Éveiller à d’autres appétits
Éveiller à d’autres appétits
Homélie du 18° dimanche ordinaire / Année B
05/08/12
À 22 heures, trouverait-il encore une épicerie ouverte ? Rentré tard du travail, Éric, jeune cadre dynamique, erre dans la rue, la faim au ventre, à la recherche d’une simple tranche de jambon. Soudain, à l’angle du boulevard, il entend une voix intérieure lui murmurer : « Éric, ta vie est plus vide que ton garde-manger ». Parole choc qui fut l’origine d’une conversion foudroyante. Lorsque des années plus tard, devenu moine, Éric faisait le récit de cet événement fondateur, il le concluait en disant avec un beau sourire : « et moi qui ne cherchais qu’une tranche de jambon ! »
L’histoire de ce cadre à la recherche d’une tranche de jambon rejoint celle de la foule affamée sur laquelle Jésus ne se fait aucune illusion : « vous me cherchez, non parce que vous avez vu des signes, mais parce que vous avez mangé du pain et que vous avez été rassasiés ».
De bas en haut de la pyramide
Pourtant, Jésus ne méprise pas cette première fin basique, fondamentale, à la base de la pyramide des besoins de Maslow. Il a pris grand soin de nourrir cette foule dont il a pitié. Les besoins élémentaires des foules ont toujours ému Jésus au plus haut point, jusqu’à déclencher cet acte inouï : distribuer cinq pains et deux poissons pour 5000 hommes !
Les humanitaires de tous poils seront rassurés : l’Église, dans la foulée de Jésus, sera toujours à leurs côtés pour nourrir les peuples du Sahel ou d’Asie, soigner, apporter l’eau potable à disposition du plus grand nombre etc. Mais à la différence des humanitaires, Jésus ne s’arrête pas à cette fin primaire. Pour lui, éveiller la foule à d’autres appétits est tout aussi essentiel que de satisfaire son appétit matériel. « Ne travaillez pas pour la nourriture qui se perd, mais pour la nourriture qui se garde jusque dans la vie éternelle ».
Le ventre plein ne garantit pas un coeur empli de vraies richesses. Il est des ventres creux qui témoignent de plus d’humanité que des nantis. Bien souvent, il faut d’abord apporter nourriture et boisson avant que de pouvoir évoquer d’autres finalités (c’est le sens de la hiérarchie des besoins dans la pyramide de Maslow). Mais pas toujours. Bien des Européens venus en toute bonne conscience sauver de la famine des populations en détresse sont repartis bouleversés par ce qu’ils ont appris : une vraie joie peut exister chez les plus démunis, le sens de l’existence peut apparaître plus lumineux, plus simple et riche à la fois chez des gens pourtant en grande détresse matérielle.
Donner du pain ne suffit pas, car l’homme se nourrit de bien plus substantiel encore : la parole, la relation, l’échange. Jésus a rassasié la foule au bord du lac de Tibériade. Du coup, cette masse a eu assez d’énergie et d’envie pour prendre des barques et le risque de traverser le lac afin de rejoindre Jésus sur l’autre rive. Comme quoi le premier rassasiement n’était que de courte durée ! Au moins cela les a assez motivés pour chercher à suivre Jésus, jusqu’à affronter la traversée du lac.
Assumer des appétits mélangés
Cette ambiguïté du désir des foules est très rassurante pour nous. D’autant que Jésus a assumé cette ambiguïté, en cherchant à l’orienter vers un désir plus grand. Chacun peut se mettre en mouvement pour des causes multiples, pas forcément très glorieuses au début. On met un cierge pour réussir un examen. On se met à prier pour conjurer la maladie d’un proche. On partage un peu de son argent pour bénéficier des réductions fiscales. On fait un boulot pour gagner sa vie etc. Un ancien évêque de Koudougou (Burkina Faso) racontait avec humour qu’il était devenu prêtre parce que, enfant, il passait derrière la cuisine des Pères et trouvait que cela sentait délicieusement bon…
Rien de déshonorant à tout cela, puisque le Christ n’a pas dédaigné nourrir les foules. Ce qui serait désespérant, ce serait d’en rester là. Ce serait de se satisfaire de tonnes de riz envoyées en urgence, ou de se satisfaire de combler ses besoins élémentaires pour soi-même.
