent, et doivent parfois être renversées avec le courage d’un Gandhi ou d’un Martin Luther King ? Il ne pouvait pas rêver que les murailles de Jéricho tomberaient toutes seules, sans tambours ni trompettes…
Alors, pourquoi Paul n’a-t-il pas voulu abolir l’esclavage ?
· 4° réponse : Paul a si fortement espéré le retour imminent du Christ qu’il en a oublié la transformation de la société en attendant.
Cette réponse-là est particulièrement séduisante.
C’est vrai qu’en l’an 50-70 environ où Paul écrit, il croit toujours voir de ses yeux revenir le Christ pour le Jugement Dernier. Cela nous paraît un peu naïf là encore, 2000 ans après, mais l’effervescence eschatologique du temps de Paul était énorme, à tel point qu’il était obligé quand même de rappeler aux chrétiens de Thessalonique de travailler à gagner leur vie au lieu de se tourner les pouces en attendant le retour du Christ.
Entièrement tourné vers cette espérance grandiose de voir enfin tout récapitulé dans le Christ à la plénitude des temps, Paul – on le comprend – s’intéresse beaucoup moins aux urgences sociales de son époque, aux injustices politiques, économiques pourtant criantes…
Quand tout va se terminer bientôt, ce n’est plus l’heure d’entreprendre de vastes réformes, lentes et laborieuses…
Certains chrétiens ont pu dans l’histoire prolonger faussement cette ligne eschatologique en prétendant se détourner du « monde », pour ne se consacrer qu’à l’au-delà. Pourquoi changer la misère actuelle des pauvres si la seule chose qui compte est leur bonheur après ? On voit ce que produit ce genre de raisonnement…
Reste que Paul, lui, authentiquement et sincèrement tourné vers la venue du Christ en gloire, considère ne pas avoir le temps de transformer les structures injustes, mais appelle cependant à une révolution radicale en accueillant l’esclave comme un frère bien-aimé.
Gardons la nouveauté extraordinaire du regard de Paul sur l’esclave Onésime, de sa vie « en communion » avec lui, et mettons en œuvre en même temps ce que la Doctrine sociale de l’Église a ensuite développé sur les révolutions nécessaires pour combattre les structures injustes.
Accueillons l’esclave tout en combattant l’esclavage : jamais l’un sans l’autre.
Transposez aux esclavages qui nous entourent, aux combats à mener aujourd’hui : conjuguer l’humanitaire et le politique par exemple, l’aide individuelle et la réflexion sur les causes profondes à changer etc…
Accueillir l’esclave tout en combattant l’esclavage : comment traduire cela dans l’usage de notre argent, de notre hospitalité, de notre temps… personnellement et ensemble ?
1ère lecture : « Qui peut comprendre les volontés du Seigneur ? » (Sg 9, 13-18)
Lecture du livre de la Sagesse
Quel homme peut découvrir les intentions de Dieu ? Qui peut comprendre les volontés du Seigneur ? Les réflexions des mortels sont incertaines, et nos pensées, instables ; car un corps périssable appesantit notre âme, et cette enveloppe d’argile alourdit notre esprit aux mille pensées. Nous avons peine à nous représenter ce qui est sur terre, et nous trouvons avec effort ce qui est à notre portée ; ce qui est dans les cieux, qui donc l’a découvert ? Et qui aurait connu ta volonté, si tu n’avais pas donné la Sagesse et envoyé d’en haut ton Esprit Saint ? C’est ainsi que les sentiers des habitants de la terre sont devenus droits ; c’est ainsi que les hommes ont appris ce qui te plaît et, par la Sagesse, ont été sauvés.
Psaume : Ps 89 (90), 3-4, 5-6, 12-13, 14.17abc
R/ D’âge en âge, Seigneur, tu as été notre refuge. (Ps 89, 1)
Tu fais retourner l’homme à la poussière ;
tu as dit : « Retournez, fils d’Adam ! »
À tes yeux, mille ans sont comme hier,
c’est un jour qui s’en va, une heure dans la nuit.
Tu les as balayés : ce n’est qu’un songe ;
dès le matin, c’est une herbe changeante :
elle fleurit le matin, elle change ;
le soir, elle est fanée, desséchée.
Apprends-nous la vraie mesure de nos jours :
que nos cœurs pénètrent la sagesse.
Reviens, Seigneur, pourquoi tarder ?
Ravise-toi par égard pour tes serviteurs.
Rassasie-nous de ton amour au matin,
que nous passions nos jours dans la joie et les chants.
Que vienne sur nous la douceur du Seigneur notre Dieu !
Consolide pour nous l’ouvrage de nos mains.
2ème lecture : « Accueille-le, non plus comme un esclave, mais comme un frère bien-aimé » (Phm 9b-10.12-17)
Lecture de la lettre de saint Paul apôtre à Philémon
Bien-aimé, moi, Paul, tel que je suis, un vieil homme et, qui plus est, prisonnier maintenant à cause du Christ Jésus, j’ai quelque chose à te demander pour Onésime, mon enfant à qui, en prison, j’ai donné la vie dans le Christ. Je te le renvoie, lui qui est comme mon cœur. Je l’aurais volontiers gardé auprès de moi, pour qu’il me rende des services en ton nom, à moi qui suis en prison à cause de l’Évangile. Mais je n’ai rien voulu faire sans ton accord, pour que tu accomplisses ce qui est bien, non par contrainte mais volontiers. S’il a été éloigné de toi pendant quelque temps, c’est peut-être pour que tu le retrouves définitivement, non plus comme un esclave, mais, mieux qu’un esclave, comme un frère bien-aimé : il l’est vraiment pour moi, combien plus le sera-t-il pour toi, aussi bien humainement que dans le Seigneur. Si donc tu estimes que je suis en communion avec toi, accueille-le comme si c’était moi.
Evangile : « Celui qui ne renonce pas à tout ce qui lui appartient ne peut pas être mon disciple » (Lc 14, 25-33)
Acclamation : Alléluia. Alléluia.
Pour ton serviteur, que ton visage s’illumine : apprends-moi tes commandements.
Alléluia. (Ps 118, 135)
Évangile de Jésus Christ selon saint Luc
En ce temps-là, de grandes foules faisaient route avec Jésus ; il se retourna et leur dit : « Si quelqu’un vient à moi sans me préférer à son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères et sœurs, et même à sa propre vie, il ne peut pas être mon disciple. Celui qui ne porte pas sa croix pour marcher à ma suite ne peut pas être mon disciple.
Quel est celui d’entre vous qui, voulant bâtir une tour, ne commence par s’asseoir pour calculer la dépense et voir s’il a de quoi aller jusqu’au bout ? Car, si jamais il pose les fondations et n’est pas capable d’achever, tous ceux qui le verront vont se moquer de lui : ‘Voilà un homme qui a commencé à bâtir et n’a pas été capable d’achever !’ Et quel est le roi qui, partant en guerre contre un autre roi, ne commence par s’asseoir pour voir s’il peut, avec dix mille hommes, affronter l’autre qui marche contre lui avec vingt mille ? S’il ne le peut pas, il envoie, pendant que l’autre est encore loin, une délégation pour demander les conditions de paix.
Ainsi donc, celui d’entre vous qui ne renonce pas à tout ce qui lui appartient ne peut pas être mon disciple. »
Patrick BRAUD