Déchirez vos cœurs et non vos vêtements
Déchirez vos cœurs et non vos vêtements
Homélie pour le mercredi des Cendres / Année C
10/02/2016
Cf. également :
Mercredi des cendres : de Grenouille à l’Apocalypse, un parfum d’Évangile
La radieuse tristesse du Carême
Carême : quand le secret humanise
Mercredi des Cendres : 4 raisons de jeûner
Le symbolisme des cendres
Le geste est fort et rarement utilisé aujourd’hui : déchirer ses vêtements en signe de deuil ou de pénitence. Le prophète Joël en fait une préparation à la fête de Yom Kippour (le Grand Pardon). Il va plus loin en l’intériorisant au maximum :
« Déchirez vos cœurs, et non pas vos vêtements ; et revenez à moi » (Joël 2,13).
Jésus dans l’évangile de ce Mercredi des Cendres reprend ce thème de l’intériorisation de la conversion, avec la répétition par 3 fois du mot « secret ».
Déchirer ?
Le symbole parle de lui-même.
Déchirer un tissu, c’est rompre son unité, l’éparpiller en plusieurs morceaux qui ne sont plus que des lambeaux de l’original.
Déchirer une djellaba ou une tunique de l’époque de Joël (IV° siècle avant Jésus-Christ), c’est incarner un cri de douleur où l’identité personnelle se découvre clivée, partagée, où l’unité intérieure vole en éclats sous le choc d’un deuil ou du remords.
Déchirer ses vêtements, c’est reconnaître publiquement être soi-même déchiré, morcelé, fragmenté par l’absence d’un proche ou la conscience d’un reproche légitime.
Des parents sont déchirés lorsque le corps inerte de leur petit gît entre leurs bras.
Des passants ont le coeur serré devant le carnage des attentats de 2015. La République met ses drapeaux en berne, comme autrefois les prêtres juifs déchiraient leurs habits sacerdotaux. On portait encore dans les années 50 un brassard en crêpe noir pour indiquer à tous qu’on portait le deuil d’un parent. Les immenses catafalques noirs eux aussi, recouvraient les linteaux des maisons où la mort avait passé, pendant une semaine au moins.
De tout temps il a fallu trouver les gestes qui permettent d’exorciser l’angoisse et la douleur devant la mort.
En Israël, c’était vrai également devant le repentir. Prendre conscience d’une faute grave s’accompagnait de cette déchirure des vêtements, en se mettant également de la cendre dans les cheveux en signe d’humilité et de repentance.
Comprenant qu’il ne pourrait finalement pas délivrer son frère Joseph parce qu’il avait été vendu en esclavage, Ruben « déchira ses vêtements ». Croyant que Joseph avait été dévoré par une bête sauvage, leur père, Jacob, « déchira ses manteaux » (Gn 37, 18-35). Apprenant que tous ses enfants étaient morts, Job « déchira son manteau » (Job 1,18-20). Pour informer le grand prêtre Éli qu’Israël avait subi une défaite, que ses deux fils avaient été tués et que l’arche de l’alliance avait été prise, un messager s’est présenté « les vêtements déchirés » (1 Sa 4,12-17). Lorsqu’on lui lut les paroles de la Loi et qu’il reconnut les fautes de son peuple, le roi Josias « déchira ses vêtements » (2R 22,8-13). Il y a plus d’une vingtaine d’occurrences de ce geste dans la Bible, avec très souvent celui de répandre de la cendre sur la tête en signe de deuil (cf. 1Ma 2,14 ; 3,47 …).
La tunique du Christ quant à elle demeure d’un seul morceau alors qu’il est cloué en croix. Tunique sans couture nous précise saint Jean, donc difficile à déchirer. Elle symbolise l’unité de l’Église, puisque habillant de beauté le Corps du Christ. Si Dieu déchire son coeur, c’est justement pour que l’Église reste unie ; pour que l’identité humaine de chacun soit garantie, même à travers le combat contre le mal qui divise, disperse et déshumanise.
Aujourd’hui, le langage commun a gardé quelques traces de ce symbolisme du déchirement. Quand des jeunes disent d’un groupe musical qu’il déchire, ils expriment sa capacité à les transporter ailleurs, hors d’eux-mêmes. Parfois, c’est la drogue ou le sport extrême qui engendre cette étrange ivresse de ne plus d’être soi-même. Être déchiré, s’éclater : les mots employés traduisent la recherche d’un oubli de soi dans un univers plus vaste, comme si la petite identité individuelle devait être disloquée pour renaître en de multiples facettes éparpillées à la façon d’un puzzle.