Il y a un autre pain, plus substantiel que celui qu’il faut pourtant distribuer à ceux qui en manquent. Le « pain de vie » dont parle Jésus en parlant de lui-même demande un appétit d’une autre nature. C’est cet appétit que l’Église doit éveiller au coeur de nos contemporains, surtout dans la vieille Europe à la fois si comblée matériellement et si inquiète de ce seul matériel.
Révéler d’autre faims, faire surgir d’autres soifs, accueillir et accompagner celles qui déjà se font jour (sur la qualité de vie, sur le respect de l’environnement, sur la recherche de relations plus humaines etc.) : la nouvelle évangélisation de l’Europe demande de re-susciter des appétits plus exigeants que les seules revendications matérielles légitimes (en temps de crise encore plus).
Des appétits nouveaux
Des signes encourageants existent en ce sens.
Durant l’été par exemple, les hôtelleries des monastères ne désemplissent pas, fréquentées par des personnes de tous horizons religieux à la recherche d’intériorité, de silence, d’écoute.
Autre exemple : les expositions, les musées, les festivals, les manifestations culturelles de tous ordres pullulent en France avec un succès croissant entre juin et septembre, signe que les touristes ne se contentent pas de sable et de soleil.
Regardez encore ces jeunes prêts à donner une année de leur carrière au service d’une cause qui leur tient à coeur. Le service civique, la coopération au développement, les engagements associatifs prouvent qu’il existe d’autres moteurs à l’action que la maximisation du profit personnel.
Dans la multiplicité des aspirations écologiques actuelles émergent également des appétits différents : habiter autrement, mieux gérer l’équilibre vie privé/vie professionnelle, réintroduire une certaine sobriété dans la consommation et une certaine simplicité dans le train de vie etc.
Renoncer à l’instrumentalisation
En accompagnant et confortant ces aspirations, l’Église aura à coeur d’aller encore plus loin : en tout homme existe le désir de profondeur intérieure, de dialogue avec Dieu, de libres interrogations sur le sens de la mort, de la souffrance, de l’injustice.
Quand Jésus nourrissait les foules, il leur donnait du pain et des paroles vitales, sans instrumentaliser l’un au service de l’autre.
On sait que la tentation de tous les intégrismes réside justement dans cette instrumentalisation. Faire du social pour asservir au pouvoir religieux est la tactique des Frères musulmans en Égypte ou ailleurs. L’Église doit dénoncer cet asservissement et refuser de le pratiquer. Quand le Secours Catholique donne, il n’exige aucune contrepartie – surtout pas religieuse – en retour. Quand l’Abbé Pierre a fondé Emmaüs, et le Père Joseph Wrezinski ATD Quart-Monde, ils ont tout de suite rendus leur association non confessionnelle, pour éviter cette confusion. Ce qui n’empêche pas un certain esprit évangélique d’y souffler ; et ce qui rend libre d’être une force d’inspiration, une proposition sans contrainte.
On n’instrumentalise pas la misère ou les difficultés économiques d’un peuple pour le ranger sous une bannière quelconque.
La nouvelle évangélisation doit s’inspirer de cette gratuité fondatrice : nourrir les foules avec du pain pour le ventre et du « pain de vie » pour tout l’être, sans instrumentalisation aucune.
Cela commence par chacun de nous.
Quelle est ma nourriture ? Quelle est la nourriture que je donne à ceux qui m’entourent ?
1ère lecture : Le don de la manne au désert (Ex 16, 2-4.12-15)
Lecture du livre de l’Exode
Dans le désert, toute la communauté des fils d’Israël récriminait contre Moïse et son frère Aaron. Les fils d’Israël leur dirent : « Ah ! Il aurait mieux valu mourir de la main du Seigneur, au pays d’Égypte, quand nous étions assis près des marmites de viande, quand nous mangions du pain à satiété ! Vous nous avez fait sortir dans ce désert pour faire mourir de faim tout ce peuple assemblé ! »
Le Seigneur dit à Moïse : « Voici que, du ciel, je vais faire pleuvoir du pain. Le peuple sortira pour recueillir chaque jour sa ration quotidienne, et ainsi je vais le mettre à l’épreuve : je verrai s’il obéit, ou non, à ma loi. J’ai entendu les récriminations des fils d’Israël. Tu leur diras : ‘Après le coucher du soleil, vous mangerez de la viande et, le lendemain matin, vous aurez du pain à satiété. Vous reconnaîtrez alors que moi, le Seigneur, je suis votre Dieu.’ » Le soir même, surgit un vol de cailles qui recouvrirent le camp ; et, le lendemain matin, il y avait une couche de rosée autour du camp. Lorsque la couche de rosée s’évapora, il y avait, à la surface du désert, une fine croûte, quelque chose de fin comme du givre, sur le sol. Quand ils virent cela, les fils d’Israël se dirent l’un à l’autre : « Mann hou ? » (ce qui veut dire : Qu’est-ce que c’est ?) car ils ne savaient pas ce que c’était. Moïse leur dit : « C’est le pain que le Seigneur vous donne à manger. »
Psaume : 77, 3.4ac, 23-24, 25.52a.54a
R/ Donne-nous Seigneur, le pain du ciel !
