Les sans-dents, pierre angulaire
Les sans-dents, pierre angulaire
Homélie du 27° dimanche du temps ordinaire / Année A
05/10/14
Une émotion rassurante
Valérie Trierweiler écrit dans son livre choc ‘Merci pour ce moment’ que François Hollande « s’est présenté comme l’homme qui n’aime pas les riches. En réalité, le président n’aime pas les pauvres ». Elle poursuit : « Lui, l’homme de gauche, dit en privé: “les sans-dents” très fier de son trait d’humour. »
En écrivant que François Hollande se moquait des sans-dents, Valérie Trierweiler a suscité une énorme émotion, qui allait de l’indignation à la méfiance devant une telle outrance.
Que ses propos soient vrais ou non, la réaction générale fut plutôt rassurante. Traiter de sans-dents les pauvres, les exclus de notre société qui n’ont – c’est vrai - pas les moyens de soigner leur dentition est proprement insupportable. Le mépris ordinaire se change là en insulte dégradante. La gêne quotidienne devant les mendiants, SDF et autres silhouettes fantomatiques des couloirs du métro et des cartons-pour-dormir se transforme là on attaque déshumanisante. Que les laissés-pour-compte engendrent un certain malaise quand on les croise, chacun s’y habitue, hélas. Mais là, trop c’est trop ! On sent bien que c’est tout le lien social qui risque de se déchirer si un minimum de respect et de considération n’est pas accordé aux damnés de la terre.
Remarquez au passage combien est exacte malheureusement la description cinglante des sans-dents. Effectivement, les plus pauvres se reconnaissent à une dentition effroyable, à un sourire qui n’a rien d’étincelant. La survie dans la rue ou les squats est peu compatible avec l’hygiène et les soins dentaires. Rajoutez la chevelure qui la plupart du temps est devenue clairsemée et filasse, le visage portant la trace de la galère à travers bien des rides, cicatrices et autres crevasses où la peau n’a plus guère de fleur, et vous aurez un portrait réaliste de la misère, instinctivement repoussante.
Jésus et les sans-dents
Pourquoi rappeler cette charge (juste ou injuste, seuls eux le savent) d’une femme trahie et jalouse envers son ex-compagnon ?
Parce que l’indignation suscitée nous rappelle qu’il y a des limites à fixer au mépris des pauvres.
Parce que notre évangile de ce dimanche (Mt 21, 33-43) nous demande d’aller encore plus loin. Non seulement ne méprisons pas les exclus que nous engendrons, mais bien plus reconstruisons le lien social à partir d’eux. « La pierre qu’ont rejetée les bâtisseurs est devenu la pierre d’angle. C’est là l’œuvre du Seigneur, une merveille sous nos yeux. »
En faisant corps avec les sans-dents de son époque et de sa Palestine, Jésus est devenu lui-même un de ces rejetés devant lesquels on se bouche le nez pour ne pas subir leur déchéance. « Il n’avait plus apparence humaine » (Is 52,14) disait Isaïe en annonçant le Messie défiguré sous l’opprobre de la croix. « Je suis un ver, non pas un homme » (Ps 22,7) gémissait le psaume que Jésus crucifié a su prier dans sa détresse.
Une bonne nouvelle pour les moins-que-rien
Pierre rejetée, pierre angulaire : d’habitude, on commente ce genre d’images en se plaçant du côté des bâtisseurs. Avec une conclusion fort logique : réintégrez les rejetés dans vos projets, vos constructions, si vous voulez que ce que vous construisez ne soit pas vain, promis à la destruction.
Et c’est déjà un message d’une extraordinaire portée sociale. « Si Dieu ne bâtit la maison, les bâtisseurs travaillent en vain » (Ps 127,1). Or la manière dont Dieu bâtit l’humanité nouvelle, c’est en partant des exclus pour en faire le pivot, le critère de réussite de la construction globale. Si donc nous voulons bâtir comme Dieu et avec lui, c’est en intégrant les exclus en amont, au fondement de nos projets que nous pourrons réussir.
Mais plaçons-nous maintenant du côté de ceux qui sont rejetés par les bâtisseurs, et le message est encore plus puissant :
Vous qui êtes humiliés aujourd’hui, Dieu vous remettra au centre.
Vous qu’on regarde à la dérobée, un jour dans le face-à-face avec Dieu vous retrouverez l’attention de vos frères.
Vous devant qui on se bouche le nez imperceptiblement lorsqu’on est obligé de vous frôler, vous êtes appelés à répandre autour de vous l’odeur même de la sainteté de Dieu !
Si vous êtes de ces invisibles qui n’apparaissent nulle part si ce n’est dans les statistiques du chômage ou de l’aide sociale, cet évangile est pour vous.
Si vous faites partie des 150 000 SDF qui en France sont à la charge des autres, ou bien des milliers d’immigrants sans existence légale, ou bien de la foule des anonymes que justement personne ne remarque parce que vous êtes en dehors des cercles qui comptent dans la société, alors réjouissez-vous : Dieu lui-même reconstruit l’humanité à partir de vous, dès maintenant.
Comment ? Vous seuls pouvez raconter.
Vous seuls pouvez témoigner de la façon dont Dieu s’y prend, à travers des rencontres, des événements, pour reconstruire des espérances autrefois ruinées.
Votre responsabilité est grande :
- proclamer à la face de tous ceux qui ont réussi que le rejet et l’exclusion n’auront pas le dernier mot.
- incarner la promesse qui a permis au Christ de traverser sa Passion : « la pierre rejetée par les bâtisseurs est devenue la pierre d’angle ».
Pourquoi ? Parce que votre expérience d’être « jeté dehors », « à l’extérieur de la vigne », peut aider les autres à devenir plus humains, si vous savez raconter et transmettre tout ce que vous apprenez de l’épreuve.
