La jalousie entre nature et culture
La jalousie entre nature et culture
Homélie du 25° dimanche du temps ordinaire/année B
20/09/2015
Cf. également : « J’ai renoncé au comparatif »
Des neurones miroirs à la violence mimétique
Le point commun entre les lectures de ce dimanche est la jalousie.
- Jalousie de « ceux qui méditent le mal » contre le juste qui « se dit fils de Dieu » (Sg 2,12–14). Il revendique sa proximité avec Dieu, sa fidélité, sa douceur : détruisons-le pour montrer que cela n’est qu’illusion ; condamnons-le à une mort infâme puisque – dit-il – quelqu’un interviendra pour lui.
- Le psaume 53 se plaint : « des étrangers se sont levés contre moi… ». La jalousie des nations païennes envers Israël est à la racine de l’antisémitisme depuis des siècles.
- Jalousie et rivalité sont à l’origine des guerres, des conflits de toutes sortes, de la famille à l’entreprise, constate l’apôtre Jacques (Jc 3,16-4,3).« Vous êtes jaloux et vous n’arrivez pas à vos fins, alors vous entrez en conflit, vous faites c’est la guerre ».
- « Qui est le plus grand ? » C’est bien cette question dont les Douze débattent qui attire les foudres de Jésus. La jalousie pousse à rechercher sa gloire personnelle ; seul le service des autres permet de conjurer cette tendance destructrice. « Si quelqu’un veut être le premier, qu’il soit le dernier de tous et le serviteur de tous. »
La jalousie est l’une des racines majeures de la violence entre les hommes. La Bible la dénonce et la démasque, depuis Caïn ne supportant pas qu’Abel son frère puisse être aimé apparemment plus que lui, jusqu’au Dragon de l’Apocalypse voulant éliminer son rival né de la femme, en passant par les frères de Joseph jaloux de son statut de fils bien-aimé de Jacob, promis à de hautes responsabilités annoncées en rêve…
C’est donc un constat anthropologique qui parcourt toute la Bible : l’homme est naturellement envieux. Il a une tendance innée à jalouser autrui. Ce n’est pas tant ce que possède l’autre qui le fascine, mais bien le fait que l’autre puisse avoir ou être plus que lui. Le sacrifice d’Abel, la tunique colorée de Joseph ne sont que les symboles d’une envie d’être comme l’autre, source de la violence du premier homicide ou de la trahison fraternelle.
Deux trouvailles récentes viennent à l’appui de cette thèse biblique sur l’origine de la violence (et donc sur les moyens pour la conjurer) : les neurones miroirs, la violence mimétique.
Les neurones miroirs
On croyait que l’empathie et l’imitation étaient des caractéristiques humaines. Pas si sûr…
Les neurones miroirs sont des neurones qui s’activent, non seulement lorsqu’un individu exécute lui-même une action, mais aussi lorsqu’il regarde un congénère exécuter la même action. On peut dire en quelque sorte que les neurones dans le cerveau de celui/celle qui observe imitent les neurones de la personne observée; de là le qualitatif ‘miroir’ (mirror neurons). C’est un groupe de neurologues italiens, sous la direction de Giacomo Rizzolati (1996), qui a fait cette découverte sur des macaques. Les chercheurs ont remarqué - par hasard - que des neurones (dans la zone F5 du cortex prémoteur, cf. schéma) qui étaient activés quand un singe effectuait un mouvement avec but précis (par exemple: saisir un objet) étaient aussi activés quand le même singe observait simplement ce mouvement chez un autre singe ou chez le chercheur, qui donnait l’exemple. Il existe donc dans le cerveau des primates un lien direct entre action et observation. Cette découverte s’est faite d’abord chez des singes, mais l’existence et l’importance des neurones miroirs pour les humains a été confirmée. Dans une recherche toute récente supervisée par Hugo Théoret (Université de Montréal), Shirley Fecteau a montré que le mécanisme des neurones miroirs est actif dans le cerveau immature des petits enfants et que les réseaux de neurones miroirs continuent de se développer dans les stades ultérieurs de l’enfance. Il faut ajouter ici que les savants s’accordent pour dire que ces réseaux sont non seulement plus développés chez les adultes (comparé aux enfants), mais qu’ils sont considérablement plus évolués chez les hommes en général comparé aux autres primates. [1]
Les conséquences de cette découverte sont encore largement inexplorées. L’imitation relève donc de la nature plus que de la culture. Les grands singes ont cette capacité innée de copier en regardant. L’émotion empathique de celui qui se met à la place de l’autre viendrait en ligne directe de ces fameux neurones miroirs et non d’une éducation symbolique s’arrachant aux données neuronales. Faire comme l’autre, ressentir ce qu’il ressent relève d’un donné biologique qui conduit à l’imitation, mais aussi à l’empathie, et à l’envers de l’empathie : la jalousie.