Le film « La déchirure » a immortalisé un autre aspect de ce symbole lorsqu’il concerne un pays, le Cambodge en l’occurrence. Lorsqu’un peuple ne parvient plus à maintenir son unité, lorsqu’éclate la guerre civile, le génocide ethnique ou des persécutions fratricides, la déchirure est telle qu’il faudra des années, des décennies avant que les enfants d’une même patrie réapprennent à vivre ensemble, recousent le tissu commun d’une fraternité ordinaire. Des guerres de religion à la Terreur, de 1905 aux attentats de Daech, la France doit sans cesse apprendre à ré-unir ceux que la haine a déchiré…
Déchirer ses vêtements à l’approche de Yom Kippour a donc une signification très forte : chacun reconnaît pour lui-même être divisé, fragmenté, dispersé, et demande à Dieu la grâce de l’unité retrouvée. Israël reconnaît également collectivement que cette déchirure le traverse : il se détourne trop souvent du Dieu-Un et du coup se met à courir après tant d’idoles qu’il en perd son identité.
Le grand prêtre Caïphe déchire ses vêtements lorsqu’il entend le Christ affirmer son intimité avec Dieu lors de l’interrogatoire de sa Passion (Mt 26, 59-66). C’est pour lui un blasphème insupportable, et il veut en demander pardon à Dieu. En déchirant ses vêtements, il exprime symboliquement sans le vouloir le deuil du peuple qui va mettre à mort son sauveur.
Jésus ne renie rien de ce symbolisme du déchirement. Il demande simplement d’aller au bout de ce que symbolise ce geste. La division ne vient pas de l’extérieur : elle vient du coeur de l’homme, partagé et infidèle. La perte de l’unité n’est pas seulement due à des facteurs extérieurs (le contexte social, la loi, la crise économique…) mais d’abord à une attitude spirituelle intérieure : délaisser YHWH pour de vaines idoles.
Déchirer son coeur est alors éprouver au plus profond de soi les clivages, les contradictions, les vanités qui éparpillent notre être. Et regretter amèrement tout ce qui nous lie à ces facteurs de division intérieure.
Déchirer son coeur va de pair avec pleurer sur ses péchés. Les cendres du carême sur le front rappellent la cendre sur la tête de David ou de Job reconnaissant leur outrecuidance, l’un d’avoir tué pour prendre la femme d’autrui, l’autre d’avoir refusé le caractère insondable de la grandeur divine.
Entrer en carême va de pair avec ce déchirement intérieur : si la conscience de nos incohérences ne nous vrillait pas le coeur, comment pourrions-nous avoir le désir de changer ? Si l’inventaire des dégâts causés par nos péchés ne vient pas nous attrister au point de prendre le deuil de notre dignité intérieure, où trouver la force de changer et de nous convertir ?
Quand Dieu déchire ses vêtements
Le premier à nous montrer la voie de cette déchirure (du carême) est bien Dieu en personne. Rappelez-vous le rideau du saint des saints, dans le Temple de Jérusalem : il s’est déchiré en deux lors de la mort de Jésus en croix. Or c’est un rideau très lourd, très grand, très haut, tressé dense à l’horizontale, si bien qu’il est quasi impossible à déchirer ou même à couper.
Ce rideau qui pourtant se déchire, c’est l’image de Dieu lui-même déchirant ses vêtements, comme un père prenant à l’instant le deuil de son fils. Dieu a le coeur déchiré par la mort de Jésus de Nazareth ; il vit ce drame de toutes les fibres de son être et porte publiquement son deuil. Avec comme conséquence le libre accès désormais au saint des saints : aucun rideau n’en voile plus l’accès, la Shekina divine n’est plus inaccessible, la présence de Dieu peut se répandre sur tout le peuple, car aucun tissu ne la contient plus dans l’espace vide. En déchirant ce rideau du Temple, Dieu ouvre le saint des saints et laisse son Esprit se répandre sur tout homme pour lequel le Christ est mort.
Le carême est un double déchirement : du coeur de l’homme qui éprouve combien Dieu lui manque, du coeur de Dieu qui est prêt à tout pour que la mort du Christ atteigne en tout homme son achèvement.
Saurons-nous déchirer notre coeur ?
Saurons-nous prendre le deuil de nos fautes meurtrières ?
Oserons-nous prendre conscience de notre dispersion intérieure ?