Nous avons entendu et nous savons
ce que nos pères nous ont raconté ;
nous le redirons à l’âge qui vient,
les titres de gloire du Seigneur,
Il commande aux nuées là-haut,
il ouvre les écluses du ciel :
pour les nourrir il fait pleuvoir la manne,
il leur donne le froment du ciel.
Chacun se nourrit du pain des forts,
il les pourvoit de vivres à satiété.
Tel un berger, il conduit son peuple,
Il les fait entrer dans son domaine sacré.
2ème lecture : L’homme nouveau (Ep 4, 17.20-24 )
Lecture de la lettre de saint Paul Apôtre aux Ephésiens
Frères, je vous le dis, je vous l’affirme au nom du Seigneur : vous ne devez plus vous conduire comme les païens qui se laissent guider par le néant de leur pensée. Lorsque vous êtes devenus disciples du Christ, ce n’est pas cela que vous avez appris, si du moins c’est bien lui qu’on vous a annoncé et enseigné, selon la vérité de Jésus lui-même. Il s’agit de vous défaire de votre conduite d’autrefois, de l’homme ancien qui est en vous, corrompu par ses désirs trompeurs. Laissez-vous guider intérieurement par un esprit renouvelé. Adoptez le comportement de l’homme nouveau, créé saint et juste dans la vérité, à l’image de Dieu.
Evangile : Le pain venu du ciel (Jn 6, 24-35)
Acclamation : Alléluia. Alléluia. Le Seigneur a nourri son peuple au désert, il l’a rassasié du pain du ciel. Alléluia. (cf. Ps 77, 24)
Évangile de Jésus Christ selon saint Jean
La foule s’était aperçue que Jésus n’était pas au bord du lac, ni ses disciples non plus. Alors les gens prirent les barques et se dirigèrent vers Capharnaüm à la recherche de Jésus.
L’ayant trouvé sur l’autre rive, ils lui dirent : « Rabbi, quand es-tu arrivé ici ? »
Jésus leur répondit : « Amen, amen, je vous le dis : vous me cherchez, non parce que vous avez vu des signes, mais parce que vous avez mangé du pain et que vous avez été rassasiés. Ne travaillez pas pour la nourriture qui se perd, mais pour la nourriture qui se garde jusque dans la vie éternelle, celle que vous donnera le Fils de l’homme, lui que Dieu, le Père, a marqué de son empreinte. »
Ils lui dirent alors : « Que faut-il faire pour travailler aux ?uvres de Dieu ? » Jésus leur répondit :
« L’?uvre de Dieu, c’est que vous croyiez en celui qu’il a envoyé. »
Ils lui dirent alors : « Quel signe vas-tu accomplir pour que nous puissions le voir, et te croire ? Quelle oeuvre vas-tu faire ? Au désert, nos pères ont mangé la manne ; comme dit l’Écriture : Il leur a donné à manger le pain venu du ciel. »
Jésus leur répondit : « Amen, amen, je vous le dis : ce n’est pas Moïse qui vous a donné le pain venu du ciel ; c’est mon Père qui vous donne le vrai pain venu du ciel.
Le pain de Dieu, c’est celui qui descend du ciel et qui donne la vie au monde. »
Ils lui dirent alors : « Seigneur, donne-nous de ce pain-là, toujours. »
Jésus leur répondit : « Moi, je suis le pain de la vie. Celui qui vient à moi n’aura plus jamais faim ; celui qui croit en moi n’aura plus jamais soif. »
Patrick Braud