La table du Jeudi saint
La table du Jeudi saint
Homélie pour le Jeudi Saint / Année C
28/03/2013
Ce n’était sans doute pas une table qui trônait dans la salle préparée pour la Pâque juive réunissant Jésus et ses disciples ce jeudi-là. C’était plus vraisemblablement un aménagement de coussins ou de divans, plus ou moins en cercle. Les convives s’allongeaient, couchés sur le côté de façon à pouvoir se parler. Ils mangeaient à un plat commun en y puisant à tour de rôle. C’est ce qui explique la fameuse bouchée commune par laquelle Jésus désigne Judas comme celui qui va le livrer (Mc 15). C’est ce qui explique également le geste du lavement des pieds, non pas à quatre pattes sous une table, mais bien au cours du repas au pied de chaque disciple allongé sur les coussins à même le sol. C’est ce qui explique encore le geste de l’onction de Béthanie, où une femme pleure sur les pieds de Jésus et les essuie de ses cheveux : geste impossible si c’était une table classique, mais accessible si Jésus est allongé pour le repas, selon la coutume de son époque.
Bref, la table du Jeudi saint n’était sans doute pas une table.
Pourtant, en vertu des lois de l’inculturation, les générations ultérieures ont bâti des tables-autels dans leurs églises pour y célébrer le dernier repas du Christ. Avec raison. Essayons de parcourir quelques usages du mot table en français pour voir comment l’eucharistie assume ou non tous les sens de ce mot nous reliant au Jeudi saint.
« À table ! »
Cette expression familière retentit toujours à l’heure du repas. Pour rassembler la famille dispersée chacun dans sa chambre, il faut soit crier, soit sonner une clochette, soit compter sur la bonne odeur de cuisine se répandant dans l’escalier jusqu’aux étages pour faire bouger les petits et les grands.
Crier « à table » est l’office de la cloche de l’église. Elle sonne à travers les airs pour arracher chacun à sa quotidienneté et lui transmettre une joyeuse invitation. « Viens, tu es attendu ; la table est prête ».
L’eucharistie comme convocation et rassemblement du Peuple de Dieu tient là un symbole fort : c’est l’appel de Dieu qui constitue l’Église ; c’est l’invitation au festin qui fait l’assemblée (l’ekklèsia) et non les sympathies naturelles existantes ou non entre les uns et les autres.
L’Église n’est pas un club, parce que l’eucharistie s’adresse à tous : « à table ! »
Faire table ouverte
L’eucharistie assume facilement cette jolie expression : il y a toujours de la place pour le passant, l’étranger, l’esseulé. Comme autrefois dans les familles on laissait toujours une place vide pour la « part du pauvre », au cas où un nécessiteux frapperait à la porte pour demander à manger.
Il devrait toujours y avoir dans nos messes cette vigilance pour garder ouvert le cercle des habitués. Quel contre-témoignage lorsqu’une assemblée paroissiale semble fermée, ne sait pas accueillir les nouveaux, ou laisse repartir les inconnus sans même leur adresser une parole, un regard, un sourire !
L’eucharistie fait table ouverte, sinon ce n’est pas l’eucharistie.
Table d’hôte
L’hospitalité eucharistique n’est pas un vain mot dans la tradition de l’Église. Dans les premiers siècles, lorsque les prêtres se déplaçaient dans une autre Église locale, ils montraient leurs « lettres de communion » (koïnonia grammatica) rédigées par leur évêque, et était alors admis à la table eucharistique pour célébrer avec le clergé local. La coutume continue, plus juridique hélas, avec le celebret, document qu’un prêtre doit normalement fournir pour pouvoir célébrer ailleurs que dans son diocèse comme s’il était chez lui.
Au-delà des seuls ministres, pratiquer l’hospitalité eucharistique entre Églises diverses est une nécessité interne à l’eucharistie. Comme pour une table d’hôte où chacun est chez lui chez l’autre, nos messes devraient être un lieu d’accueil, d’hospitalité, où nous nous mettons à disposition de ceux qui viennent d’ailleurs. Est-ce vraiment le cas ? N’est-ce pas une des raisons pour lesquelles nos assemblées n’attirent plus guère ?
Table ronde
Organiser une table ronde, par exemple avec des clients ou des fournisseurs en entreprise, c’est réunir sur un pied d’égalité des gens situés différemment, pour faire circuler entre eux une parole plus féconde que la succession de N discours individuels.
L’eucharistie assume également cette signification (à condition que ronde ne veuille pas dire fermée !). D’autant plus que autour d’une table ronde, personne ne domine contrairement à une forme rectangulaire ou en V. Dans une réunion en cercle, si l’un préside, c’est au service de l’échange entre tous. En rectangle ou en V, celui qui se situe à une extrémité détient de ce fait un pouvoir de domination sur le groupe. Regardez les salles de réunion en entreprise ou en paroisse ou à l’école : l’organisation physique des tables et des chaises en dit long sur les rapports de pouvoir.
