L’amour du prochain et le « care »
L’amour du prochain et le « care »
Homélie du 30° dimanche ordinaire / Année A
23/10/2011
Une tentation du catholicisme en France pourrait bien être de devenir une religion de la « relation courte ». Devenue minoritaire, la communauté catholique pourrait tomber dans le piège d’un repli sur des relations interpersonnelles chaleureuses entre les happy few de petites communautés très identitaires.
Dans ce contexte, le deuxième commandement cité par Jésus en Mt 22,34-40 serait interprété selon une logique très individualiste. « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » serait traduit par : souris à ton voisin ; prend soin de tes collègues ; fais attention à tes proches. Les théoriciens du « care » aux États-Unis se sont engouffrés dans cette voie. « To take care » en anglais, c’est prendre soin de l’autre, individuellement, être attentif à lui dans les multiples services que je peux lui rendre. C’est déjà énorme. Le deuxième commandement biblique ne nie pas le care, mais ne veut pas l’absolutiser non plus. Aimer son prochain ne se réduit pas à restaurer des petits îlots communautaires où l’on guérit les blessures de la vie de quelques-uns. Si l’Église se laissait réduire à ce rôle d’atelier de réparation pour quelques accidentés de la vie, elle s’éloignerait de sa grande tradition sociale. Même minoritaire, elle s’est toujours considérée comme sel de la terre et levain dans la pâte pour la transformation de la société tout entière.
Et c’est là où l’Ancien Testament demeure irremplaçable. Le Nouveau Testament n’a pas eu le temps ni l’espace pour développer toutes les conséquences sociales de la foi en Jésus-Christ. D’ailleurs pour l’essentiel, il assume tout ce que l’Ancien Testament a déjà établi comme repères sociaux et politiques en la matière. La première lecture de ce dimanche vient ainsi en complément indispensable de notre évangile.
« Aimer son prochain comme soi-même », ce n’est pas seulement prendre soin de ses proches (ce qui déjà est énorme, répétons-le), mais c’est ordonner la vie sociale autour de la protection des plus faibles. Ne pas maltraiter l’immigré, ne pas accabler la veuve et l’orphelin, ne pas prêter à des taux usuraires, ne pas dépouiller les pauvres pour des raisons financières : avouons-le, ces impératifs divins énoncés dans le livre de l’Exode (22,20-26) constituent un programme politique qui est toujours d’actualité. Quand on compile toutes les protestations sociales des prophètes, toutes les prescriptions légales de la Tora, tous les principes de gouvernement énoncés par les sages, on se dit que le commandement de l’amour du prochain est décidément beaucoup plus large que le care anglo-saxon !
L’ultralibéralisme ambiant voudrait transformer le christianisme en thérapie individuelle. La recherche du bien-être personnel devient un petit dieu, et fait perdre de vue le bien commun, les réformes structurelles, une vision globale. Bien des chrétiens tombent dans ce piège de la « relation courte » quasi exclusive. D’après eux, les changements collectifs seraient illusoires. Seule compterait la transformation du coeur de chacun.
Mais pourquoi opposer les deux ? Que devient la grande histoire de la doctrine sociale de l’Église, depuis le ?communisme’ des premières communautés chrétiennes (cf. le livre des Actes des Apôtres) jusqu’à la dénonciation des « structures de péché » par Jean Paul II, en passant par les vigoureuses interpellations des Pères de l’Église (ex : « la terre est à tous » ; « en cas de nécessité tout est commun » etc…).
Les trois amours que Jésus unit dans sa célèbre réponse de Mt 22,34-40 ont donc d’immenses conséquences sociales. La philosophie personnaliste qui sous-tend depuis lors l’action des chrétiens ne limite pas l’amour du prochain à la « relation courte » avec ses voisins.
À l’approche des présidentielles de 2012, il faut le redire : les chrétiens sont dépositaires d’une vision profondément originale de la société, d’une force de proposition et de transformation.