Le constat anthropologie de la Bible s’enracine donc dans notre système neuronal lui-même : oui il est dans la nature humaine de se comparer, de copier l’autre, de l’imiter, de l’envier et donc de désirer ce que lui a et que je n’ai pas. Cette observation lucide de la jalousie consubstantielle à l’humain en quelque sorte n’a rien de désespérant pour les auteurs bibliques. Elle indique seulement le chemin d’un combat intérieur : sache que tu es taraudé par la mimésis, l’envie de copier l’autre. Cela peut engendrer en toi empathie ou jalousie : à toi de choisir laquelle va guider ton regard sur l’autre.
Si tu es Caïn ou frère de Joseph, tu laisseras ta jalousie te submerger jusqu’à éliminer celui que tu considéreras comme un rival. Si tu es Abel ou Joseph, tu verras déferler sur toi la violence de ceux qui te jalousent. Si tu es Moïse, Marie, ou Jésus de Nazareth, tu découvriras que l’humilité, la louange ou le service sont les meilleurs antidotes au poison de la jalousie.
Les neurones miroirs sont la trace de notre finitude et de notre ambivalence fondamentale. La même information véhiculée par ces synapses peut dégénérer en rivalité meurtrière où en empathie bienfaisante, en imitation source d’apprentissage ou en fureur destructrice du rival supposé.
La violence mimétique
On rejoint alors la thèse chère à l’anthropologue René Girard : la violence entre les humains a sa source dans la mimésis, le désir inné de copier et d’être comme l’autre (« vous serez comme des dieux » disait déjà le serpent de la Genèse…).
Il y a un triangle du désir. Le sujet ne désire pas de manière autonome, il ne va pas en ligne droite à l’objet de son désir car entre lui et l’objet, il y a autrui ; de telle sorte que ce qu’il désire c’est ce que désire l’autre. Le désir est mimétique. Il est l’imitation du désir de l’autre.
Les objets susceptibles d’être désirés ‘ensemble’ sont de deux sortes. Il y a d’abord ceux qui se laissent partager. Imiter le désir qu’inspirent ces objets suscite de la sympathie entre ceux qui partagent le même désir. Il y a aussi les objets qui ne se laissent pas partager, objets auxquels on est trop attaché pour les abandonner à un imitateur (carrière, amour…). La convergence de deux désirs sur un objet non partageable fait que le modèle et son imitateur ne peuvent plus partager le même désir sans devenir l’un pour l’autre un obstacle dont l’interférence, loin de mettre fin à l’imitation, la redouble et la rend réciproque. C’est ce que Girard appelle la rivalité mimétique, étrange processus de ‘feedback positif’ qui sécrète en grandes quantités la jalousie, l’envie et la haine.
Seul le Christ a défait radicalement cette violence en acceptant de la subir sans exercer de violence en retour mais en dévoilant et dénonçant son caractère injuste. Parce qu’il ne fait qu’un avec son Dieu, Jésus n’a pas besoin de posséder ce que l’autre possède, d’envier ce que l’autre est, de se comparer ni d’imiter. Il est libre : libre de se réjouir de l’autre sans jalousie, de compatir à sa détresse pour la soulager sans l’instrumentaliser, de valoriser la foi, la beauté, la droiture… des hommes et des femmes rencontrés sur sa route, gratuitement, sans envie ni rivalité.
En lui nous participons à cette libération de la violence mimétique qui est l’enjeu fondamental de la vie spirituelle.
Le patriarche Athénagoras en témoignait de façon très profonde :
« Je n’ai plus peur de rien. J’ai renoncé au comparatif. La guerre la plus dure, c’est la guerre contre soi-même. Il faut arriver à se désarmer. J’ai mené cette guerre pendant des années, elle a été terrible. Mais je suis désarmé. Je n’ai plus peur de rien, car l’amour chasse la peur. Je suis désarmé de la volonté d’avoir raison, de me justifier en disqualifiant les autres. Je ne suis plus sur mes gardes, jalousement crispé sur mes richesses.
J’accueille et je partage. Je ne tiens pas particulièrement à mes idées, à mes projets. Si l’on m’en présente de meilleurs, ou plutôt non, pas meilleurs mais bons, j’accepte sans regret. J’ai renoncé au comparatif. Ce qui est bon, vrai, réel, est toujours pour moi le meilleur. C’est pourquoi je n’ai plus peur. Quand on n’a plus rien, on n’a plus peur.
Si l’on se désarme, si l’on se dépossède, si l’on s’ouvre au Dieu-Homme qui fait toutes choses nouvelles, alors, Lui, efface le mauvais passé et nous rend un temps neuf où tout est possible. »
Résumons-nous : notre nature humaine (les neurones miroirs) comme notre histoire collective (la violence mimétique) nous mettent devant une énergie qui fait partie de notre identité la plus humaine : l’imitation. Cette mimésis dégage une telle puissance qu’elle peut conduire à la destruction de l’autre (la jalousie) ou à son imitation, à l’empathie devant devenant source de fraternité.