Et si vous ne faites pas partie de ce peuple de l’ombre, parce que vous avez à peu près réussi les grandes étapes de votre existence, alors prêtez l’oreille à ceux qui ont un message salutaire à vous transmettre.
Et donnez-leur la parole.
Dans vos assemblées de prière, vos associations, vos entreprises, vos quartiers, arrêtez de parler d’eux, de parler sur eux, de prier pour eux ; redonnez-leur la place qui est la leur dans votre prière, votre travail, votre vie sociale : au centre, pierre angulaire d’une nouvelle manière de vivre plus humaine et plus vraie.
L’Église est par nature le peuple des sans-dents, des invisibles, des pierres rejetées par les bâtisseurs.
Aux paroisses, communautés religieuses et diocèses de laisser les exclus occuper le centre de nos assemblées, et non pas la périphérie.
Arrêtons de parler sur la pauvreté ; laissons les plus pauvres prendre la parole au milieu de nous (cf. le rassemblement Diaconia 2013 à Lourdes) …
Lectures du 27° dimanche du temps ordinaire Année A
Livre d’Isaïe 5,1-7.
Je chanterai pour mon ami le chant du bien-aimé à sa vigne. Mon ami avait une vigne sur un coteau plantureux. Il en retourna la terre et en retira les pierres, pour y mettre un plant de qualité. Au milieu, il bâtit une tour de garde et creusa aussi un pressoir. Il en attendait de beaux raisins, mais elle en donna de mauvais. Et maintenant, habitants de Jérusalem, hommes de Juda, soyez donc juges entre moi et ma vigne ! Pouvais-je faire pour ma vigne plus que je n’ai fait ? J’attendais de beaux raisins, pourquoi en a-t-elle donné de mauvais ? Eh bien, je vais vous apprendre ce que je vais faire de ma vigne : enlever sa clôture pour qu’elle soit dévorée par les animaux, ouvrir une brèche dans son mur pour qu’elle soit piétinée. J’en ferai une pente désolée ; elle ne sera ni taillée ni sarclée, il y poussera des épines et des ronces ; j’interdirai aux nuages d’y faire tomber la pluie. La vigne du Seigneur de l’univers, c’est la maison d’Israël. Le plant qu’il chérissait, ce sont les hommes de Juda. Il en attendait le droit, et voici l’iniquité ; il en attendait la justice, et voici les cris de détresse.
Psaume 80(79), 9-10.13-14.15-16a.19-20.
La vigne que tu as prise à l’Égypte,
tu la replantes en chassant des nations.
Tu déblaies le sol devant elle,
tu l’enracines pour qu’elle emplisse le pays.
Pourquoi as-tu percé sa clôture ?
Tous les passants y grappillent en chemin ;
le sanglier des forêts la ravage
et les bêtes des champs la broutent.
Dieu de l’univers reviens !
Du haut des cieux, regarde et vois :
visite cette vigne, protège-la,
celle qu’a plantée ta main puissante.
Jamais plus nous n’irons loin de toi :
fais-nous vivre et invoquer ton nom !
Seigneur, Dieu de l’univers, fais-nous revenir ;
que ton visage s’éclaire, et nous serons sauvés !
Lettre de saint Paul Apôtre aux Philippiens 4,6-9.
Frères, ne soyez inquiets de rien, mais, en toute circonstance, dans l’action de grâce priez et suppliez pour faire connaître à Dieu vos demandes.
Et la paix de Dieu, qui dépasse tout ce qu’on peut imaginer, gardera votre cœur et votre intelligence dans le Christ Jésus.
Enfin, mes frères, tout ce qui est vrai et noble, tout ce qui est juste et pur, tout ce qui est digne d’être aimé et honoré, tout ce qui s’appelle vertu et qui mérite des éloges, tout cela, prenez-le à votre compte.
Ce que vous avez appris et reçu, ce que vous avez vu et entendu de moi, mettez-le en pratique. Et le Dieu de la paix sera avec vous.
Évangile de Jésus Christ selon saint Matthieu 21,33-43.
Jésus disait aux chefs des prêtres et aux pharisiens : « Écoutez cette parabole : Un homme était propriétaire d’un domaine ; il planta une vigne, l’entoura d’une clôture, y creusa un pressoir et y bâtit une tour de garde. Puis il la donna en fermage à des vignerons, et partit en voyage. Quand arriva le moment de la vendange, il envoya ses serviteurs auprès des vignerons pour se faire remettre le produit de la vigne. Mais les vignerons se saisirent des serviteurs, frappèrent l’un, tuèrent l’autre, lapidèrent le troisième. De nouveau, le propriétaire envoya d’autres serviteurs plus nombreux que les premiers ; mais ils furent traités de la même façon. Finalement, il leur envoya son fils, en se disant : ‘Ils respecteront mon fils. ‘ Mais, voyant le fils, les vignerons se dirent entre eux : ‘Voici l’héritier : allons-y ! tuons-le, nous aurons l’héritage ! ‘ Ils se saisirent de lui, le jetèrent hors de la vigne et le tuèrent. Eh bien, quand le maître de la vigne viendra, que fera-t-il à ces vignerons ? » On lui répond : « Ces misérables, il les fera périr misérablement. Il donnera la vigne en fermage à d’autres vignerons, qui en remettront le produit en temps voulu. » Jésus leur dit : « N’avez-vous jamais lu dans les Écritures : La pierre qu’ont rejetée les bâtisseurs est devenue la pierre angulaire. C’est là l’œuvre du Seigneur, une merveille sous nos yeux ! Aussi, je vous le dis : Le royaume de Dieu vous sera enlevé pour être donné à un peuple qui lui fera produire son fruit.
Patrick Braud