Or dans l’eucharistie, le Christ interdit toute domination : « les rois des nations païennes commandent en maîtres. ». Hélas, prêtres et évêques ont parfois oublié cet ordre du Christ, et ont subtilement réintroduit des dominations sur ceux qu’ils sont censés servir. On aura beau répéter le geste du lavement des pieds le Jeudi saint, si cela ne s’incarne pas dans la vie de l’Église par une réelle égalité entre tous, par une conception du ministère comme service, alors la contradiction sera si flagrante qu’il ne faudra pas s’étonner de devenir inaudibles, non crédibles…
Table rase
« Du passé faisons table rase ! »
Ce célèbre slogan révolutionnaire convient mal à l’eucharistie. Du moins dans un premier temps. En effet l’eucharistie fait mémoire, et donc s’enracine dans ce Jeudi de Palestine en voulant y être fidèle. Dans un deuxième temps cependant, faire table rase du passé pourrait quand même renvoyer à la dimension eschatologique de la Cène. Le dernier repas du Christ inaugure un monde réellement nouveau, une nouvelle création du monde. Le pain et le vin basculent tout entier du côté de ce monde de la résurrection (c’est le sens du vieux mot transsubstantiation) pour nous y entraîner à notre tour en y communiant. Isaïe le disait fort justement : « ne vous souvenez plus du passé… »
Le côté révolutionnaire de l’eucharistie est donc de nous ouvrir à l’avenir de Dieu, sans préjuger de notre passé humain. C’est en s’appuyant sur le passé du Christ (sa passion, sa résurrection) que nous pouvons enfin être libérés des pesanteurs de notre propre passé, et nous ouvrir à des perspectives radicalement nouvelles. La tabula rasa de l’eucharistie est celle de nos efforts/faiblesses trop humains. Celui qui vient à l’autel reçoit entre ses mains son avenir, pas la prolongation de son passé.
« Souviens-toi de ton futur… »
Tabler sur Dieu
En français, tabler sur quelqu’un, c’est s’appuyer sur lui comme on s’appuie sur une table pour refaire ses forces. L’eucharistie nous apprend à tabler sur Dieu, à compter sur lui plus que sur nous-mêmes. Radical lâcher-prise qui n’est pas de la résignation, du renoncement ou du fatalisme. Comme le disait St Ignace de Loyola : « Tout faire comme si cela ne dépendait que de moi seul ; mais tout attendre de Dieu seul ».
Nous ne venons pas à la messe célébrer une réussite (sinon que ferait celui qui n’en a pas ?). Nous venons nous ouvrir à l’avenir absolu qui peut faire irruption dans nos vies.
Nous ne comptons pas sur nos efforts, nous tablons sur Dieu qui fait toute chose nouvelle. Réduire l’eucharistie à une autocélébration d’un groupe motivé transformerait l’Eglise en club privé.
Il y a encore d’autres expressions françaises utilisant le mot table et assumées plus ou moins dans l’eucharistie. Que celles que nous venons d’évoquer nous aident à regarder d’un autre oeil les tables qui nous rassemblent en famille, en entreprise etc.
Qu’elles nous aident à renouveler notre sens eucharistique, pour rester fidèles au dernier repas du Christ, serviteur jusqu’à en mourir.
1ère lecture : L’agneau pascal (Ex 12, 1-8.11-14)
Lecture du livre de l’Exode
Dans le pays d’Égypte, le Seigneur dit à Moïse et à son frère Aaron :
« Ce mois-ci sera pour vous le premier des mois, il marquera pour vous le commencement de l’année. Parlez ainsi à toute la communauté d’Israël : le dix de ce mois, que l’on prenne un agneau par famille, un agneau par maison.
Si la maisonnée est trop peu nombreuse pour un agneau, elle le prendra avec son voisin le plus proche, selon le nombre des personnes. Vous choisirez l’agneau d’après ce que chacun peut manger. Ce sera un agneau sans défaut, un mâle, âgé d’un an. Vous prendrez un agneau ou un chevreau.
Vous le garderez jusqu’au quatorzième jour du mois. Dans toute l’assemblée de la communauté d’Israël, on l’immolera au coucher du soleil.
On prendra du sang, que l’on mettra sur les deux montants et sur le linteau des maisons où on le mangera.
On mangera sa chair cette nuit-là, on la mangera rôtie au feu, avec des pains sans levain et des herbes amères.
Vous mangerez ainsi : la ceinture aux reins, les sandales aux pieds, le bâton à la main. Vous mangerez en toute hâte : c’est la Pâque du Seigneur.