Tout en jouant le jeu du pluralisme moderne, légitime et nécessaire, les Églises sauront-elles prendre part à ces débats d’avenir ? Les chrétiens sauront-ils élargir l’amour du prochain à la réforme du vivre ensemble ?
1ère lecture : Dieu exige qu’on aime les pauvres (Ex 22, 20-26)
Lecture du livre de l’Exode
Quand Moïse transmettait au peuple les lois du Seigneur, il disait : « Tu ne maltraiteras point l’immigré qui réside chez toi, tu ne l’opprimeras point, car vous étiez vous-mêmes des immigrés en Égypte. Vous n’accablerez pas la veuve et l’orphelin. Si tu les accables et qu’ils crient vers moi, j’écouterai leur cri. Ma colère s’enflammera et je vous ferai périr par l’épée : vos femmes deviendront veuves, et vos fils, orphelins.
Si tu prêtes de l’argent à quelqu’un de mon peuple, à un pauvre parmi tes frères, tu n’agiras pas envers lui comme un usurier : tu ne lui imposeras pas d’intérêts. Si tu prends en gage le manteau de ton prochain, tu le lui rendras avant le coucher du soleil. C’est tout ce qu’il a pour se couvrir ; c’est le manteau dont il s’enveloppe, la seule couverture qu’il ait pour dormir. S’il crie vers moi, je l’écouterai, car moi, je suis compatissant ! »
Psaume : 17, 2-3, 4.20, 47.51ab
R/ Je t’aime, Seigneur, Dieu qui me rends fort !
Je t’aime, Seigneur, ma force :
Seigneur, mon roc, ma forteresse,
Dieu mon libérateur, le rocher qui m’abrite,
mon bouclier, mon fort, mon arme de victoire !
Louange à Dieu ! Quand je fais appel au Seigneur,
je suis sauvé de tous mes ennemis.
Et lui m’a dégagé, mis au large,
il m’a libéré, car il m’aime.
Vive le Seigneur ! Béni soit mon Rocher !
Qu’il triomphe, le Dieu de ma victoire,
Il donne à son roi de grandes victoires,
il se montre fidèle à son messie pour toujours.
2ème lecture : L’annonce de l’Évangile et la conversion (1Th 1, 5-10)
lecture de la première lettre de saint Paul Apôtre aux Thessaloniciens
Frères,
vous savez comment nous nous sommes comportés chez vous pour votre bien. Et vous, vous avez commencé à nous imiter, nous et le Seigneur, en accueillant la Parole au milieu de bien des épreuves avec la joie de l’Esprit Saint. Ainsi vous êtes devenus un modèle pour tous les croyants de Macédoine et de toute la Grèce. Et ce n’est pas seulement en Macédoine et dans toute la Grèce qu’à partir de chez vous la parole du Seigneur a retenti, mais la nouvelle de votre foi en Dieu s’est si bien répandue partout que nous n’avons plus rien à en dire. En effet, quand les gens parlent de nous, ils racontent l’accueil que vous nous avez fait ; ils disent comment vous vous êtes convertis à Dieu en vous détournant des idoles, afin de servir le Dieu vivant et véritable, et afin d’attendre des cieux son Fils qu’il a ressuscité d’entre les morts, Jésus, qui nous délivre de la colère qui vient.
Evangile : Amour de Dieu et amour du prochain (Mt 22, 34-40)
Acclamation : Alléluia. Alléluia. Dieu est amour. Celui qui aime est né de Dieu : il connait Dieu. Alléluia. (1 Jn, 8.7)
Evangile de Jésus Christ selon saint Matthieu
Les pharisiens, apprenant que Jésus avait fermé la bouche aux sadducéens, se réunirent, et l’un d’entre eux, un docteur de la Loi, posa une question à Jésus pour le mettre à l’épreuve : « Maître, dans la Loi, quel est le grand commandement ? » Jésus lui répondit : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur, de toute ton âme et de tout ton esprit. Voilà le grand, le premier commandement. Et voici le second, qui lui est semblable : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Tout ce qu’il y a dans l’Écriture – dans la Loi et les Prophètes – dépend de ces deux commandements. »
Patrick Braud