Laissons l’Esprit du Christ nous libérer de cette jalousie pour nous ouvrir la l’imitation véritable, l’imitation de Dieu lui-même.
Celui qui ne jalouse plus est libre : pour la louange, la compassion, l’accompagnement, sans autre arrière-pensée que de servir la croissance de l’autre.
Renoncer au comparatif nous rend libres d’aimer comme Dieu, sans jalousie aucune.
1ère lecture : « Condamnons-le à une mort infâme » (Sg 2, 12.17-20)
Lecture du livre de la Sagesse
Ceux qui méditent le mal se disent en eux-mêmes : « Attirons le juste dans un piège, car il nous contrarie, il s’oppose à nos entreprises, il nous reproche de désobéir à la loi de Dieu, et nous accuse d’infidélités à notre éducation. Voyons si ses paroles sont vraies, regardons comment il en sortira. Si le juste est fils de Dieu, Dieu l’assistera, et l’arrachera aux mains de ses adversaires. Soumettons-le à des outrages et à des tourments ; nous saurons ce que vaut sa douceur, nous éprouverons sa patience. Condamnons-le à une mort infâme, puisque, dit-il, quelqu’un interviendra pour lui. »
Psaume : Ps 53 (54), 3-4, 5, 6.8
R/ Le Seigneur est mon appui entre tous. (Ps 53, 6b)
Par ton nom, Dieu, sauve-moi,
par ta puissance rends-moi justice ;
Dieu, entends ma prière,
écoute les paroles de ma bouche.
Des étrangers se sont levés contre moi,
des puissants cherchent ma perte :
ils n’ont pas souci de Dieu.
Mais voici que Dieu vient à mon aide,
le Seigneur est mon appui entre tous.
De grand cœur, je t’offrirai le sacrifice,
je rendrai grâce à ton nom, car il est bon !
2ème lecture : « C’est dans la paix qu’est semée la justice, qui donne son fruit aux artisans de paix » (Jc 3, 16 – 4, 3)
Lecture de la lettre de saint Jacques
Bien-aimés, la jalousie et les rivalités mènent au désordre et à toutes sortes d’actions malfaisantes. Au contraire, la sagesse qui vient d’en haut est d’abord pure, puis pacifique, bienveillante, conciliante, pleine de miséricorde et féconde en bons fruits, sans parti pris, sans hypocrisie. C’est dans la paix qu’est semée la justice, qui donne son fruit aux artisans de la paix. D’où viennent les guerres, d’où viennent les conflits entre vous ? N’est-ce pas justement de tous ces désirs qui mènent leur combat en vous-mêmes ? Vous êtes pleins de convoitises et vous n’obtenez rien, alors vous tuez ; vous êtes jaloux et vous n’arrivez pas à vos fins, alors vous entrez en conflit et vous faites la guerre. Vous n’obtenez rien parce que vous ne demandez pas ; vous demandez, mais vous ne recevez rien ; en effet, vos demandes sont mauvaises, puisque c’est pour tout dépenser en plaisirs.
Evangile : « Le Fils de l’homme est livré…Si quelqu’un veut être le premier, qu’il soit le serviteur de tous » (Mc 9, 30-37)
Acclamation : Alléluia. Alléluia.
Par l’annonce de l’Évangile, Dieu nous appelle à partager la gloire de notre Seigneur Jésus Christ.
Alléluia. (cf. 2 Th 2, 14)
Évangile de Jésus Christ selon saint Marc
En ce temps-là, Jésus traversait la Galilée avec ses disciples, et il ne voulait pas qu’on le sache, car il enseignait ses disciples en leur disant : « Le Fils de l’homme est livré aux mains des hommes ; ils le tueront et, trois jours après sa mort, il ressuscitera. » Mais les disciples ne comprenaient pas ces paroles et ils avaient peur de l’interroger. Ils arrivèrent à Capharnaüm, et, une fois à la maison, Jésus leur demanda : « De quoi discutiez-vous en chemin ? » Ils se taisaient, car, en chemin, ils avaient discuté entre eux pour savoir qui était le plus grand. S’étant assis, Jésus appela les Douze et leur dit : « Si quelqu’un veut être le premier, qu’il soit le dernier de tous et le serviteur de tous. » Prenant alors un enfant, il le plaça au milieu d’eux, l’embrassa, et leur dit : « Quiconque accueille en mon nom un enfant comme celui-ci, c’est moi qu’il accueille. Et celui qui m’accueille, ce n’est pas moi qu’il accueille, mais Celui qui m’a envoyé. »
Patrick BRAUD
Mots-clés : Athénagoras, Girard, mimésis, mimétique, miroir, neurones, violence