Cette nuit-là, je traverserai le pays d’Égypte, je frapperai tout premier-né au pays d’Égypte, depuis les hommes jusqu’au bétail. Contre tous les dieux de l’Égypte j’exercerai mes jugements : je suis le Seigneur.
Le sang sera pour vous un signe, sur les maisons où vous serez. Je verrai le sang, et je passerai : vous ne serez pas atteints par le fléau dont je frapperai le pays d’Égypte.
Ce jour-là sera pour vous un mémorial. Vous en ferez pour le Seigneur une fête de pèlerinage. C’est une loi perpétuelle : d’âge en âge vous la fêterez. »
Psaume : Ps 115, 12-13, 15-18
R/ Bénis soient la coupe et le pain,
où ton peuple prend corps
Comment rendrai-je au Seigneur
tout le bien qu’il m’a fait ?
J’élèverai la coupe du salut,
j’invoquerai le nom du Seigneur.
Il en coûte au Seigneur
de voir mourir les siens !
Ne suis-je pas, Seigneur, ton serviteur,
moi, dont tu brisas les chaînes ?
Je t’offrirai le sacrifice d’action de grâce,
j’invoquerai le nom du Seigneur.
Je tiendrai mes promesses au Seigneur,
oui, devant tout son peuple.
2ème lecture : Le repas du Seigneur (1Co 11, 23-26)
Lecture de la première lettre de saint Paul Apôtre aux Corinthiens
Frères, moi, Paul, je vous ai transmis ce que j’ai reçu de la tradition qui vient du Seigneur : la nuit même où il était livré, le Seigneur Jésus prit du pain, puis, ayant rendu grâce, il le rompit, et dit : « Ceci est mon corps, qui est pour vous. Faites cela en mémoire de moi. »
Après le repas, il fit de même avec la coupe, en disant : « Cette coupe est la nouvelle Alliance en mon sang. Chaque fois que vous en boirez, faites cela en mémoire de moi. »
Ainsi donc, chaque fois que vous mangez ce pain et que vous buvez à cette coupe, vous proclamez la mort du Seigneur, jusqu’à ce qu’il vienne.
Evangile : Le lavement des pieds (Jn 13, 1-15)
Acclamation : Gloire et louange à toi,
Seigneur Jésus.
« Tu nous donnes un commandement nouveau :
Aimez-vous les uns les autres
comme je vous ai aimés. »
Gloire et louange à toi,
Seigneur Jésus. (cf. Jn 13, 34)
Évangile de Jésus Christ selon saint Jean
Avant la fête de la Pâque, sachant que l’heure était venue pour lui de passer de ce monde à son Père, Jésus, ayant aimé les siens qui étaient dans le monde, les aima jusqu’au bout.
Au cours du repas, alors que le démon a déjà inspiré à Judas Iscariote, fils de Simon, l’intention de le livrer, Jésus, sachant que le Père a tout remis entre ses mains, qu’il est venu de Dieu et qu’il retourne à Dieu, se lève de table, quitte son vêtement, et prend un linge qu’il se noue à la ceinture ; puis il verse de l’eau dans un bassin, il se met à laver les pieds des disciples et à les essuyer avec le linge qu’il avait à la ceinture.
Il arrive ainsi devant Simon-Pierre. Et Pierre lui dit : « Toi, Seigneur, tu veux me laver les pieds ! »
Jésus lui déclara : « Ce que je veux faire, tu ne le sais pas maintenant ; plus tard tu comprendras. »
Pierre lui dit : « Tu ne me laveras pas les pieds ; non, jamais ! » Jésus lui répondit : « Si je ne te lave pas, tu n’auras point de part avec moi. »
Simon-Pierre lui dit : « Alors, Seigneur, pas seulement les pieds, mais aussi les mains et la tête ! »
Jésus lui dit : « Quand on vient de prendre un bain, on n’a pas besoin de se laver : on est pur tout entier. Vous-mêmes, vous êtes purs, … mais non pas tous. »
Il savait bien qui allait le livrer ; et c’est pourquoi il disait : « Vous n’êtes pas tous purs. »
Après leur avoir lavé les pieds, il reprit son vêtement et se remit à table. Il leur dit alors : « Comprenez-vous ce que je viens de faire ?
Vous m’appelez ‘Maître’ et ‘Seigneur’, et vous avez raison, car vraiment je le suis.
Si donc moi, le Seigneur et le Maître, je vous ai lavé les pieds, vous aussi vous devez vous laver les pieds les uns aux autres.
C’est un exemple que je vous ai donné afin que vous fassiez, vous aussi, comme j’ai fait pour vous. »
Patrick Braud