1ère lecture : « Déchirez vos cœurs et non pas vos vêtements » (Jl 2, 12-18)
Lecture du livre du prophète Joël
Maintenant – oracle du Seigneur – revenez à moi de tout votre cœur, dans le jeûne, les larmes et le deuil ! Déchirez vos cœurs et non pas vos vêtements, et revenez au Seigneur votre Dieu, car il est tendre et miséricordieux, lent à la colère et plein d’amour, renonçant au châtiment. Qui sait ? Il pourrait revenir, il pourrait renoncer au châtiment, et laisser derrière lui sa bénédiction : alors, vous pourrez présenter offrandes et libations au Seigneur votre Dieu. Sonnez du cor dans Sion : prescrivez un jeûne sacré, annoncez une fête solennelle, réunissez le peuple, tenez une assemblée sainte, rassemblez les anciens, réunissez petits enfants et nourrissons ! Que le jeune époux sorte de sa maison, que la jeune mariée quitte sa chambre ! Entre le portail et l’autel, les prêtres, serviteurs du Seigneur, iront pleurer et diront : « Pitié, Seigneur, pour ton peuple, n’expose pas ceux qui t’appartiennent à l’insulte et aux moqueries des païens ! Faudra- t-il qu’on dise : “Où donc est leur Dieu ?” »
Et le Seigneur s’est ému en faveur de son pays, il a eu pitié de son peuple.
Psaume : 50 (51), 3-4, 5-6ab, 12-13, 14.17
R/ Pitié, Seigneur, car nous avons péché ! (cf. 50, 3)
Pitié pour moi, mon Dieu, dans ton amour,
selon ta grande miséricorde, efface mon péché.
Lave- moi tout entier de ma faute,
purifie-moi de mon offense.
Oui, je connais mon péché,
ma faute est toujours devant moi.
Contre toi, et toi seul, j’ai péché,
ce qui est mal à tes yeux, je l’ai fait.
Crée en moi un cœur pur, ô mon Dieu,
renouvelle et raffermis au fond de moi mon esprit.
Ne me chasse pas loin de ta face,
ne me reprends pas ton esprit saint.
Rends- moi la joie d’être sauvé ;
que l’esprit généreux me soutienne.
Seigneur, ouvre mes lèvres,
et ma bouche annoncera ta louange.
2ème lecture : « Laissez- vous réconcilier avec Dieu. Voici maintenant le moment favorable » (2 Co 5, 20 – 6, 2)
Lecture de la deuxième lettre de saint Paul apôtre aux Corinthiens
Frères, nous sommes les ambassadeurs du Christ, et par nous c’est Dieu lui- même qui lance un appel : nous le demandons au nom du Christ, laissez- vous réconcilier avec Dieu. Celui qui n’a pas connu le péché, Dieu l’a pour nous identifié au péché, afin qu’en lui nous devenions justes de la justice même de Dieu. En tant que coopérateurs de Dieu, nous vous exhortons encore à ne pas laisser sans effet la grâce reçue de lui. Car il dit dans l’Écriture : Au moment favorable je t’ai exaucé, au jour du salut je t’ai secouru. Le voici maintenant le moment favorable, le voici maintenant le jour du salut.
Evangile : « Ton Père qui voit dans le secret te le rendra » (Mt 6, 1-6.16-18)
Acclamation : Ta Parole, Seigneur, est vérité, et ta loi, délivrance.
Aujourd’hui, ne fermez pas votre cœur, mais écoutez la voix du Seigneur.
Ta Parole, Seigneur, est vérité, et ta loi, délivrance. (cf. Ps 94, 8a.7d)
Évangile de Jésus Christ selon saint Matthieu
En ce temps- là, Jésus disait à ses disciples : « Ce que vous faites pour devenir des justes, évitez de l’accomplir devant les hommes pour vous faire remarquer. Sinon, il n’y a pas de récompense pour vous auprès de votre Père qui est aux cieux.
Ainsi, quand tu fais l’aumône, ne fais pas sonner la trompette devant toi, comme les hypocrites qui se donnent en spectacle dans les synagogues et dans les rues, pour obtenir la gloire qui vient des hommes. Amen, je vous le déclare : ceux-là ont reçu leur récompense. Mais toi, quand tu fais l’aumône, que ta main gauche ignore ce que fait ta main droite, afin que ton aumône reste dans le secret ; ton Père qui voit dans le secret te le rendra.
Et quand vous priez, ne soyez pas comme les hypocrites : ils aiment à se tenir debout dans les synagogues et aux carrefours pour bien se montrer aux hommes quand ils prient. Amen, je vous le déclare : ceux-là ont reçu leur récompense. Mais toi, quand tu pries, retire-toi dans ta pièce la plus retirée, ferme la porte, et prie ton Père qui est présent dans le secret ; ton Père qui voit dans le secret te le rendra.
Et quand vous jeûnez, ne prenez pas un air abattu, comme les hypocrites : ils prennent une mine défaite pour bien montrer aux hommes qu’ils jeûnent. Amen, je vous le déclare : ceux-là ont reçu leur récompense. Mais toi, quand tu jeûnes, parfume-toi la tête et lave-toi le visage ; ainsi, ton jeûne ne sera pas connu des hommes, mais seulement de ton Père qui est présent au plus secret ; ton Père qui voit au plus secret te le rendra. »
Patrick BRAUD